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LETTRES
SUR
LA NATURE ET LES CONDITIONS
DU GOUVERNEMENT REPRÉSENTATIF
EN FRANCE.[1]

À UN MEMBRE DE LA CHAMBRE DES COMMUNES.

III.

N’estimez-vous pas, monsieur, que nous venons d’assister ensemble à un bien étrange spectacle ? Nous avons trouvé ce pays libre enfin de souci et d’agitation politique, tout entier au soin de ses intérêts, de sa fortune et de son bien-être, et voici que cette situation paisible et normale, si long-temps rêvée comme le résultat final de nos discordes, engendre des difficultés non moins sérieuses que les périls auxquels se vit en butte la France révolutionnaire.

Au sein de sa représentation nationale, des crises dont il est impossible de ne pas prévoir le prochain retour, et que chacun aura désormais la puissance de susciter en même temps que nul n’aura celle d’y mettre un terme ; au sein de l’administration, le découragement et le décousu inséparables d’un manque de direction ; au sein du pays, la dévorante concurrence de toutes les vanités, celle non moins stérile des ambitions détournées d’un but digne d’elles, et se cotant en sommes rondes ; le savoir-faire devenu la suprême puissance, et la capacité reculant devant l’intrigue : de tels faits, confessés par tous, proclament la nécessité de remèdes énergiques autant qu’ils accusent l’impassibilité de la loi.

La mission de celle-ci ne devrait-elle pas consister à régler dans l’avenir, par des mesures prudemment combinées, l’action de principes dont jusqu’à ce jour elle s’est bornée à garantir le triomphe ? L’honneur n’était pas moins l’ame de la monarchie absolue que l’esprit d’égalité et de concurrence n’est le mobile de la moderne société française, ce qui n’empêcha pourtant ni Richelieu ni Louis XIV de porter des lois terribles contre le duel. Il n’est pas un gouvernement qui n’ait dû, par une intervention prévoyante, modérer l’action de son principe, et je ne pense pas que celui de la bourgeoisie, s’il a réellement, comme je crois l’avoir démontré, un caractère natif et propre, puisse se soustraire long-temps à une telle nécessité.

Vainement demanderait-on aux mœurs seules l’amélioration d’un état de choses qu’elles semblent au contraire tendre à aggraver. Le goût des fortunes rapides se combinant avec la diminution des patrimoines héréditaires, la diffusion de l’instruction également favorisée dans toutes ses branches et à tous ses degrés, déclassent chaque jour une masse besogneuse, qui consent bien à respecter l’existence du pouvoir, mais sous condition expresse de le servir, à peu près comme les chefs de ces peuples du Nord, qui, après avoir long-temps fait trembler l’empire, amollis enfin par leur contact avec lui, exigeaient des empereurs des dignités lucratives et quelques lambeaux de pourpre romaine. Un vaste développement imprimé aux intérêts industriels et surtout agricoles au dedans, aux intérêts maritimes et colonisateurs au dehors, pourrait seul arrêter cet essor chaque jour plus universel vers les fonctions publiques, depuis les plus élevées jusqu’aux plus modestes ; symptôme significatif, qui constate par des chiffres authentiques la disparité des besoins avec les ressources, des désirs avec les moyens d’y satisfaire.

Les pouvoirs législatifs ne peuvent rien sans doute contre de telles tendances ; je ne crois pas à la puissance des lois contre les mœurs, tandis que j’admets celle des mœurs contre les lois, du moins pour les corriger. Ce fut grande pitié dans tous les temps de voir des esprits distingués s’évertuer à réformer un peuple en réformant sa constitution, sans comprendre que les lois sont lettre morte lorsque l’esprit public ne vient pas les vivifier. Ne craignez donc pas de me voir glisser dans un tel travers, celui de tous que je passe le moins aux hommes d’étude. Mais n’est-il pas, monsieur, certaines parties des institutions françaises qu’on pourrait redresser et compléter dans le sens de leur principe, et ne penseriez-vous pas, avec moi, que dans l’accomplissement d’une pareille œuvre le génie national viendrait en aide à un pouvoir intelligent et habile, bien loin de lui susciter des obstacles ?

Je disais dans une précédente lettre que nos institutions, résultat emprunté à l’imitation étrangère, laissaient en dehors d’elles divers élémens qu’elles sont destinées à embrasser ; j’ajoutais que la force des choses finirait par suppléer à la sagesse du législateur, à cela près que nous devrions le complément de notre organisation politique à l’expérience, cette institutrice dont les leçons sont toujours chèrement payées par les peuples. C’est ce champ de l’avenir que je vous demande aujourd’hui la permission de parcourir un peu avec vous.

Je ne prétends en aucune façon, vous le comprenez de reste, devancer les temps par des réformes hâtives. Je n’ai pas les poches pleines de constitutions, et je sais à merveille que des lois médiocres, subsistant en réalité, ont une valeur fort supérieure aux lois les plus parfaites conçues en puissance d’être. Mais, convaincu que des difficultés sans terme comme sans résultat sont destinées à marquer désormais toutes nos sessions législatives, et que notre système électoral, non plus que notre organisation parlementaire, n’est capable de les prévenir, craignant surtout qu’un jour ne vienne où le pays ne scrute d’un œil peut-être trop sévère tout le mécanisme de son gouvernement, je voudrais pressentir les pensées qui surgiront alors ; je voudrais rechercher si la simple théorie n’accuse pas déjà certains défauts, avant que l’évènement les ait fait éclater aux yeux de tous. Si j’étais homme de gouvernement, je pourrais m’abstenir de toucher à ces matières tant que le moment ne serait pas opportun pour y appliquer le souverain remède de la loi ; publiciste, je crois de mon devoir d’aborder de telles questions avant qu’elles deviennent brûlantes.

Trois pouvoirs politiques coexistent en France : l’un, sorti en 1830 de l’élection populaire, mais destiné à se perpétuer par l’hérédité ; le second, émanant du premier, avec la garantie de l’inamovibilité ; l’autre, se renouvelant à intervalles périodiques et rapprochés.

