« Cahiers du Cercle Proudhon/3-4/Notre première année » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Contenu supprimé Contenu ajouté
 
Ligne 4 : Ligne 4 :
----
----
<references />
<references />

[[Catégorie:Cahiers du Cercle Proudhon (revue)]]

Dernière version du 2 mai 2019 à 08:17

Cahiers du Cercle Proudhon/3-4
Cahiers du Cercle Proudhoncahiers 3 & 4 (p. 150-169).
NOTRE PREMIÈRE ANNÉE

Paroles, murmures et rumeurs dans la presse et le monde sur le Cercle Proudhon. — Dirons-nous que nous étions sans ambitions lorsque nous avons fondé le Cercle Proudhon ? Ce serait excessif. Je crois me souvenir que notre pensée était extrêmement modeste : réunir une vingtaine de personnes pour l’étude de l’économie moderne et la recherche des principes d’une économie nouvelle, c’est à ces deux points que nous nous limitions. Si nous avions d’autres ambitions, elles ne valaient à nos yeux que pour un avenir éloigné. Les commentaires de la presse démocratique et ceux de quelques personnes appartenant au vieux monde conservateur ont grossi nos intentions, nous ont donné un caractère que nous n’avions pas prévu et nous obligent, un an après notre fondation, à préciser nos intentions, à nous situer nous-mêmes, et à rappeler dans quelles conditions nous nous sommes réunis, ceci pour détruire quelques légendes absurdes qui circulent entre le Rond-Point Bugeaud et les châteaux juifs de Seine-et-Marne et qui ont été enregistrées, sous une apparence historique, au dernier numéro de la Revue de Métaphysique et de Morale. Dans son discours que nous publions aujourd’hui, Lagrange a opposé, aux divagations qui nous sont revenues, de lumineuses affirmations auxquelles nous avons tous souscrit. Il me reste à rectifier les informations que l’on a publiées et répandues sur le Cercle et à opposer quelques définitions complémentaires aux légendes qui ont été fabriquées depuis le mois de mai. Reprenons d’abord les commentaires de la presse au point où nous les avons laissés à la fin de notre premier Cahier. Nos lecteurs se rappellent que nous avons publié les lamentations et les protestations du Mouvement socialiste, où M. Hubert Lagardelle nous contestait le droit de nous réclamer de Proudhon. Nous ne donnerons pas de nouvelles justifications à M. Hubert Lagardelle, avec qui nous nous sommes interdit la discussion. Mais nous voulons apporter dans ce débat, qui dépasse M. Lagardelle et nous-mêmes, le jugement d’une personne qui est, plus que quiconque, autorisée à parler ici et qui nous écrivait en mars dernier :

J’ai trouvé quelque chose de naïf et d’étrange dans les extraits du Mouvement Socialiste que vous avez reproduits : Lagardelle reproche aux socialistes français de ne pas s’occuper de Proudhon ; il affirme que la pensée de celui-ci doit vivre et se mouvoir (?) parmi ses amis politiques ; il espère que les socialistes, sentant l’infamie de leur situation, se mettront à étudier Proudhon. Mais les socialistes difficiles pourraient lui demander pourquoi il ne fait pas de sa revue un organe proudhonien ; je crois qu’il n’a autour de lui aucune personne qui soit capable d’écrire avec une certaine autorité sur Proudhon. En se tenant en dehors du cercle d’idées dans lequel se mouvait Proudhon, ne contribue-t-il pas à démontrer que Proudhon est devenu étranger au socialisme actuel ? Il est très important d’observer, dès qu’on commence à lire Proudhon, que son œuvre est délaissée par les socialistes ; il appartient désormais à tout le monde et il a le droit d’entrer triomphalement dans la littérature française. Toutes les objurgations de Lagardelle ne peuvent rien contre le fait historique : le mouvement historique qui a pratiquement exclu Proudhon du socialisme montre mieux que toutes les dissertations scolaires, que les parties qui furent jadis si acclamées par les socialistes ne sont pas les parties durables de son œuvre. C’est en dehors de ce qui se rattache très directement au socialisme qu’il faut donc chercher les doctrines qui assureront à Proudhon une place éternelle dans notre pensée. Les sophismes au moyen desquels on essaiera (à la suite de Bouglé et Cie) de reprendre Proudhon ne sont d’aucune valeur, parce que le mouvement historique a établi, très clairement et irréfutablement, que Proudhon est étranger aux idées qui sont fondamentales dans la démocratie avancée. Les philosophes ne se rendent pas toujours compte de la force de l’argument tiré du mouvement historique. Au moyen d’abstractions scolaires, on peut tout démontrer. L’histoire fait la séparation réelle des choses hétérogènes. Il serait curieux de relever les opinions que démocrates et socialistes émettaient sur Proudhon à une époque où, ne se sentant pas menacés, ils ne cherchaient pas à annexer à leur parti la gloire du grand écrivain de Besançon.

M. Maxime Leroy. — La belle lettre de notre éminent correspondant clôt la discussion, que ne sauraient rouvrir les mornes plaintes d’un écrivain très naïf, M. Maxime Leroy, dont nous ne reproduisons la protestation funéraire que pour amuser nos lecteurs. M. Maxime Leroy a écrit, dans la Grande Revue du 10 avril, sur « le retour à Proudhon », et après avoir énuméré, à côté de quelques noms d’importance, les patronymes obscurs de dix ou douze fabricants de thèses qui ont écrit, eux aussi, sur Proudhon, il s’est étonné que Proudhon inspire « le demi-quarteron de néo-royalistes que dirige l’écrivain et politicien (?) connu, M. Charles Maurras ». On conçoit aisément qu’un homme qui fait partie d’une ligue aussi nombreuse que la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen puisse parler sur ce ton de dédain forcé de la Ligue d’Action Française. Il est peut-être vrai que la Ligue des Droits de l’Homme compte plus de membres que l’Action Française ; mais nul ne contestera que la ligue à laquelle appartient M. Maxime Leroy a infiniment moins d’importance, dans la vie publique, que le « demi-quarteron de néo-royalistes » où les membres actifs du Cercle Proudhon qui font partie de l’Action Française font déjà un double quarteron. Mais on ne peut demander à un rat de bibliothèque de savoir ce qui se passe dans les ateliers français, qu’il ignore, ni dans la rue, où il ne descend que pour aller chez les marchands de papier.

