« Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/III/07 » : différence entre les versions

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Dernière version du 23 juillet 2019 à 14:07


Traduction par Henri Mongault.
NRF (1p. 139-143).

VII

Une controverse

Or, l’ânesse de Balaam se mit à parler soudain, et sur un thème bizarre. Le matin, Grigori, se trouvant dans la boutique du marchand Loukianov, l’avait entendu raconter ceci : un soldat russe fut fait prisonnier dans une région éloignée par des Asiatiques qui le sommèrent, sous la menace de la torture et de la mort, d’abjurer le christianisme et de se convertir à l’Islam. Ayant refusé de trahir sa foi, il subit le martyre, se laissa écorcher, mourut en glorifiant le Christ. Cette fin héroïque était relatée dans le journal reçu le matin même. Grigori en parla à table. Fiodor Pavlovitch avait toujours aimé, au dessert, plaisanter et bavarder, même avec Grigori. Il était cette fois d’humeur enjouée, éprouvant une détente agréable. Après avoir écouté la nouvelle en sirotant son cognac, il insinua qu’on aurait dû canoniser ce soldat et transférer sa peau dans un monastère. « Le peuple la couvrirait d’argent. » Grigori se renfrogna, en voyant que, loin de s’amender, Fiodor Pavlovitch continuait à railler les choses saintes. À ce moment, Smerdiakov, qui se tenait près de la porte, sourit. Déjà, auparavant, il était souvent admis dans la salle à manger, vers la fin du repas ; mais depuis l’arrivée d’Ivan Fiodorovitch, il y venait presque tous les jours.

« Eh bien, quoi ? demanda Fiodor Pavlovitch, comprenant que ce sourire visait Grigori.

— Je pense à ce brave soldat, dit soudain Smerdiakov à voix haute ; son héroïsme est sublime, mais, à mon sens, il n’y aurait eu, en pareil cas, aucun péché à renier le nom du Christ et le baptême, pour sauver ainsi sa vie et la consacrer aux bonnes œuvres, qui rachèteraient un moment de faiblesse.

— Comment, aucun péché ? Tu mens, cela te vaudra d’aller en enfer où l’on te rôtira comme un mouton », répliqua Fiodor Pavlovitch.

C’est alors que survint Aliocha, à la grande satisfaction de Fiodor Pavlovitch, comme on l’a vu.

« Il est question de ton thème favori, reprit-il dans un ricanement joyeux en faisant asseoir Aliocha.

— Sottises que tout cela ! il n’y aura aucune punition, il ne doit pas y en avoir, en toute justice, affirma Smerdiakov.

— Comment, en toute justice ! s’écria Fiodor Pavlovitch redoublant de gaieté et poussant Aliocha du genou.

— Un gredin, voilà ce qu’il est ! laissa échapper Grigori, fixant Smerdiakov avec colère.

— Un gredin, comme vous y allez, Grigori Vassiliévitch ! répliqua Smerdiakov en conservant son sang-froid. Songez plutôt que, tombé au pouvoir de ceux qui torturent les chrétiens, et sommé par eux de maudire le nom de Dieu et de renier mon baptême, ma propre raison m’y autorise pleinement, car il ne peut y avoir là aucun péché.

— Tu l’as déjà dit, ne t’étends pas, mais prouve-le ! cria Fiodor Pavlovitch.

— Gâte-sauce ! murmura Grigori avec mépris.

— Gâte-sauce, tant que vous voulez, mais sans gros mots, jugez vous-même, Grigori Vassiliévitch. Car, à peine ai-je dit à mes bourreaux : « non, je ne suis pas chrétien et je maudis le vrai Dieu », qu’aussitôt je deviens anathème aux yeux de la justice divine ; je suis retranché de la sainte Église, tel un païen ; par conséquent à l’instant même où je profère, ou plutôt où je songe à proférer ces paroles, je suis excommunié. Est-ce vrai, oui ou non, Grigori Vassiliévitch ? »

Smerdiakov s’adressait avec une satisfaction visible à Grigori, tout en ne répondant qu’aux questions de Fiodor Pavlovitch ; il s’en rendait parfaitement compte, mais feignait de croire que c’était Grigori qui lui posait ces questions.