Les alarmes de l’opinion en face d’un titre qui se posait comme supérieur à son contrôle, les évènemens consommés, les prestiges évanouis, les garanties réclamées par les intérêts, l’empire des mœurs et les tendances de l’esprit public ne permettent pas de concevoir une royauté dans des conditions plus propres à être acceptée par le grand nombre, que la royauté actuelle ; et c’est avec toute raison qu’on a pu la présenter comme la dernière application actuellement possible du principe monarchique en France. Rarement, d’ailleurs, une institution correspondit mieux, par son génie même, aux intérêts dominans qu’elle eut mission de consacrer, et la royauté de 1830 s’est trouvée en communion bien plus intime avec l’esprit de son temps que celle du stathouder de Hollande avec celui de l’aristocratie britannique. Aussi est-elle le pouvoir qui a conquis l’influence la plus décisive et la plus constante depuis le jour où tous les pouvoirs se sont relevés de la sanglante poussière des barricades.

On lui a reproché le besoin de trop faire par elle-même, en se montrant également jalouse et des apparences et des réalités de la puissance. Cette disposition d’esprit a été pour elle la source d’embarras graves et fréquens : on peut douter cependant que l’histoire la lui impute à blâme. La royauté nouvelle avait une terrible partie à jouer dans la France de juillet. Il était difficile qu’elle s’en désintéressât personnellement, lorsque les résultats l’atteignaient d’une manière si directe, et ce n’est pas en s’enveloppant dans les fictions légales de l’irresponsabilité qu’elle fût parvenue à jeter quelques racines, même au XIXe siècle. Un roi fainéant ne fondera jamais une dynastie en France, et dans ce temps-ci plus qu’en tout autre, il n’y a, pour résister à la tempête, que ceux dont le nom peut s’attacher à quelque idée, se lier à quelque durable souvenir.

Plus vous y réfléchirez, monsieur, en dehors de vos idées traditionnelles, plus vous verrez qu’il fallait que la royauté nouvelle eût un système, sous peine de ne rien exprimer et de disparaître à la première bourrasque. Vous vous êtes quelquefois trouvé en désaccord avec ce système lui-même ; vous avez pensé, comme votre cabinet, que, relativement à certains faits extérieurs, il laissait trop au hasard des évènemens, et ne demandait pas assez à la puissance de la France. Cette croyance, je l’ai pleinement partagée avec vous mais, quelle que soit mon opinion sur certaines applications de la politique qui prévaut depuis neuf ans, je n’en crois pas le principe moins conforme aux besoins du pays, moins constamment avoué par les intérêts groupés autour d’elle. Cette politique n’a jamais dépassé les limites de son action constitutionnelle, elle a toujours trouvé dans le parlement, même pour ses inspirations les moins heureuses, l’adhésion qui les légitime ; elle a donc marché dans ses voies naturelles : aussi, de tous les pouvoirs de l’état, la royauté est-elle le seul qui n’ait guère qu’à les suivre, et dont il n’y ait point à se préoccuper lorsqu’on embrasse l’ensemble de l’organisation sociale.

Mais s’il suffit de confier son avenir à sa prudence, n’en est-il pas tout autrement pour le pouvoir dont l’art. 23 de la Charte nouvelle a fait une émanation en quelque sorte filiale de la royauté ? Est-il possible de n’être pas frappé, à la vue de ce corps paralysé, du vice d’organisation qui enlève à ses membres jusqu’à la force dont ils étaient individuellement pourvus avant leur accession à la plus éminente dignité de l’état ? Voici des hommes de la capacité la plus authentiquement éprouvée : les uns ont reçu vingt fois le baptême électoral dans nos diverses assemblées législatives ; les autres sont les restes glorieux de cent batailles, les derniers acteurs de ces grandes scènes qui eurent l’Europe pour théâtre et le sort du monde pour objet ; ce qu’il y a d’illustrations dans la science, dans la politique et dans la guerre, d’expériences consommées fournies par tous les régimes, est groupé dans cette assemblée constitutionnellement égale à l’assemblée élective, et dont pourtant la France prononce à peine le nom à l’occasion d’un conspirateur ou d’un assassin jeté de temps à autre à sa justice. La pairie n’a, depuis des années, donné qu’un vote fictif à la loi principale de chaque session, celle des finances ; elle n’a pas ébranlé un ministère, encore moins son initiative a-t-elle contribué à former un cabinet, à ce point que, dans les hautes régions de l’ambition parlementaire, on a grand soin de décliner ses honneurs stériles, et qu’on n’hésite pas à s’y faire au besoin représenter par ses branches cadettes. Quel homme confiant dans son avenir et aspirant à une grande fortune politique se laisserait arracher tout vivant du Palais-Bourbon pour goûter la paix du Luxembourg ? À qui le palais des Médicis n’offre-t-il pas l’image de ce royal asile où reposent tant de débris mutilés, dans une retraite protégée par la piété publique et embellie par la solitude ?

La France pense-t-elle posséder deux chambres législatives parce que des messagers d’état voyagent cérémonieusement d’un palais à un autre ? Ne voit-t-elle pas toute la plénitude du pouvoir ballottée depuis neuf ans entre la royauté et la chambre élective, puissantes toutes deux, et peut-être à l’égal l’une de l’autre ?

Les conséquences d’un tel état de choses apparaîtront chaque jour plus redoutables, en admettant que les perturbations de ces dernières années ne suffisent pas pour en constater dès à présent toute la gravité. La division du pouvoir législatif est un axiome dans tous les états libres : s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer, ne fût-ce que pour la France, pays d’entraînement et de fougue, qui doit surtout se prémunir contre ses premiers mouvemens. La nation n’a pas, on doit le croire, reculé depuis l’an III. Ce que décréta la convention nationale elle-même, comme un premier hommage à l’expérience de tous les peuples, n’a pas cessé d’être une nécessité de premier ordre, une question de vie ou de mort pour le système représentatif.

Ceci, monsieur, n’est nié par personne. Il n’est pas un membre de l’opposition, jusque dans ses rangs les plus avancés, qui comprenne la monarchie constitutionnelle avec une seule chambre. Au sein même du parti républicain, les hommes dont l’opinion peut être de quelque poids, et je citerai ici Carrel, ont toujours reconnu, encore qu’ils ne l’aient pas toujours confessé, la convenance d’une division dans le pouvoir législatif, et la nécessité d’un sénat, dépositaire spécial des traditions gouvernementales. Il n’est donc pas dans le monde politique de doctrine plus universellement professée que celle-là.

