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où viennent se heurter les marées conquérantes et que les invasions ne parviennent pas à submerger. Tel a été le Monténégro. Les armées turques sont venues se briser sur l’écueil de ses rochers ; elles ne l’ont pas dompté : il marque aujourd’hui une frontière de l’Empire ottoman, et, en même temps, il est, avec la Serbie, l’obstacle où s’arrête la descente autrichienne vers Salonique et vers l’Albanie. Cette fonction historique, le paysage la traduit à l’imagination du voyageur qui, de Cattaro, monte à Cettigne pour redescendre vers les bords du lac de Scutari. La domination autrichienne qui, à Raguse et dans les Bouches de Cattaro, donne déjà l’impression d’être dépaysée, s’arrête au mur vertical du mont Lovtchen. A mesure que l’on s’élève par les lacets vertigineux de la route, apparaît un monde nouveau, tourmenté, déchiqueté, crevassé, où tout est rude et va aux extrêmes, depuis le climat jusqu’au cœur des hommes. En bas, le sourire de l’Adriatique, les cyprès noirs, le vin d’or, l’abondance, la douceur de vivre, la grâce légère de l’art vénitien. En haut, l’entassement chaotique des grands rochers de calcaire, d’un gris uniforme et comme lavé, décor grandiose et sévère, fait pour des cœurs forts et pour une vie dure. De la monotone symphonie des nuances ternes, il se dégage une mélancolie si hallucinante que, par un instinct de réaction, les habitans ont adopté des costumes aux couleurs éclatantes ; la petite veste coquelicot et la culotte bleu de roi sont, avec le rouge vif des toits couverts de tuiles, les seules notes gaies qui tranchent sur la morne désolation des gris. Au sommet du col, on découvre tout à coup, dans un saisissant raccourci, l’étendue entière du Monténégro ; les vallées n’apparaissent pas ; l’œil épouvanté n’aperçoit de tous côtés que les monstrueuses vagues de pierre qui, si loin que s’enfonce le regard, se succèdent et se surplombent, figées en pleine colère, arrêtées en plein assaut, dans cette attitude tourmentée et douloureuse dont Fromentin a si bien dit qu’elle est comme la mort du mouvement. Ce cercle d’enfer, c’est le domaine du Monténégrin. Vers le Sud-Ouest, la plaine minuscule où se terre le village de Cettigne, capitale de la Principauté, reste invisible, mais, plus loin, s’ouvre une profonde dépression au fond de laquelle miroite au soleil la nappe bleue du lac de Scutari. Ces plaines diaprées, verdoyantes, fertiles, c’est le domaine du Turc ; il n’en a cédé quelques morceaux aux Monténégrins qu’en 1878 par le traité de Berlin. Plus loin