« Ivan, s’écria Fiodor Pavlovitch, penche-toi à mon oreille… C’est pour toi qu’il pérore, il veut recevoir tes éloges. Fais-lui ce plaisir. »

Ivan écouta avec un grand sérieux la remarque de son père.

« Attends une minute, Smerdiakov, reprit Fiodor Pavlovitch. Ivan, approche-toi de nouveau. »

Ivan se pencha, toujours avec le même sérieux.

« Je t’aime autant qu’Aliocha. Ne va pas croire que je ne t’aime pas. Un peu de cognac ?

— Volontiers… « Tu parais avoir ton compte », se dit Ivan en fixant son père. Il observait Smerdiakov avec une extrême curiosité.

— Tu es dès maintenant maudit en anathème, éclata Grigori. Comment oses-tu encore discuter, gredin !

— Pas d’injures, Grigori, calme-toi ! interrompit Fiodor Pavlovitch.

— Patientez un tant soit peu, Grigori Vassiliévitch, car je n’ai pas fini. Au moment où je renie Dieu, à cet instant même, je suis devenu une sorte de païen, mon baptême est effacé et ne compte pour rien, n’est-ce pas ?

— Dépêche-toi de conclure, mon brave, le stimula Fiodor Pavlovitch, en sirotant son cognac avec délices.

— Si je ne suis plus chrétien, je n’ai donc pas menti à mes bourreaux, quand ils me demandaient : « Es-tu chrétien ou non ? », car j’étais déjà « déchristianisé » par Dieu même, par suite seulement de mon intention et avant d’avoir ouvert la bouche. Or, si je suis déchu, comment et de quel droit me demandera-t-on des comptes dans l’autre monde, en qualité de chrétien, pour avoir abjuré le Christ, alors que pour la seule préméditation, j’aurais déjà été « débaptisé » ? Si je ne suis plus chrétien je ne puis plus abjurer le Christ, car ce sera déjà fait. Qui donc, même au ciel, demandera à un Tatar de n’être pas né chrétien, et qui voudra l’en punir ? Le proverbe ne dit-il pas que l’on ne saurait écorcher deux fois le même taureau ? Si le Tout-Puissant demande des comptes à un Tatar à sa mort, je suppose qu’il le punira légèrement (ne pouvant l’absoudre tout à fait), car il ne saurait vraiment lui reprocher d’être païen, de parents qui l’étaient. Le Seigneur peut-il prendre de force un Tatar et prétendre qu’il était chrétien ? Ce serait contraire à la vérité. Or, peut-il proférer le plus petit mensonge, lui qui règne sur la terre et dans les cieux ? »

Grigori demeura stupide et considéra l’orateur, les yeux écarquillés. Bien qu’il ne comprît pas très bien ce dont il était question, il avait saisi une partie de ce galimatias et ressemblait à un homme qui s’est heurté le front à un mur. Fiodor Pavlovitch acheva son petit verre et éclata d’un rire aigu.

« Aliocha, Aliocha, quel homme ! Ah ! le casuiste ! Il a dû fréquenter les jésuites, n’est-ce pas, Ivan ? Tu sens le jésuite, mon cher ; qui donc t’a appris ces belles choses ? Mais tu mens effrontément, casuiste, tu divagues. Ne te désole pas, Grigori, nous allons le réduire en poudre. Réponds à ceci, ânesse : tu as raison devant tes bourreaux, soit, mais tu as abjuré la foi dans ton cœur et tu dis toi-même que tu as aussitôt été frappé d’anathème. Or, comme tel, on ne te passera pas, que je sache, la main dans les cheveux, en enfer. Qu’en penses-tu, mon bon père jésuite ?

— Il est hors de doute que j’ai abjuré dans mon cœur ; pourtant il n’y a là, tout au plus, qu’un péché fort véniel.

— Comment, fort véniel ?

— Tu mens, maudit ! murmura Grigori.