Mais en est-il, je vous prie, de moins pratiquée ? Les membres de l’opposition qui professent pour elle le respect le plus avoué ne réclameraient-ils pas avec violence, si la pairie s’avisait de mettre un poids dans la balance de nos destinées, si elle rejetait une loi populaire, ou prenait l’initiative d’une mesure réprouvée par la presse ? On a pu lui permettre d’ajourner la conversion de la rente, car ceci ne touche à aucune passion, à aucun intérêt politique ; peut-être même se trouve-t-on, tout conversionniste qu’on puisse être, avoir au fond de son portefeuille quelques coupons de 5 pour 100. On a pu trouver convenable qu’en repoussant le divorce, elle rendît à la morale publique un hommage qu’on avait eu la faiblesse de lui refuser ; mais qu’eut-on dit si la pairie ne s’était pas courbée sous le plébiscite qu’on lui présentait à la pointe des baïonnettes de juillet ? Que dirait-on si elle refusait un jour de sanctionner une nouvelle loi électorale, si elle prétendait faire prévaloir dans une haute question diplomatique une autre pensée que celle de la chambre élective ? Que dirait-on surtout si elle s’ingérait à démolir aussi les ministères, en organisant, par exemple, contre un cabinet qui n’aurait pas ses sympathies, une coalition dont les élémens ne manqueraient pas, à coup sûr, dans son sein ? Si l’on reconnaît dans la chambre inamovible le droit d’agir ainsi dans la plénitude de ses attributions constitutionnelles, il faut dès à présent changer d’attitude vis-à-vis d’elle ; si on ne l’admet point, cette chambre n’a plus une existence digne du pays et digne d’elle-même ; elle ne répond pas au but de son institution : c’est un embarras pour tous sans être une force pour personne.

Voyez maintenant le contraste, et suivez-en les étranges conséquences. En face de la pairie s’élève une autre chambre riche assurément en talens, en espérances, en vives et légitimes ambitions, mais dont il est licite de ne pas trouver le niveau intellectuel aussi constamment élevé. Cette chambre a tout ce qui convient pour imprimer une impulsion générale aux affaires ; mais elle manque trop souvent (comment le méconnaître ?) de l’esprit de suite indispensable pour les conduire. La nature même de son génie l’appellerait plutôt à influer sur l’ensemble d’une situation qu’à choisir les instrumens actifs du gouvernement. En contact immédiat avec l’opinion nationale, elle sent à l’unisson de cette opinion même ; mais le sens si droit qu’elle apporte dans l’appréciation des idées et des intérêts généraux, ne court-elle pas risque de le perdre lorsqu’il s’agit de choisir les hommes ? N’est-elle pas visiblement dans l’impuissance de les éprouver et de les connaître ? N’est-elle pas dominée par des impulsions et par des manœuvres également propres à fausser la sûreté de son jugement ?

Un jeune homme inconnu trouve dans son petit arrondissement soixante-quinze parens, alliés ou condisciples, sur cent cinquante électeurs inscrits qui consentent à lui ouvrir l’accès des affaires publiques, où il reçoit pour mission de soigner en même temps et ses propres intérêts et ceux de ses amis. Il arrive à la chambre, aborde la tribune, et s’y tient bien. Il a grand soin de se placer dans les conditions requises pour naviguer toujours avec la presse, et recevoir dans ses voiles le souffle quotidien de ses organes. La France ne sait encore rien de lui, sinon qu’il a prononcé quelques discours heureux ; elle ignore quel gage il offre à la morale publique par son caractère et par sa vie, de quelle puissance d’application, de quelle prudence et de quelle mesure il peut être doué pour les affaires, et déjà peut-être le voilà ministre. Il dirige, à la tête de l’instruction publique, le mouvement intellectuel d’un grand royaume ; il a charge d’y combiner l’ensemble des plus gigantesques travaux ; il préside son conseil d’état, choisit ses magistrats, élabore et tranche les plus hauts problèmes de la législation civile et criminelle ou de l’économie politique. Si vous exceptez, et je ne saurais trop vous dire pourquoi, les départemens de la guerre et de la marine, il peut, sur le succès d’une session, quelquefois sur le résultat d’une intrigue, aspirer à tous les portefeuilles, conquérir les honneurs qui devraient être le couronnement de toute une existence, la consécration d’une notabilité déjà européenne. C’est ainsi que le pays qui impose le concours ou les épreuves les plus difficiles pour les plus modestes fonctions, et qui tend à généraliser de plus en plus cette pratique salutaire, prend tous ses agens politiques au hasard ou à l’essai, sans autre garantie que des succès de tribune, unis à quelque souplesse dans l’escrime parlementaire.

À de rares exceptions près, les fortunes ministérielles sont chez vous infiniment moins rapides ; mais en admettant même la parité, je n’hésite pas à dire que ce que comporte le principe aristocratique de votre gouvernement ne saurait établir de précédent applicable à une société qui entend, comme la nôtre, résoudre pour la première fois le problème d’une hiérarchie fondée sur la valeur duement éprouvée de chacun.

À la manière dont se passent trop souvent les choses, le pays reste sans garanties sérieuses. En accumulant dans quelques années ce qui devrait remplir toute une vie humaine, on s’est exposé à substituer le savoir-faire à la naissance, à sortir du droit ancien sans s’établir dans le nouveau. Lorsqu’on voit, d’un côté, le plus grand nombre des expériences et des supériorités reconnues, agglomérées dans une assemblée sans puissance sur l’opinion, sans influence d’aucune sorte sur la formation et la chute des cabinets, et que, de l’autre, toutes les ambitions s’organisent stratégiquement pour la conquête et l’exploitation du pouvoir, lorsque la confusion règne au sein de l’une des chambres et que le découragement envahit l’autre, il est manifeste qu’il y a quelque chose de faussé dans la pratique et d’irrationnel dans la théorie du gouvernement.