Il faut dire aussi que ce pauvre M. Leroy appartient à la race des lièvres bourgeois. C’est un bourgeois qui croit à la Révolution sociale et qui la redoute, ou qui craint au moins la violence ouvrière, et qui cherche la protection de ceux dont la force l’effraie, non sans tenter d’ailleurs de la diminuer et de la ramener doucement sous la direction du parti intellectuel. Si vous voulez vous en convaincre, lisez ce morceau, où je vous recommande l’incidente sur le fléchissement des grèves et, par ailleurs, le portrait effrayant de Proudhon :

On concevra combien sont illégitimes les sympathies des royalistes et de certains radicaux, nos superficiels contemporains, qui ne retiennent de Proudhon que des points de vue épisodiques, en se refusant à rien garder de ses rudes sympathies pour la classe ouvrière, tout en rejetant le principe d’égalité mortel à tout gouvernementalisme, régalien ou démocratique.

En réalité, Proudhon ne devrait être revendiqué légitimement que par les syndicalistes, qui d’ailleurs l’ignorent assez communément. Sans doute fut-il adversaire des grèves et de la violence, mais cela n’importe pas. Le souffle de l’œuvre proudhonienne est syndicaliste, je veux dire égalitaire. Or, le syndicalisme révolutionnaire est une philosophie politique de l’égalité. C’est une transformation totale que souhaite l’auteur de la Création de l’ordre dans l’humanité et de la Capacité des classes ouvrières. Les moyens d’action ont leur valeur dans la doctrine de Proudhon, certes, mais en proscrivant les grèves. Proudhon était de son temps, et c’est avec les circonstances et les idées de son temps qu’il faut le confronter. L’idée de faire des grèves un moyen normal de lutte contre le patron et l’État est assez récente et, à certains symptômes, on pourrait même se demander si elle ne fléchit pas un peu dans les milieux syndicalistes révolutionnaires qui l’ont mise en honneur.

De son temps, on ne se méprit pas sur le vrai caractère de Proudhon, qui fut universellement considéré comme un socialiste, un adversaire de l’État et du capitalisme, le théoricien de l’anarchie et du fédéralisme, une sorte de déicide et de régicide. Ne l’édulcorons pas. Il épouvanta le vieux monde : qu’il reste effrayant ; comprenons-le comme il a voulu être compris et comme il fut compris. Sous prétexte d’analyse, ne l’arrachons pas à ceux à qui il tient par ses origines, par sa volonté, par sa vie, par toutes les curiosités de son vaste esprit, par ses ambitions avouées, par son action, par ses sympathies les plus intimes. Il est plébéien. Laissons aux sophistes des partis de conservation et de réaction le plaisir malsain d’infliger à ce grand homme héroïque, qui fut passionné d’égalité, à ce plébéien de génie je ne sais quelles palinodies malséantes et sacrilèges. Étudions Proudhon avec l’esprit de son temps, le sien. Toute autre attitude est injuste, immorale et inintelligente. J’avoue que le « Cercle Proudhon » fondé par l’Action française me répugne affreusement. C’est une violation de sépulture…

Non, monsieur Maxime Leroy, c’est une exhumation. C’est vous et vos pareils qui aviez enterré Proudhon, et tous nos lecteurs savent maintenant pourquoi vous étiez assis sur sa tombe, avec la terreur qu’il ne sortît. Vous l’avez dit : il épouvante le vieux monde. Ce vieux monde, c’est le vôtre.

M. Henri Dagan. — Ne nous attardons pas avec ces croque-morts. Nous allons rencontrer des gens spirituels. M. Henri Dagan, qui dirige la Démocratie sociale, a présenté le Cercle Proudhon à ses lecteurs. Il a reproduit notre première déclaration en y cherchant, sans la découvrir, la part que les «  syndicalistes-démocrates » avaient pris la rédaction de ce document et a attribué aux royautés ce qui appartenait aux syndicalistes et à ceux-ci ce qui appartenait à ceux-là. Ce n’est pas en ceci qu’il s’est montré spirituel. Il y a certainement plus de finesse dans ce raisonnement :

Il est évident que ces messieurs ont voulu faire de Proudhon un centre de ralliement politique où les royalistes, et ceux qui ont des aptitudes à le devenir, pourraient se rencontrer amicalement, se mettre d’accord sur certains points, unir au besoin leurs haines communes, en attendant mieux.

C’est possible. Disons mieux : c’est certain. Mais ce n’est pas tout. N’est-il pas probable que nous avons voulu créer, également, un centre de ralliement où ceux qui n’avaient aucune aptitude à devenir syndicalistes, ou simplement à reconnaître le syndicalisme, pourraient se rencontrer avec ceux qui le sont et unir les amitiés communes, qui sont françaises, sans attendre le mieux ou le pire ? Nous aurons l’occasion d’en parler tout à l’heure.

M. Dagan nous accorde que, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, le régime démocratique est une erreur et une absurdité. Et il ajoute :

Nous avons déjà remarqué, en lisant le journal de l’Action française que nous n’étions pas toujours en désaccord théorique. Nous n’allons pas vers le même but, certes, mais nous nous rencontrons à certains carrefours. Si le Cercle Proudhon se trouve à l’un de carrefours, il pourra nous arriver de faire un petit signe de la main — en attendant pis !