— Jugez-en vous-même, Grigori Vassiliévitch, continua posément Smerdiakov, conscient de sa victoire, mais faisant le généreux avec un adversaire abattu, jugez-en vous-même ; il est dit dans l’Écriture que si vous avez la foi, fût-ce la valeur d’un grain de sénevé, et que vous disiez à une montagne de se précipiter dans la mer, elle obéira sans la moindre hésitation[1]. Eh bien, Grigori Vassiliévitch, si je ne suis pas croyant et que vous le soyez au point de m’injurier sans cesse, essayez donc de dire à cette montagne de se jeter, non pas dans la mer (c’est trop loin d’ici), mais tout simplement dans cette rivière infecte qui coule derrière notre jardin, vous verrez qu’elle ne bougera pas et qu’aucun changement ne se produira, si longtemps que vous criiez. Cela signifie que vous ne croyez pas de la façon qui convient, Grigori Vassiliévitch, et qu’en revanche vous accablez votre prochain d’invectives. Supposons encore que personne, à notre époque, personne absolument, depuis les gens les plus haut placés jusqu’au dernier manant, ne puisse pousser les montagnes dans la mer, à part un homme ou deux au plus, qui peut-être font secrètement leur salut dans les déserts de l’Égypte où on ne saurait les découvrir ; s’il en est ainsi, si tous les autres sont incroyants, est-il possible que ceux-ci, c’est-à-dire la population du monde entier hormis deux anachorètes, soient maudits par le Seigneur, et qu’il ne fasse grâce à aucun d’eux, en dépit de sa miséricorde infinie ? Non, n’est-ce pas ? J’espère donc que mes doutes me seront pardonnés, quand je verserai des larmes de repentir.

— Attends ! glapit Fiodor Pavlovitch au comble de l’enthousiasme. Tu supposes qu’il y a deux hommes capables de remuer les montagnes ? Ivan, remarque ce trait, note-le ; tout le Russe tient là-dedans.

— Votre remarque est très exacte, c’est là un trait de la foi populaire, fit Ivan Fiodorovitch avec un sourire d’approbation.

— Tu es d’accord avec moi ! C’est donc vrai. Est-ce exact, Aliocha ? Cela ressemble-t-il parfaitement à la foi russe ?

— Non, Smerdiakov n’a pas du tout la foi russe, déclara Aliocha d’un ton sérieux et ferme.

— Je ne parle pas de sa foi, mais de ce trait, de ces deux anachorètes, rien que de ce trait : n’est-ce pas bien russe ? — Oui, ce trait est tout à fait russe, concéda Aliocha en souriant.

— Cette parole mérite une pièce d’or, ânesse, et je te l’enverrai aujourd’hui même ; mais pour le reste tu mens, tu divagues : sache, imbécile, que, si nous autres nous ne croyons plus, c’est par pure frivolité : les affaires nous absorbent, les jours n’ont que vingt-quatre heures, on n’a pas le temps, non seulement de se repentir, mais de dormir son soûl. Mais toi, tu as abjuré devant les bourreaux, alors que tu n’avais à penser qu’à la foi, et qu’il fallait précisément la témoigner ! Cela constitue un péché, mon brave, je pense ?

— Oui, mais un péché véniel, jugez-en vous-même, Grigori Vassiliévitch. Si j’avais alors cru à la vérité comme il importe d’y croire, c’eût été vraiment un péché de ne pas subir le martyre et de me convertir à la maudite religion de Mahomet. Mais je n’aurais pas subi le martyre, car il me suffisait de dire à cette montagne : marche et écrase le bourreau, pour qu’elle se mît aussitôt en mouvement et l’écrasât comme un cafard, et je m’en serais allé comme si de rien n’était, glorifiant et louant Dieu. Mais si à ce moment je l’avais déjà tenté et que j’eusse crié à la montagne : écrase les bourreaux, sans qu’elle le fît, comment alors, dites-moi, n’eussé-je pas douté à cette heure redoutable de frayeur mortelle ? Comment ! je sais déjà que je n’obtiendrai pas entièrement le royaume des cieux, car si la montagne ne s’est pas ébranlée à ma voix, c’est que ma foi n’est guère en crédit là-haut, et que la récompense qui m’attend dans l’autre monde n’est pas fort élevée ! Et vous voulez que par-dessus le marché, je me laisse écorcher en pure perte ! Car, même écorché jusqu’au milieu du dos, mes paroles ou mes cris ne déplaceront pas cette montagne. À pareille minute, non seulement le doute peut vous envahir, mais la frayeur peut vous ôter la raison. Par conséquent, suis-je bien coupable, si, ne voyant nulle part ni profit ni récompense, je sauve tout au moins ma peau ? Voilà pourquoi, confiant en la miséricorde divine, j’espère être entièrement pardonné… »

  1. Paraphrase de Luc, XII, 23.