D’où vient que l’assemblée élective, plus propre à remuer les idées qu’à discerner les hommes, au lieu d’influer sur l’esprit du système, se préoccupe principalement du personnel, et que la chambre inamovible ne pèse ni sur l’un ni sur l’autre ? D’où vient que la pairie n’est guère pour l’opinion qu’une haute juridiction exceptionnelle ? Cet abaissement ne tient pas à sa composition ; car, bien que la faveur ait pu sans doute y donner accès, chacun rend hommage à ses lumières et aux nombreuses illustrations qui la décorent. Ce n’est pas, d’ailleurs, pour ses membres, une prérogative de peu de poids que l’inamovibilité qui leur est départie, car celle-ci protége tout ce qu’il est donné à la loi de garantir et d’atteindre dans une société où la famille politique n’existe pas. Du mode seul de sa formation provient donc une impuissance destinée à engendrer, pour la royauté, des dangers formidables, si la pairie, lassée d’un rôle peu fait pour elle, osait jamais tenter d’en prendre un autre.

Comment s’étonner des résultats sortis de la conception bâtarde de 1831 ? Comment n’avoir pas compris que le cabinet de cette époque, qui sacrifiait à regret l’hérédité à des impossibilités par lui estimées passagères, n’entendait donner à la pairie qu’une organisation transitoire pour lui ménager tous les bénéfices de l’avenir ? N’est-il pas aussi contraire à la théorie qu’au bon sens de faire émaner un pouvoir politique d’un autre, lorsqu’on aspire à équilibrer des pouvoirs entre eux ? Une telle combinaison n’annule-t-elle pas, dans les circonstances ordinaires, tout le bénéfice que la royauté peut attendre d’une chambre haute, en même temps qu’elle exposerait la chambre élective à se voir constitutionnellement anéantie par une royauté puissante, si des circonstances exceptionnelles rendaient jamais à celle-ci une force inattendue ?

Lorsque la couronne institue des magistrats pour tous les tribunaux du royaume, personne n’a l’idée de contester sa parfaite compétence dans cette partie de ses attributions ; car on sait que la royauté, ou le pouvoir ministériel agissant sous son nom, ne comprend pas la justice autrement que le pays lui-même, qu’elle a tout intérêt à vouloir des magistrats probes, éclairés, diligens. De plus, en rendant ceux-ci inamovibles, la loi les revêt, par respect pour le sacerdoce qu’ils exercent, de la plus haute prérogative qu’elle ait aujourd’hui mission de conférer. Des magistrats nommés à vie par la couronne, en dehors des passions de parti et des intrigues locales, reçoivent donc des garanties en quelque sorte surabondantes pour accomplir leur ministère ; ils sont dans les conditions les plus favorables pour fonder leur crédit dans l’opinion publique. Mais il n’en est pas ainsi pour un corps politique participant à la souveraineté. Il est évident que, si l’un des pouvoirs a seul mission d’en choisir les membres, il se gardera d’y faire entrer des adversaires de son système personnel, du moins en nombre suffisant pour en compromettre le succès. S’il y appelait quelques chefs d’opposition, pour les isoler de leurs amis, il devrait s’attendre à des refus aussi calculés qu’auraient pu l’être ses faveurs, et la force des choses le conduirait à circonscrire ses choix dans la sphère des hommes acquis déjà, par leurs convictions bien connues, à sa pensée politique. Une pairie nommée par la royauté ne saurait être qu’un pouvoir de reflet, qu’une doublure effacée de celle-ci. En vain s’agiterait-on pour y susciter la vie politique, en vain les notabilités du pays s’y trouveraient-elles en grand nombre : le premier résultat des positions fausses est d’ôter à chacun sa force, et c’est le sort des institutions dénuées de tout génie propre de disparaître sans que l’opinion s’en émeuve. Ainsi naquirent, ainsi se sont évanouies les conceptions de Sieyès au premier rayon du soleil de l’empire.

Le vice de l’organisation de notre pairie est compris par tous les amis de la monarchie constitutionnelle ; il n’en est aucun qui ne dise tout bas ce que je ne vois, pour mon compte, nulle raison de ne pas dire tout haut. Je comprends autant que qui que ce soit les répugnances du pouvoir et la froideur de l’opinion, lorsqu’il s’agit, à peine sorti des hasards d’une révolution, de rentrer dans une carrière d’expériences législatives. C’est là un sentiment honorable, une crainte salutaire, contre lesquels je n’entends aucunement m’élever ; mais encore est-il loisible aux hommes qui regardent comme impossible de détourner le cours logique des idées, de se demander dès à présent dans quelle alternative se trouvera la France lorsqu’éclatera cette grosse question.

Je vous entends répondre qu’il faudra nécessairement opter entre l’hérédité et l’élection. Ceci est rigoureusement vrai, sans être pour cela plus simple, car, s’il n’y a qu’une seule manière de naître, il en est mille pour être élu.

Vous savez depuis long-temps, par des écrits où j’ai dû creuser cette grave question, ce que je pense de l’hérédité de la pairie. Vous n’ignorez pas que je la crois un peu plus impossible encore dans l’avenir que dans le présent, et que je tiens l’établissement d’une pairie viagère pour plus probable dans la Grande-Bretagne que le rétablissement de l’hérédité ne saurait jamais l’être en France. Moins qu’un autre, monsieur, je porte en une telle matière ces passions désordonnées devant lesquelles abdique la raison humaine. Je crois que des hommes prédestinés dès leur enfance à la vie publique se rendent d’ordinaire plus dignes de leur destinée ; je sais ce qu’une telle position assure d’indépendance en face des factions comme vis-à-vis du trône ; enfin je tiens des pairs héréditaires pour fort capables de procréer des gens d’esprit ; j’accorderai même, si l’on veut, que l’hérédité de la pairie n’est pas un privilége, dans le sens populairement odieux de ce mot. Ces concessions faites, j’en réclame une seule à mon tour, c’est que l’hérédité de la pairie est évidemment impossible. Peut-être ses partisans les plus dévoués auront-ils peu d’objections à me l’octroyer pour le présent, en réservant à l’hérédité ses chances éventuelles. Or, c’est surtout de celles-là qu’il importe de constater la vanité pour ne laisser s’implanter nulle part de dangereuses espérances. Je tiens donc cette impossibilité pour aussi absolue qu’elle est rationnelle en ce siècle.