Croyez bien, mon cher confrère, que vous ne nous trouverez jamais en reste de politesse, dans un sens ou dans l’autre. Et soyez assuré que nous n’oublierons jamais de rectifier vos erreurs, même celles que vous commettrez un peu volontairement, comme vous l’avez fait dans votre journal, le 5 mai 1912, en résumant les conférences que Lagrange et votre serviteur nous avions faites au Cercle Proudhon le 1er mai. Soyons justes : reconnaissons donc que vous l’avez été pour Lagrange. Mais pourquoi diable avez-vous escamoté l’essentiel de la conférence sur la noblesse ? Vous dites que l’on n’invitait les «  aristocrates » qu’à remplir des devoirs très doux : ceux d’officiers, d’ambassadeurs, de diplomates, de conseillers et de secrétaires d’État, etc.

Premièrement, je ne vois pas très bien en quoi sont très doux les devoirs d’officiers, et il peut arriver, comme à Rastadt, que les devoirs d’ambassadeurs comportent quelques risques, tout ainsi que ceux de secrétaires d’État (pensez au grand Canovas del Castillo). Mais n’ai-je parlé que de ces devoirs ? L’appel que je faisais, que nous faisions, ce soir-là, à nos ducs et à nos barons ne tendait-il pas à les prier de reprendre leurs épées pour chasser de nos terres les brigands de la finance qui pillent notre épargne ? Dommage, dites-vous, que le conférencier n’ait pas fait allusion aux mariages des aristocrates décavés avec les Américaines ou les Juives millionnaires. J’ai un vif désir de vous faire, mon cher confrère, la réponse que Vaugeois fit au président Ausset et qui lui valut cinq jours de prison. Mais je vous rappellerai simplement que nous avons fait mieux, si je ne m’abuse, puisque nous nous sommes unis, « aristocrates » et peuple, contre les gens du monde qui ont lié partie avec les Juifs et les Financiers, et qui en vivent !

Nous ne manquerons pas désormais d’inviter M. Dagan à toutes nos conférences et nous lui réserverons toujours une bonne place, non loin du conférencier, afin qu’il ne perde rien des discours.

M. Georges Guy-Grand. — Voici notre vieille connaissance, M. Georges Guy-Grand, qui écrit toujours aux Annales de la Jeunesse laïque. M. Guy-Grand, moins perspicace, parce qu’il n’est point haineux, que l’éminent démocrate-chrétien dont parle Marans dans sa lettre, ne pouvait croire que les syndicalistes et les nationalistes français finiraient par se joindre. On sait que M. Guy-Grand a écrit tout un livre, le Procès de la Démocratie (chez Colin), pour démontrer qu’une telle jonction était impossible, et aussi pour travailler à l’empêcher, pour le cas où elle serait possible. Là-dessus, nous avons fondé le Cercle Proudhon. Il paraît que cela détruit quelques combinaisons rationalistes. C’est du moins ce qu’écrit M. Guy-Grand aux Annales

Je me suis efforcé de montrer que cette utilisation (du syndicalisme antidémocratique par le nationalisme) à prendre les deux doctrines dans leurs tendances profondes et dans leurs fins est un scandale pour la raison. Je le pense toujours. Mais il ne sied pas d’être plus royaliste que le roi. La jonction, sinon des troupes et des propagandistes, aux moins des théoriciens antidémocrates, est aujourd’hui chose faite. Il n’y a qu’à en prendre acte. La raison ne règle pas plus les affinités sociales que l’amour.

Évidemment, c’est très triste. Cette jonction est-elle conforme aux doctrines rationalistes ? Assurément non. Est-elle rationnelle ? Tout paraît l’indiquer. Est-elle raisonnable ? On n’en saurait douter, et nous mettrons tout à l’heure sous les yeux de M. Guy-Grand un bref document que nous a remis un de nos nouveaux amis, M. Maurice Mayrel, qui fit longtemps partie du Parti Socialiste Unifié, et qui lui fera comprendre merveilleusement (avec une rigueur quasi mathématique) comment ceux qui s’opposent à l’État peuvent joindre ceux qui veulent restaurer l’État.

M. Marc Sangnier. Il faut, enfin, dire un mot de cet extraordinaire faux bonhomme qu’est M. Marc Sangnier qui nous accuse dans son journal (30 mars) de ne pas cacher notre admiration pour Proudhon, dont la devise Ni Dieu, ni Maître, est restée célèbre ». Fausse-t-il sciemment la vérité ? ou ignore-t-il que cette devise est celle de Blanqui ? L’une et l’autre hypothèse sont possibles. Laissons ce malheureux. J’ai hâte de remercier les journaux qui ont annoncé l’apparition de nos Cahiers et l’ont fait avec courtoisie.

Naturellement, en première ligne, l’Action française, qui, à elle seule, a fait plus d’honneur au Cercle et à ses Cahiers que tous les journaux de Paris et de province réunis. Car, après les cris de colère que les démocrates ont laissé échapper, on a fait le silence. Mais quelques journaux ont fait exception, et nous tenons à les en remercier : ainsi, l’Œuvre, par la plume de Gohier, la Picardie, l’Intransigeant, Gil Blas, la Bataille syndicaliste, Paris-Journal, le Coup de Fouet.