La création d’une assemblée politique héréditaire serait en désaccord, non pas seulement avec le principe du gouvernement de 1830, mais avec les bases mêmes de la moderne société française. Ce serait la négation de la doctrine que celle-ci s’efforce de faire prévaloir depuis 1789, le coup mortel porté au gouvernement de la bourgeoisie, tel que nous avons essayé d’en déterminer les conditions. Si elle eut à lutter contre les mœurs dans ses efforts pour organiser un patriciat héréditaire, la restauration n’était pas du moins, dans une telle tentative, en contradiction avec elle-même ; mais comment concevoir un gouvernement reposant sur des influences essentiellement mobiles et viagères, et qui tenterait de les perpétuer par un mode en opposition directe avec leur principe ? Se figure-t-on bien la seconde génération d’un sénat formée des fils de professeurs, de gros banquiers, d’industriels, d’avocats, de députés et de généraux de la garde nationale, honorables et presque uniques notabilités d’un temps de paix, de travail et d’étude ? Voyez-vous, monsieur, dans le pays le moins aristocratique qui soit sous le soleil, les talons rouges de la bourse et de la salle des pas-perdus se choisissant des devises et se dessinant un écusson ? Ce n’est pas à un esprit tel que le vôtre qu’il faut apprendre que les lois consacrent bien les aristocraties existantes, mais qu’il ne leur est pas donné d’en créer, et que si sur le sol britannique, tout imprégné, pour ainsi dire, de cet élément, les illustrations récentes s’unissent sans effort aux illustrations antiques, sur notre terre de France, la poussière seule des champs de bataille sèche vite les lettres de noblesse. Et pourtant, s’il avait pu résister à l’Europe, le gouvernement de Napoléon lui-même n’eût-il pas succombé devant une réaction intérieure contre son aristocratie sans racines, le jour où la France, libre des soucis de la guerre, eût repris sa pente naturelle sur laquelle elle fut violemment arrêtée par l’empire, mais sans en être jamais détournée ? Le gouvernement de la bourgeoisie n’imitera pas Napoléon dans ses fautes sans avoir les mêmes excuses ; il comprendra que l’épreuve la plus propre à faire jamais remettre en question le titre de la royauté serait une tentative dont la responsabilité remonterait jusqu’à elle-même.

L’introduction de l’élément électif dans la composition de la chambre haute apparaît donc comme la solution finale du problème. Je n’admire pas l’élection en elle-même comme une infaillible manifestation de la suprême sagesse ; je sais que des législateurs de l’antiquité ont cru le sort moins aveugle. Mais je n’appartiens pas non plus à ceux qui, à l’aspect des embarras inséparables de ce système, s’écrient que c’est assez de l’avoir au Palais-Bourbon, sans l’introduire au Luxembourg. Un tel raisonnement me paraît de la force de celui de Ferdinand VII, lorsque, sous la constitution de Cadix, sollicité de se prononcer pour le parti bicamériste, ce prince répondait que c’était déjà trop d’une seule chambre, et qu’il n’en voulait pas deux. Qui ne voit, en effet, que si jamais l’élection est appelée à ranimer la vie politique éteinte au cœur de la pairie, ce sera en modérant par cela même celle de la chambre qui reçoit seule aujourd’hui cette populaire consécration, et qu’il s’agit moins au fond d’augmenter la puissance de ce principe que de la répartir d’une façon plus égale et dès-lors moins dangereuse ?

À quelle combinaison électorale l’avenir confiera-t-il la formation de la pairie ? Là gît toute la question, et, quoi qu’on puisse faire, elle ne sera jamais ailleurs.

Vous connaissez la France et vous savez si elle ne donne pas, à bien peu de chose près, tout ce qu’elle est actuellement en mesure de donner ; vous savez surtout qu’en faisant des électeurs, on ne fait pas des éligibles. Il est bien difficile de croire qu’en modifiant en quelque chose le cens électoral, qu’en le combinant avec certaines catégories de capacités exprimant des intérêts analogues à ceux que représente le cens lui-même, on arrive à des résultats notablement différens, soit pour la nomination de la chambre élective seule, soit pour la formation de deux assemblées politiques. En livrant la formation d’une pairie élective au corps électoral, on le mettrait probablement dans le cas de renvoyer la législature actuelle en partie double, et la France aurait alors deux assemblées à peu près identiques, et séparées par une simple cloison de sapin. Mieux vaudrait, au reste, cet état de choses que celui dont nous sommes menacés ; et je suis, pour ce qui me concerne, tellement préoccupé de l’anéantissement politique de la première chambre, que j’irais, je crois, jusqu’à subir même la gérontocratie de l’an III.

Notre unité gouvernementale interdit le mode d’élection du sénat américain, auquel chaque législature envoie deux membres. Demander, comme la Belgique et comme l’Espagne, le choix de nos sénateurs à des assemblées provinciales, soit directement, comme le fait l’une[2], soit par voie de candidature, comme procède l’autre[3], serait rendre inévitables des choix purement locaux, alors que le but essentiel de l’institution devrait être d’y introduire des notabilités nationales pour faire de la chambre haute comme un degré supérieur, d’initiation à la vie politique. En présence de ces difficultés, on pourrait être conduit à placer l’élection de la pairie au centre même des trois pouvoirs législatifs, comme l’essaya la constitution de l’an VIII pour son sénat conservateur[4]. Peut-être ne jugerait-on pas impossible de concéder à la chambre inamovible le droit de se renouveler elle-même, avec un certain concours attribué à la royauté. Les corps les plus puissans par la pensée politique se sont ainsi perpétués par leur énergie propre. Rien n’habitue mieux qu’un tel principe à discerner les supériorités, sitôt qu’elles se produisent au dehors, pour les absorber dans son sein ; c’est à lui que toutes les sociétés savantes doivent leur puissance sur l’opinion, et nul ne se mettrait plus naturellement en harmonie avec une société aussi avide d’hiérarchie que d’égalité, depuis si long-temps tourmentée du besoin de concilier enfin cette redoutable antithèse.

À ceux qui diraient qu’un tel mode a des inconvéniens, ne pourrais-je, monsieur, répondre, avec Machiavel, qu’aucun parti n’en est exempt, et que l’esprit politique n’a jamais consisté qu’à choisir entre les moins graves ? Parmi ceux que je suis disposé à reconnaître, je me garderai toutefois de comprendre l’excès de force qu’une telle prérogative donnerait à la pairie. Ce n’est pas en notre temps qu’on peut redouter une force surabondante au sein d’un corps conservateur. Qu’on se rassure : la pairie, se renouvelant elle-même par l’élection, ne dégénérerait point en oligarchie, car l’hérédité ne lui appartiendrait pas, et ses membres ne se perpétueraient pas plus que ceux de l’Institut dans leur postérité. Vous ne redoutez pas d’ailleurs, je pense, qu’à l’exemple des anciens freemen de vos corporations municipales, ils trafiquassent à prix d’argent de l’honneur de siéger au milieu d’eux. Jalousement surveillée par l’opinion et par la presse, en concurrence incessante avec la chambre des députés, dont sa mission consisterait à absorber tous les talens en les marquant l’un après l’autre du sceau gouvernemental par un appel dans son sein, la pairie régénérée ne serait pas plus à redouter pour le pays que pour le trône. Ils sont d’ordinaire modérés, les pouvoirs contraints de puiser leur force dans l’adhésion de l’opinion à leurs choix comme à leurs actes ; trop souvent, au contraire, la violence n’est-elle pas l’apanage des pouvoirs faibles ? La législative sanctionna le 10 août, le directoire fit le 18 fructidor, et le ministère Polignac a signé les ordonnances de juillet.

En concentrant l’élection au sein d’un sénat inamovible, bien des questions resteraient sans doute à résoudre. Le nombre de ses membres serait-il limité ? Devrait-il être choisi dans des catégories déterminées d’avance par la loi, et ne pourrait-on combiner d’une manière heureuse des dispositions empruntées à des systèmes différens ? Je n’assumerai pas, croyez-le bien, le ridicule de présenter un projet de loi sur la matière : dès-lors vous trouverez bon que je n’aborde pas les détails, et que je me borne à jeter aux méditations des hommes graves quelques pensées d’avenir. C’est en semant pour lui dans les temps paisibles qu’on évite de moissonner dans la tempête.

Ce qui me préoccupe surtout, ce qui ne peut manquer de vous frapper vous-même, c’est l’urgence d’établir en France quelque gradation dans la carrière aujourd’hui déréglée de l’ambition politique, et de fixer un temps d’arrêt entre les généralités de la tribune et la pratique des grandes affaires. Lier les deux chambres de telle sorte que l’élection fasse passer les hommes politiques de la seconde à la première, et que le mouvement ministériel, aujourd’hui concentré dans une seule assemblée, se partage entre les deux dans une proportion plus naturelle, hiérarchiser la vie de l’homme comme est hiérarchisée chez vous celle de la famille politique : c’est là une tâche gouvernementale et civilisatrice dont l’accomplissement honorera ceux qui seront un jour en mesure de l’accomplir.

La réorganisation de la chambre haute suffira-t-elle pour permettre au gouvernement représentatif de fonctionner avec facilité, et l’application de ce système à des intérêts si différens de ceux pour lesquels il fut primitivement conçu, n’entraînera-t-elle pas dans la suite des temps des modifications plus profondes ? Les hommes qui répondraient dès à présent sans hésiter à une pareille question me paraîtraient doués d’une singulière outrecuidance. Sur ce point, bien des conjectures sont permises aux meilleurs esprits, et l’on peut, en conservant une foi inaltérable dans l’idée de 89, penser qu’elle n’a pas encore dit son dernier mot. Êtes-vous curieux à cet égard de théories et d’hypothèses ? Je puis vous en fournir de très spécieuses, peut-être même de très profondes, dont le seul tort sera de ressembler aux contes bleus que vous savez.

Vous avez dû rencontrer à Londres le baron de N…, ancien membre du corps diplomatique, aujourd’hui député, comme propriétaire d’une terre seigneuriale, à la première chambre des états de l’un des gouvernemens de l’Allemagne, homme de savoir et même d’esprit à la manière de ses compatriotes, fort hardi dans ses spéculations, et fort peu effrayé d’être tout seul de son avis. Dans cette tribune, d’où l’Europe assiste à nos débats parlementaires, je liai un jour avec lui une conversation qui, par l’originalité de quelques aperçus, me paraît mériter d’être rapportée.

C’était pendant l’une de ces dramatiques séances où le sort du cabinet était en question, où sept portefeuilles rouges, étalés sur la tribune, semblaient produire sur les partis décomposés l’effet d’une pile voltaïque. Tout était confusion, désordre, crainte contenue, espérance palpitante. « Quelle scène ! » me dit M. de N…, qui venait d’accomplir dans sa patrie sa paisible mission législative. « À ces paroles enflammées, à ces visages renversés par la colère, ne dirait-on pas qu’il s’agit en ce moment de savoir si vous nous rendrez l’Alsace, ou si vous nous prendrez la rive gauche du Rhin ? Jusqu’à quel crescendo s’élèverait donc ce tumulte, si la république ou la restauration frappait à la porte, et s’il s’agissait de les repousser ou de les admettre ? De quoi est-il pourtant question ? De savoir si ces messieurs, que j’aperçois là, auront demain cédé leur place à d’autres. J’ai beau m’interroger, je ne sens ici la présence d’aucune idée ; cette brûlante atmosphère n’est imprégnée d’aucune passion politique, et je ne quitterai jamais votre beau pays avec plus de confiance, tant je suis sûr que le lendemain ressemblera trait pour trait à la veille. »

Je ne pouvais trop en cela me montrer d’un autre avis que mon interlocuteur : aussi le laissai-je continuer, heureux de recueillir les impressions d’un étranger dans une telle circonstance. « Cette chambre est pleine de talens ; je suis surtout frappé de sa physionomie de jeunesse. Les hommes de trente ans gagnent chaque jour du terrain, et avant peu vous y compterez, je gage, à peine quelques vieillards. Cela est tout simple ; on arrive ici pour faire son chemin dans le monde, et non pas du tout quand on l’a fait. Je ne vois rien dans cette enceinte qui rappelle, même de loin, ce nombreux parti des country gentlemen, la force du parlement britannique, hommes riches et bien posés dans leur comté, qui, en devenant membres des communes, n’aspirent guère qu’au droit de placer deux initiales après leur nom. J’y trouve bien moins encore ces bourgmestres de nos bonnes villes, heureux de toucher pour leur session quelques thaler d’indemnité, et de paraître une fois aux fêtes de la cour. Tout ici respire l’ambition, non pas seulement cette ambition politique, légitime parmi les chefs d’une assemblée représentative, mais cette ambition moins parlementaire que je crois voir graduée sur les visages, depuis l’ambition des parquets de première instance jusqu’à celle du conseil d’état. Il me paraît évident qu’on vient ici dans son intérêt propre beaucoup plus que dans l’intérêt d’une idée. N’essayez pas, monsieur, ajouta le baron de N… en prévenant ma réponse, n’essayez pas de défendre vos compatriotes, car en ceci je ne les accuse nullement.