Quelques légendes. — Passons maintenant aux légendes : nous en laissons quelques-unes dans l’ombre qui leur convient. Mais il en est une que nous devons détruire : c’est celle qui est allée échouer sur les bas-fonds de la Revue de Métaphysique et de Morale, où le secrétaire de la rédaction l’a recueillie avec une bienveillance excessive. Elle concerne l’histoire du Cercle. C’est une fable absurde, que nous ne reproduirons pas. Mais pour éviter qu’elle prenne corps, nous rappellerons encore, bien qu’il nous en coûte de donner à ces faits une importance qu’ils n’ont pas, l’exacte histoire de la fondation du Cercle : En Mars 1911, Henri Lagrange me dit l’extrême utilité que présenterait un Cercle d’études où les nationalistes poursuivraient selon leurs méthodes l’étude de l’économie : Lagrange développa le projet qu’il avait fait et nous cherchâmes ensemble les noms de ceux de nos amis que nous pourrions prier de se joindre à nous. Restait à donner un nom au Cercle. Je proposai celui de Proudhon. Voilà, très exactement, l’origine du Cercle. Il s’agissait d’un Cercle fondé par des nationalistes et pour des nationalistes. Au cours de l’été 1911, l’idée première se transforma, et le Cercle devint commun aux nationalistes et aux anti-démocrates, dits « de gauche ». Ce qui suivit est connu par ce que nous avons publié.

D’autres légendes ont circulé, mais dans les salons conservateurs. Il en est qui sont trop misérables pour que nous songions à nous en occuper ici. Mais nous en connaissons une qui est d’un joyeux comique : nous avons été accusés de faire de l’anticapitalisme avec l’argent des capitalistes, dont on a donné les noms. Fort heureusement lesdits capitalistes n’étaient même pas nos abonnés, ce qui simplifiait la réponse que nous pouvions faire à ces histoires. Avouons que nous n’avons pas été fâchés d’entendre ce bruit, qui nous faisait quelque honneur. Ce ne serait pas si sot que de faire de l’anticapitalisme, au sens strict où on l’entendait, avec l’argent des capitalistes, et j’avoue, pour ma part, que je trouverais cette combinaison plus honorable que celle qui consiste à soutenir le capitalisme, sous l’apparence du socialisme, avec les souscriptions des prolétaires. Mais la question n’est pas là. Ce bruit tendancieux veut créer une équivoque que nous ne voulons pas laisser subsister. Cela nous permettra de préciser encore la position où nous voulons nous tenir dans les études que nous poursuivrons au Cercle Proudhon.

Notre position. — Veut-on dire de nous que nous sommes anticapitalistes, en vue de nier le rôle du capitalisme dans la production et de tirer toutes les conséquences que cette négation comporterait ? C’est proprement idiot, et nous avons presque honte d’être obligés de rectifier une telle sottise, mais j’aurai plaisir, personnellement, à rappeler que j’ai fait, dans l’ouvrage que cite Marans dans sa lettre, une apologie du capitaliste telle qu’aucun défenseur du capitalisme n’a osé le faire jusqu’ici. Mais veut-on dire que nous sommes politiquement anticapitalistes ? Alors, on dit strictement la vérité. Oui, nous sommes résolument opposés au capitalisme politique. Par syndicalisme, par nationalisme, par catholicisme nous sommes opposés à la domination de l’or, à la ploutocratie, qu’elle soit nationale ou internationale, qu’elle règne sous son nom propre ou sous le couvert de la république ou de la monarchie. Mais ceci n’est pas nouveau dans les positions politiques déterminées depuis vingt ans. Cette opposition au régime de l’or, qui donc l’a affirmée avec plus de force que Maurras, au nom de la contre-révolution, dans ce livre dont nous répétons encore qu’il est le plus beau livre du siècle, l’Avenir de l’intelligence ? À quoi tend le mouvement de l’Action française, si ce n’est à arracher le pouvoir politique à l’Or pour le rendre au Sang ? Veut-on dire, enfin, que nous sommes anticapitalistes dans l’économie ? Il nous faut dire encore que c’est parfaitement exact. Poursuivant, dans l’économie privée, l’application de principes qui doivent régir la politique, c’est-à-dire, en somme, l’économie générale, nous nous opposons à la domination capitaliste dans l’économie. Ce n’est pas seulement le pouvoir de l’État, la domination d’une nation qui doit être arrachée à l’Or, c’est encore, si l’on veut la santé de toute la nation, c’est encore les pouvoirs particuliers qui existent dans l’État. Le capitalisme s’est révélé un des plus grands moyens de production qui existent au monde s’il est contenu dans ses limites (ce que nous avons désigné : l’économie financière des entreprises) ; mais il est le plus grand facteur de destruction des nations qui le laissent sans frein[1]. Il ne vaut pas pour déterminer les rapports des hommes entre eux, à l’intérieur d’une nation. Nous jugerions mauvais un régime politique monarchique qui, ayant éliminé la ploutocratie politique, laisserait subsister une ploutocratie économique. Ce n’est pas seulement pour des raisons politiques que la France doit être « hérissée de libertés », c’est pour des raisons économiques. Le salut national l’exige. Dans ces limites, il est clair que nous sommes opposés au capitalisme. Cette position est commune, au Cercle, aux “capitalistes” et à ceux qui ne le sont pas. Elle n’est pas déterminée par un intérêt de classe, mais par le souci de l’intérêt national. En tout cas, voilà une des principales raisons d’être du Cercle Proudhon : préparer, entretenir, développer un état d’esprit qui fasse naître, ou fasse reconnaître, ou fortifie les institutions qui, dans l’économie, devront défendre le sang français contre l’or, même contre l’or français.