« Bien peu d’hommes ont aujourd’hui chez vous une existence faite, bien moins encore possèdent cette modération qui permet de vivre à côté de toutes les jouissances d’une civilisation raffinée, sans en éprouver le besoin. Les grandes fortunes territoriales disparaissent, et les fortunes industrielles sont peu nombreuses dans la plupart de vos provinces. Comment quitterait-on dès-lors ses intérêts, ses affections, pour venir, souvent à plus de deux cents lieues de distance, donner gratuitement tous ses soins aux affaires publiques pendant la moitié de l’année, sans aspirer à la seule compensation admise par la probité, l’éventualité d’une position pour les siens ou pour soi-même ? Les fonctions gratuites sont l’apanage aussi essentiel qu’exclusif de l’aristocratie. Lorsque Louis XVIII vous donna le gouvernement représentatif, il était tout simple qu’aspirant à la relever en France, il fit du mandat législatif une charge sans indemnité. Mais comment la révolution de juillet n’a-t-elle pas vu que, du jour où le pouvoir passait aux mains d’une autre classe et subissait l’influence d’autres principes, il fallait donner à l’indépendance des députés une garantie nouvelle ? » — Ici je m’attachai à expliquer à mon Allemand, dont l’audace réformatrice était très inattendue pour moi, la convenance de circonscrire, par des sacrifices pécuniaires et par un cens d’éligibilité, le nombre des médiocrités dont les menées obséderaient sans cela les colléges électoraux. J’ajoutais qu’il était difficile de comprendre une assemblée politique votant l’impôt sans que ses membres dussent en supporter leur part, et que le cens d’éligibilité était, dans la pensée de la loi, ce gage d’indépendance qu’il réclamait avec raison pour les mandataires du pays. — « Mais, me dit M. de N…, votre cens d’éligibilité est une illusion, s’il s’agit de garantir aux candidats une existence vraiment libre. Osez le quadrupler, ou sachez le supprimer complètement : c’est le seul moyen d’entrer dans un ordre vrai ; autrement vous aurez les inconvéniens des deux systèmes sans aucun de leurs avantages. Quant à la crainte de voir des hommes sans valeur et sans moralité se présenter à vos comices électoraux, j’en suis, je l’avoue, infiniment plus touché ; car je n’admets pas, avec vos démocrates, que la liberté consiste dans la faculté laissée aux peuples de faire des fautes. Je ne comprends les faits politiques que comme le reflet des idées ; il faut que votre constitution se pose un but à elle-même, et qu’elle sache embrasser tous les phénomènes dans une large et vivante synthèse. Je ne repousse donc aucunement vos conditions préalables de candidature, mais je les voudrais plus en harmonie avec les principes qui vous régissent. Je siége aux états parce que mes pères, anciens seigneurs immédiats, m’ont laissé une terre noble ayant droit de représentation. Rien de plus logique, puisque le droit est chez nous étroitement lié au sol, comme une modification à la substance ; mais ici, où vous prétendez mettre le pouvoir au concours, je voudrais un gage de lumières que ne vous donnent pas à coup sûr vos 500 francs d’impôt. — Voudriez-vous donc, m’écriai-je, faire passer des examens aux députés comme aux candidats pour l’École polytechnique ? — Et pourquoi pas ? reprit le baron avec un imperturbable sang-froid ; pourquoi votre droit d’éligibilité, au lieu de s’appuyer sur un fait sans signification réelle, ne résulterait-il pas d’une aptitude constatée, par exemple, l’obtention de grades académiques ? On remue chaque jour dans cette enceinte les plus hauts problèmes du monde intellectuel et social ; on discute le budget de la justice, des cultes, de l’université, des finances, et tout cela se vote sans que la conscience publique soit édifiée sur la compétence de vos législateurs. — Faudrait-il donc qu’avant d’aspirer à la chambre, chacun eût dans sa poche ses parchemins de docteur en droit, de licencié ès-lettres ou de bachelier en théologie ? À ce compte, je craindrais qu’il y eût en France moins de candidats que de députés à élire. — On statuerait par une loi transitoire et des dispositions à long terme. — Fort bien, repartis-je ; mais, pour être conséquent avec votre doctrine, ne faudrait-il pas aussi que les docteurs en droit ne votassent jamais que sur le budget de la justice, et les bacheliers en théologie que sur celui des affaires ecclésiastiques ? Quant au budget de la guerre et de la marine, je vois, à la manière dont vous y allez, que vous nous condamnez tous, comme début à la carrière législative, à faire, le sac sur le dos, une campagne de trois ans, et un voyage aux Grandes-Indes en qualité de mousses. » Les Allemands ressemblent presque tous à J.-J. Rousseau, qui ne trouvait de réponse aux objections que la plume à la main. Mon homme se tut, et nous nous séparâmes.