Pourquoi le Cercle Proudhon a été fondé. — On comprendra que, dans ces conditions, le Cercle Proudhon ait été fondé en vue de l’avenir. Dès que, dans nos conversations, dans nos premières réunions, a été précisée la tâche que nous nous assignions, nous avons vu clairement que notre tâche était toute de préparation. Expliquons-nous ; quoi que nous fussions, syndicalistes, républicains fédéralistes ou nationalistes, nous avons été tous d’accord pour reconnaître qu’il n’y a absolument rien à organiser de durable dans le régime politique actuel. Il faudrait être fou à lier pour croire que l’on pourra se syndiquer, se fédérer et demeurer indépendant ou même vivre avec quelque force dans la plouto-démocratie où nous sommes. Tout ce qui peut exister, c’est, dans chaque corps, dans chaque région, une petite phalange héroïque qui prépare l’avenir et batte en brèche les agents de l’État démocratique. Tout ce que l’on peut faire, dans l’économie, c’est répandre le désir d’association, c’est fournir de raisons, d’arguments, de documents, de lumières, de passions les phalanges qui luttent sur tous les points du territoire ; les appeler à se reconnaître ; travailler à faire cesser certains antagonismes artificiellement créés par la démocratie. Ce travail fait, au jour de la solution politique (royale pour ceux d’entre nous qui sont d’Action française, x pour les autres, — qui d’ailleurs nous laisseront libres), le pays se « hérisse de libertés », et nous reprenons notre place pour continuer nos luttes, non plus cette fois en fonction du salut national, mais en fonction du salut de nos corps particuliers.

Sujets, non partisans. — Ceci demande, je crois, quelques éclaircissements. Vous vous souvenez peut-être que nous avons repris, en y ajoutant quelque chose, le cri des Canuts lyonnais : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant » — en combattant soit pour la défense de nos libertés, soit pour la défense du Roi, notre Sire. Cela veut dire très clairement que nous ne nous concevons pas comme serviteurs du Prince mais comme ses sujets. Nationalistes intégraux, nous voulons le Roi, parce que, Français, pères de famille, chefs d’industrie, syndicalistes, communalistes, régionalistes, nous voyons, clair comme le jour, que nous ne pouvons, sans lui, rien tenter de définitif pour nos provinces, nos villes, nos syndicats, nos industries, nos familles, notre pays. Nous le voulons par un formidable égoïsme. Nous sommes donc obligés de dire que nous ne le désirons pas par amour pour lui. J’ajoute, pour être vrai, que, par un de ces retours du cœur que la raison ne comprend pas toujours, mais qu’une raison supérieure expliquerait pleinement, nous l’aimons. Oui, nous l’aimons simplement, fortement, sans critique, sans réserve. Je vous prie de croire que ce n’est pas chez nous que vous entendrez ces critiques qui circulaient autrefois, nous a-t-on dit, chez ceux qui ont été nommés les paléoroyalistes. Et avec cet amour au cœur, nous pourrions dire à notre Roi, si nous le voyions : Sire, nous sommes prêts à nous faire tuer pour Vous. Mais nous ne sommes ni Vos serviteurs, ni Vos partisans. »

Nous avons parfois grand’peine à nous faire comprendre lorsque nous expliquons ces vues et ces sentiments. Notre ami Mayrel, lorsqu’il est venu parmi nous, en nous déclarant qu’il n’était pas royaliste, nous a trouvés fort singuliers. Après quelques conversations, il nous a expliqué lui-même notre position, telle qu’elle lui apparaissait ; après quoi nous avons fait alliance.

Voici ses définitions, qui s’appliquent tant à nos devoirs généraux de ligueurs d’Action Française qu’à nos conceptions particulières du sujet ou citoyen, et qui nous paraissent excellentes.

Trois propositions

I. — Le Roi apporte une triple garantie : 1o il assure la défense nationale, la police générale, l’exercice régulier de la politique extérieure, et les peut seul assurer ; 2o il assure contre la ploutocratie l’indépendance de l’État, et la peut seul assurer ; 3o il assure l’instauration et la durée des républiques régionales, syndicales, communales, etc., et les peut seul assurer[2].

II. Mais là, cette affirmation s’arrête[3] : 1o le ligueur d’Action française, en tant que ligueur d’Action française, s’abstient de juger les organisations professionnelles, etc., leur tactique, leur avenir : l’Action française pose, par exemple, l’autonomie des associations ouvrières ; il n’appartient à aucun ligueur, en tant que ligueur, de faire la critique du plus pur syndicalisme révolutionnaire ; la critique faite par Valois de « l’atelier libre » était évidemment fâcheuse ; 2o hors de la ligue qui n’a qu’un objet : instaurer le Roi pour les trois raisons énoncées plus haut, chaque ligueur va reprendre sa place, selon sa qualité, dans la lutte ouvrière ou au syndicat patronal, dans la région ou dans la commune[4].

III. 1o Le maintien de leurs libertés, les républiques, très armées, sauraient l’exiger, au besoin, même, contre l’État royal : il serait normal et tout à fait à l’exemple de l’ancien régime — qu’elles aient à maintenir l’État royal dans ses limites, encore que la monarchie, de tous les régimes, s’affirme le mieux placé pour respecter les libertés réelles et les autonomies ; 2o que si, à de certains moments, les républiques faisaient du désordre, l’État royal aurait évidemment le désir d’intervenir, les associations de le repousser : l’État tend toujours à sortir de ses limites, les républiques tendent toujours à faire ces limites, non seulement de plus en plus précises, mais de plus en plus étroites ; c’est cet antagonisme nécessaire qui, toujours, fit l’équilibre.

IV. On vous demande « si l’armée, en monarchie, interviendrait dans les grèves violentes » : question qui n’a point de sens ! L’État est l’État et, l’ordre troublé, son rôle est de le rétablir[5] ; mais s’il est, pour elles, des violences nécessaires, les républiques ouvrières passeront, de tout leur possible, par-dessus la volonté de l’État royal et s’opposeront à lui de toutes leurs forces : l’équilibre, faut-il le répéter, vient de l’antagonisme.

Les propositions de Mayrel ont une rigueur systématique que la vie peut considérablement adoucir. Mais telles qu’elles sont, nous voyons beaucoup de bonnes raisons pour les adopter. Rien ne nous paraît plus propre à faire comprendre que nous concevons parfaitement que le Roi pourrait être amené à nous faire pendre, et que l’opération contraire nous paraît une imagination absolument intolérable. Si vous voulez bien y réfléchir une minute, vous vous apercevrez que cela sert parfaitement l’intérêt de la monarchie et le nôtre. Nous pouvons maintenant vous informer des résultats qu’ont eues des conversations et des correspondances engagées sur ce ton : Maurice Mayrel nous a déclaré qu’il n’est plus républicain, et Albert Vincent, qui représentait parmi nous les républicains fédéralistes, est devenu royaliste.

La terreur réactionnaire. — On pourra nous dire que les vues que nous venons d’exposer sentent un peu l’émeute. Ce n’est pas impossible. Mais soyons sérieux. Je m’adresse un instant à ceux de nos lecteurs qui sont uniquement dévoués à la monarchie, et je les supplie de penser, avec l’auteur de la lettre que je vais reproduire, à certaines possibilités d’actes dont la monarchie ne serait nullement responsable, mais dont elle souffrirait. Voici. Un de nos meilleurs amis nous écrit :

Ce qui empêche, ce qui empêchera beaucoup d’instituteurs d’aller à la monarchie, c’est la crainte d’une terreur réactionnaire qui suivrait le rétablissement du roi.

Vous me disiez de n’avoir pas peur à cet égard. Les faits vous donnent tort. Tout récemment, dans les Landes ou le Gers, une municipalité réactionnaire a refusé de loger l’institutrice et l’instituteur nouvellement nommés. Aucun hôtelier n’a voulu les loger. Les pauvres gens ont couché sous le préau de l’école. Brisée d’émotion, l’institutrice a accouché dans la nuit et son enfant est mort. Plus récemment encore, dans la Lozère (fief du baron Piou), on a saccagé le jardin de l’institutrice, Mme Benoît. Elle restait stoïque. Alors, on a incendié sa maison, la nuit. La malheureuse a failli être brûlée vive. Jamais la municipalité républicaine n’a rien fait de tel.

Dois-je ajouter que cette crainte d’une terreur réactionnaire (qui serait d’ailleurs le fait des pires ennemis actuels de la monarchie) est une des grandes préoccupations de notre ami ? Nous lui avions déjà répondu en le priant, non de chasser cette crainte, qui n’est peut-être pas très justifiée (car enfin la police du Roi servira, en même temps qu’à châtier les hauts coupables, à empêcher les absurdes et injustes représailles), mais d’être assuré que, si les faits lui donnaient raison, après la restauration, nous irions l’aider, nous et tous nos amis, à empêcher ces inutiles folies. Nous en avons pris l’engagement. Nous le tiendrons. Je demande s’il est inutile, dans l’intérêt même de la monarchie, de la paix civile, de prévoir ces difficultés et de se préparer à les résoudre, même au prix de quelque gêne pour nos personnes. Pensons-y très sérieusement, et travaillons dès maintenant à les rendre impossibles.

Le vertuisme. — Il nous faut revenir aux légendes qui courent sur notre Cercle. En voici une qui vient de ce que l’on pourrait appeler l’extrême marche littéraire du nationalisme. Il paraît que nous avons quelques tendances vertuistes. C’est bien la dernière accusation que nous attendions, car « nous ne sommes pas des gens moraux », et nous ne désirons pas le devenir. Mais nous ne nous désintéressons pas de certaines questions qui sont évidemment liées à la moralité. Pour ceux d’entre nous qui sont catholiques, la solution ne s’obtient pas par un moralisme quelconque ; il y a longtemps qu’elle a été donnée sans le secours d’impératifs qui sont d’ailleurs toujours impuissants. Pour les autres, la solution leur est fournie par l’intérêt national. Sur une question aussi grave et aussi importante que celle de la dépopulation, les deux solutions ne peuvent que s’accorder étroitement. Et que, précisément en considérant ce problème, du point de vue catholique ou du point de vue national, on soit amené à condamner certaines formes de la vie contemporaine, rien de plus normal et de plus salutaire. Il n’y aura là nulle trace de moralisme ni de vertuisme. Il s’agira simplement d’éviter le ridicule. Je conseille à ceux qui veulent connaître la mesure du ridicule en ces matières de lire le petit livre de M. Pareto sur le Vertuisme. Page 179, ils y liront :

Cromwell, émaillant de citations bibliques les discours qu’il adresse à son armée, chez laquelle règne le fanatisme religieux, est un grand meneur d’hommes. M. Luzzatti, citant l’Évangile à une majorité dont le défaut principal est loin d’être un excès d’idéalisme et de vertu, fait simplement sourire.

Le 1er mai 1910, la Landsgemeinde d’Uri repousse la proposition de laisser danser une fois par an, dans chaque village, et de permettre aux étrangers de danser dans les hôtels, et un grand nombre de personnes ne virent en cela rien de ridicule. Pourquoi cette différence d’appréciation ? La réponse est bien simple. La défense de danser à Uri n’est qu’une manifestation du caractère simple, sérieux, patriarcal de ce petit peuple, caractère hautement respectable et qui, par là même, enlève tout ridicule à cette manifestation.