Quelques mois après je retrouvai le baron de N… au Luxembourg pendant la lumineuse discussion à laquelle donna lieu la proposition de M. le baron Mounier sur l’organisation de la Légion-d’Honneur. Il prêtait à ces débats sévères une attention religieuse. C’était visiblement ainsi qu’il comprenait le gouvernement représentatif, et son génie, plus universitaire que politique, se complaisait dans cette sphère haute et sereine. M’ayant aperçu, il vint reprendre une conversation que quelques plaisanteries avaient brusquement interrompue. Les évènemens avaient, disait-il, confirmé toutes ses prévisions au-delà même de son attente. Il était désormais constaté, pour tout esprit non prévenu, qu’un vice organique existait dans nos institutions constitutionnelles ; il était démontré que, tant que la chambre élective disposerait des portefeuilles, la France ne sortirait pas de la crise, à bien dire permanente, que la sauvage tentative du 12 mai avait seule suspendue pour bien peu de temps. Dans ses sombres prophéties, M. de N… voyait déjà les intérêts matériels aux prises avec ceux de la liberté, et si je ne l’avais interrompu, il m’aurait, je crois, fait voir en perspective la garde nationale de Paris remplaçant les grenadiers du général Bonaparte dans un nouveau 18 brumaire.

Dans sa fureur contre la chambre élective, dans son indignation surtout contre l’alliance qui avait introduit de si graves perturbations dans son sein, c’était à la pairie seule qu’il commettait pour l’avenir le soin de fournir des ministres à la royauté ; là seulement il trouvait et l’esprit et les conditions d’un gouvernement, et dans ses élucubrations législatives, je crus comprendre que la mission de la chambre des députés se dessinait, pour lui, d’une manière analogue à celle du tribunat. Il était plein d’admiration pour Sieyès, dont il venait d’étudier la pyramide constitutionnelle ; il déclarait que ni cet homme ni son œuvre n’avaient été compris ; et que, quelque affamée que la France pût être de repos, elle serait bientôt conduite à remanier ses lois pour les mettre en harmonie avec ses intérêts comme avec ses mœurs. Peut-être, retiré dans ses terres, M. de N… nous prépare-t-il aujourd’hui une constitution.

J’espère que nous n’en aurons pas besoin, et qu’il en sera pour ses peines. Pensez-vous cependant que de telles idées traversant une haute et sympathique intelligence, que d’autres rêves plus hardis conçus par des ames plus ardentes ne donnent pas beaucoup à réfléchir ? À l’aspect des désordres qu’entraîne chaque année le jeu de nos institutions, n’est-on pas conduit à se préoccuper de l’avenir, et lorsqu’on voit la machine politique fonctionner à si grand’peine dans un temps prospère et par des jours de calme, ne doit-on pas trembler en songeant à la première tempête ?

Je le répète, monsieur, je ne suis pas novateur de ma nature ; mais je persiste à croire que des hommes auxquels seraient permis le long espoir et les vastes pensées n’estimeraient pas faire une œuvre de haute politique en se croisant les bras dans l’immobilité du statu quo. Le nôtre n’est pas sans doute aussi sensiblement compromis que celui de l’Orient, si long-temps professé comme un dogme politique. Mais aux yeux des hommes de sagacité, la bataille de Koniah et même celle de Nézib étaient-elles donc nécessaires pour apprécier la valeur du statu quo oriental ? Travaillons à ce que les évènemens ne nous surprennent pas de la sorte, améliorons nos lois pendant qu’il nous est donné de dominer le mouvement qui nous entraîne, et par crainte des révolutions ne leur frayons pas des voies plus faciles.

Le parti conservateur s’est malheureusement organisé en France autour d’un mot plutôt qu’autour d’une idée. Chez, vous monsieur, cette dénomination présente un sens lucide et complet. Le but du parti auquel elle est appliquée n’est pas seulement de conserver certaines formes extérieures, un roi, des lords et des communes ; il y a derrière ces vieilles institutions une masse compacte d’intérêts organisés, une législation civile fondée sur un seul principe, des universités et une puissante église dont l’existence politique est légalement reconnue, un système entier d’administration et de justice locale fondé sur les tenures territoriales ; les conservateurs d’Angleterre s’entendent donc parfaitement sur chaque question aussi bien que sur toutes les questions à la fois. Il n’en est pas ainsi en France, et c’est pure chimère que d’aspirer à y fonder un système durable sur le principe exclusif de la conservation politique. On n’est, chez nous, conservateur que par crainte des révolutions. Ce sentiment cesse-t-il un moment d’agir, chacun suit la pente naturelle de sa pensée, l’entraînement de ses passions personnelles.

Si ceci avait besoin de preuves, n’en trouverait-on pas de surabondantes dans de récens évènemens parlementaires ? Avec qui ont marché les chefs du parti conservateur, ceux dont les efforts les plus soutenus avaient eu pour but de l’organiser ? Dans quels rangs ont-ils trouvé leurs alliés et leurs adversaires ? Quelle puissance reconnaître, après un si éclatant exemple, à une idée qui aboutit à de tels résultats ? Où gît en France cette foi profonde aux institutions du pays, le respect du passé confirmé par tous les intérêts du présent, par les enseignemens sacrés de l’enfance, et par les patriotiques souvenirs de toute la vie ? Sachons envisager notre position de sang-froid et sous toutes ses faces ; ne faisons pas d’un mot un talisman sans puissance. La première condition pour gouverner avec quelque durée et quelque gloire la société française, c’est de conquérir sur les factions les idées dont elles pourraient plus tard abuser contre le pouvoir ; la seule politique habile et vraiment conservatrice est celle qui ne se laisse pas devancer par les partis non plus que surprendre par les évènemens.

Dans une prochaine lettre, monsieur, nous étudierons, sous ce point de vue, l’ensemble de notre système électoral.


L. de Carné
  1. Voyez les livraisons des 15 septembre et 1er  octobre.
  2. En Belgique, les sénateurs sont élus dans la même forme et par les mêmes électeurs que les représentans, sous condition d’être âgés de quarante ans et de payer au moins 1,000 florins de contributions directes. (Loi élect. belge, art. 42.)
  3. Les sénateurs espagnols sont nommés par le roi sur une liste de trois candidats, proposés par les électeurs qui nomment les députés aux cortès. (Constit. de 1837, tit. III, art. 15.)
  4. « La nomination à une place de sénateur se fait par le sénat, qui choisit entre trois candidats, présentés, le premier par le corps législatif, le second par le tribunat, le troisième par le premier consul.

    « Il ne choisit qu’entre deux candidats, si l’un d’eux est présenté par deux des trois autorités présentantes ; il est tenu d’admettre celui qui serait présenté à la fois par les trois autorités. » (Constit. de l’an VIII, tit. II, art. 16.)