Appliquez la même règle aux individus, et vous saurez où commence le ridicule dans cet ordre. Enfin, on fera bien de ne pas oublier qu’il s’agit pour nous de refaire, non seulement l’État, mais un peuple. Du point de vue de l’État, ce qui s’oppose à la reconstitution du peuple français est nécessairement prohibé. Cela ne nous amènera pas à faire des prêches moraux. Cela nous amène seulement à favoriser les institutions et les sentiments qui servent la santé nationale. Si vous êtes, si nous sommes néanmoins de grands pécheurs, c’est une autre question que nous ne résoudrons pas ici. Si vous vous trouvez parfois, ou souvent, sur ce chemin où, selon le scholiaste, Caton rencontra trop souvent un excellent jeune homme[6], ce n’est certes pas à nous qu’il appartiendra de vous louer ni de vous blâmer. Mais ne refaites pas la préface d’Aphrodite. Ne faites pas une doctrine de vos promenades nocturnes. Et surtout, si vous venez au nationalisme ou au syndicalisme, laissez votre immoralisme au vestiaire. Ne prenez pas le manteau sucré de l’Élève Gilles. Mais laissez à Jérôme Coignard son habit taché de vin et de… Et enfin représentez-vous qu’il est peu séant de passer la tête dans le nationalisme, et de laisser ses mains, son estomac et le reste dans le système moral qui est lié à l’antinationalisme.

Inconvénients et avantages d’une liberté provisoire. — Enfin, il nous reste à enregistrer un dernier bruit, où nous avons trouvé une critique peu fondée. On s’est étonné et presque scandalisé de voir louer dans nos Cahiers un écrivain dont nous tairons le nom ici, car son nom n’importe pas dans l’affaire. Un de nos excellents amis a failli faire une protestation publique. Il ne s’agit pas pour moi, aujourd’hui, de lui dire si l’un de nous ou plusieurs d’entre nous pensent qu’il avait tort ou raison en ce qui concerne l’écrivain que nous ne nommons pas. Mais nous devons rappeler, pour notre ami, et pour tous nos amis, que nous nous sommes donné au Cercle un statut qui permet à chacun de nous de s’exprimer en toute liberté. Et comme nous sommes d’origines politiques et philosophiques assez diverses, il est inévitable que des différences très sensibles apparaissent dans les études que publient les Cahiers. Accordons qu’un pareil statut serait parfaitement absurde dans une époque bien équilibrée. Mais présentement, on n’a encore rien trouvé de mieux pour permettre à des hommes faits pour s’entendre de confronter leurs idées et de faire des échanges intellectuels qui peuvent aboutir à une collaboration étroite. C’est, en tout cas, répétons-le, notre statut. Nous verrons, d’ici quelques années, si nous devons le reviser.

Nos travaux. — Au milieu de ces bruits et de ces rumeurs, nous avons travaillé, non sans une excellente excitation. Nous avons donné six conférences mensuelles (Galland-Valois, Darville, Maire, Lagrange, Valois, Vincent), deux réunions extraordinaires, dont la seconde fut l’admirable conférence d’Octave de Barral contre Rousseau ; nous avons tenu quinze séances hebdomadaires de travail, de décembre à mai. Je serais fort embarrassé pour résumer ces travaux, et il ne m’appartient pas de le faire seul. Nous en donnerons d’ailleurs non un résumé, mais un développement dans les ouvrages que nous publierons dans la collection du Cercle Proudhon, où nos amis trouveront, en premier lieu, les grandes pages de critique littéraire de Proudhon, que Lagrange a exhumées ; l’ouvrage d’Édouard Berth, intitulé : Marchands, intellectuels, politiciens, que nous avons demandé à l’auteur de reproduire et qui contiendra une introduction où M. Berth exposera ses vues nouvelles ; un ouvrage d’Albert Vincent, sur les Instituteurs et la démocratie ; les fortes analyses que Lagrange a commencées du rôle de la Ploutocratie internationale, et cinq études sur l’État et les Classes, du signataire des présentes notes. Mais ce que nous pouvons dire des aujourd’hui, c’est que, au cours de nos quinze séances de travail, ou vingt personnes échangèrent régulièrement et méthodiquement leurs vues, le résultat de leurs analyses, et s’enseignèrent les unes les autres, nous avons déterminé les premiers principes de jugements nouveaux sur l’économie, et qui ne sont d’ailleurs que la reconnaissance, la prise en conscience, pourrait-on dire, des principes qui ont dirigé obscurément l’économie traditionnelle de la France. Nous nous rappelons particulièrement qu’à notre dixième séance, après que, sous la direction de Jean Darville, nous eûmes reconnu, dans les divers mouvements sociaux, et particulièrement dans les mouvements socialistes, les lignes de la structure traditionnelle française (qui sont si apparentes dans l’œuvre de Proudhon), nous parvînmes à nous mettre tous d’accord pour condamner les principes de l’économie capitaliste et pour leur opposer ceux d’une économie syndicale et nationale. René de Marans nous fit ce jour-là l’historique de la domination capitaliste, nous montra les ravages qu’elle a causés dans la vie nationale, dans la vie bourgeoise, dans la vie ouvrière, dans la culture générale ; Jean Darville nous fournit les raisons essentielles de l’échec des mouvements socialistes contre le régime capitaliste ; Henri Lagrange nous montra la situation actuelle de ce régime constitué en ploutocratie internationale, détruisant les familles, menaçant l’existence de ces organismes complets de production que sont les nations, et devant être finalement impuissant à conserver la civilisation ; j’eus personnellement l’honneur de présenter au Cercle cette thèse que « toutes les institutions qui s’élèvent dans l’économie doivent être jugées, non selon le rendement qu’elles procurent aux capitaux, mais selon les protections qu’elles assurent au sang des nationaux ». Ces critiques et ces affirmations seront reprises et développées par chacun de nous, au cours des prochaines conférences qui seront presque toutes consacrées à l’étude et à la critique du rôle de la Finance dans le monde moderne. Mais on en voit dès aujourd’hui le principe général : À l’économie de l’Or, où nous vivons depuis un siècle et demi, nous opposons l’économie du Sang.

Et, nous le répétons, cette opposition ne doit pas demeurer pour nous purement intellectuelle. Nous nous regarderions, je pense, avec quelque mépris, si nos travaux ne devaient avoir d’autres résultats que de nous amener à constituer une petite ou grande école de nouveaux économistes et à enrichir de quelques ouvrages la bibliothèque du Musée funéraire de la rue Las-Cases. En vue de l’action, avons-nous dit en ouvrant nos travaux. Nous en avons donné une première preuve en dénonçant et en arrêtant net la manœuvre tentée contre le nationalisme et le syndicalisme au moment des incidents policiers provoqués par une retraite militaire devant la Bourse du Travail de Paris. Nous en avons donné une seconde le 1er mai 1912, à notre première réunion extraordinaire[7], en proposant aux représentants de la noblesse française une alliance contre la ploutocratie. Remercions hautement ici ceux qui ont, ce jour-là, reconnu notre pensée profonde sous l’enveloppe un peu rude où nous la présentions. Si le comte Eugène de Lur-Saluces avait accepté la présidence d’honneur de notre réunion, si Mme la marquise de Mac-Mahon assistait notre ami Octave de Barral, président effectif, c’est qu’ils reconnaissaient dans notre manifestation une affirmation de la solidarité nationale que nous voulons opposer à la solidarité capitaliste.

M. de Lur-Saluces, dans un télégramme, nous disait son regret de ne pouvoir prendre part à une manifestation « qui attestera la puissance d’un mouvement qui rapproche en ce moment tant de Français trop longtemps séparés et, dans une lettre, applaudissait à ces paroles d’un de nos meilleurs amis : « Une aristocratie classique, c’est une aristocratie guerrière qui a conservé l’esprit héroïque et guerrier, et chez qui la guerre et les vertus guerrières jouent le rôle que jouent le travail et les vertus ouvrières chez le peuple ». Ces deux pensées nous animaient ; elles expriment nos désirs, nos espoirs, nos volontés. Oui, l’esprit héroïque et guerrier, la guerre et les vertus guerrières, le travail et les vertus ouvrières auront raison en France du règne de l’Or. L’Action française et le syndicalisme en ont déjà donné quelques éclatantes démonstrations. Il reste à porter ces démonstrations sur quelques points particulièrement intéressants de l’économie. Ce sera la suite logique de nos études, auxquelles nous donnerons leur conclusion en transformant quelques-unes de nos séances de travail en exercices d’action directe.

Georges Valois.

  1. Je reproduis ici une définition que j’ai donnée à la suite de mon rapport au Congrès d’Action Française de 1912 ; l’un de nous reviendra prochainement sur cette question :

    « On désigne ici sous le nom de régime capitaliste l’extension des principes capitalistes de l’économie financière des entreprises : 1o à l’économie humaine de la production (c’est-à-dire à l’organisation du travail dans l’atelier et aux rapports entre chefs d’industries et travailleurs) ; 2o à l’économie nationale (c’est-à-dire à l’exploitation des ressources du sol et aux échanges avec les nations étrangères) ; 3o à l’organisation politique de la nation. On conçoit que les principes capitalistes de l’économie financière des entreprises industrielles et commerciales, qui sont nécessaires lorsqu’ils sont appliqués à leur objet propre, sont funestes à tout groupement humain lorsqu’ils sont appliqués hors de leur domaine. Dans ce dernier cas, étant donné qu’ils ont été établis uniquement en vue d’assurer aux capitaux le plus haut rendement possible, les chefs d’entreprises sont amenés, autant par la force de ces principes que par leur égoïsme naturel (heureux dans d’autres conditions) à détruire toutes les institutions qui limitent, en vue d’un intérêt supérieur qui est l’intérêt national, les possibilités immédiates du rendement des capitaux et de l’exploitation du sol. Ainsi la vie religieuse est diminuée, la vie ouvrière dégradée, la famille détruite, l’ouvrier étranger appelé dans le pays, les richesses naturelles sont exploitées sans mesure, les institutions politiques transformées en organe de coercition pour augmenter le rendement abusif des capitaux. En toutes choses, l’intérêt national est gravement compromis. La démocratie est le seul régime qui crée les conditions politiques permettant cette domination du régime capitaliste. Les spéculateurs tendront donc naturellement à la favoriser. Mais on observe que les capitalistes d’une nation donnée, formés par une longue hérédité aux disciplines nationales, résistent en général à leur propre entraînement, même dans une démocratie absolue. Ils se trouvent ainsi dans un état d’infériorité vis-à-vis des capitalistes étrangers et particulièrement des capitalistes juifs, lesquels, sans aucun lien avec la vie nationale, n’ont aucun scrupule à appliquer partout les seuls principes capitalistes. Ainsi, par toutes les voies, le régime capitaliste, tel que nous l’avons défini, s’oppose à l’intérêt national. »

  2. 1o La démocratie ne peut décentraliser ; 2o on critique le fédéralisme absolu.
  3. Une recherche, cependant, s’impose : la recherche de la fonction nationale de chacune des classes, de chacun des organismes particuliers, par l’observation des réalités présentes.
  4. L’argument qu’on a tiré de l’existence de royalistes qui sont des capitalistes ne saurait donc avoir aucune valeur.
  5. L’armée, du moins, sous le Roi, ne sert plus la ploutocratie, mais l’ordre national.
  6. Cf. Pareto, Op. laud, p. 169.
  7. Les Salons, les Châteaux et le Peuple français. Réflexions sur le rôle de la noblesse française dans le monde moderne. Cette conférence a été publiée dans la Revue d’Action française du 15 mai 1912.