« Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/IX/08 » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Contenu supprimé Contenu ajouté
Aucun résumé des modifications
Phe-bot (discussion | contributions)
m Le_ciel_est_par_dessus_le_toit: match
Ligne 1 : Ligne 1 :

==__MATCH__:[[Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/140]]==
==[[Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/140]]==
un mois auparavant, ainsi que la veille. Hélas ! tous les témoignages, sans exception, furent défavorables à Mitia, quelques-uns apportèrent même des faits nouveaux, presque accablants, qui infirmaient ses déclarations. Le premier interrogé fut Tryphon Borissytch. Il se présenta sans la moindre frayeur, au contraire, rempli d’indignation contre l’inculpé, ce qui lui conféra un grand air de véracité et de dignité. Il parla peu, avec réserve, attendant les questions, auxquelles il répondait avec fermeté, en réfléchissant. Il déclara, sans ambages, qu’un mois auparavant l’accusé avait dû dépenser au moins trois mille roubles, que les paysans en témoigneraient, ils avaient entendu Dmitri Fiodorovitch le dire lui-même. « Combien d’argent a-t-il jeté aux tziganes ! Rien qu’à elles, je crois que ça fait plus de mille roubles. »
un mois auparavant, ainsi que la veille. Hélas ! tous les témoignages, sans exception, furent défavorables à Mitia, quelques-uns apportèrent même des faits nouveaux, presque accablants, qui infirmaient ses déclarations. Le premier interrogé fut Tryphon Borissytch. Il se présenta sans la moindre frayeur, au contraire, rempli d’indignation contre l’inculpé, ce qui lui conféra un grand air de véracité et de dignité. Il parla peu, avec réserve, attendant les questions, auxquelles il répondait avec fermeté, en réfléchissant. Il déclara, sans ambages, qu’un mois auparavant l’accusé avait dû dépenser au moins trois mille roubles, que les paysans en témoigneraient, ils avaient entendu Dmitri Fiodorovitch le dire lui-même. « Combien d’argent a-t-il jeté aux tziganes ! Rien qu’à elles, je crois que ça fait plus de mille roubles. »


Ligne 16 : Ligne 17 :
La déclaration relative au sixième billet de mille impressionna les juges et leur plut par sa clarté : trois mille alors, trois mille maintenant, cela faisait bien six mille.
La déclaration relative au sixième billet de mille impressionna les juges et leur plut par sa clarté : trois mille alors, trois mille maintenant, cela faisait bien six mille.


On interrogea les moujiks Stépane et Sémione, le voiturier André, qui confirmèrent la déposition de Tryphon Borissytch. En outre, on nota la conversation qu’André avait eue en route avec Mitia, demandant s’il irait au ciel ou en enfer et si on lui pardonnerait dans l’autre monde. Le « psychologue » Hippolyte Kirillovitch, qui avait écouté en souriant, recommanda de joindre cette déclaration au dossier.
On interrogea les moujiks Stépane et Sémione, le voiturier
==[[Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/141]]==
André, qui confirmèrent la déposition de Tryphon Borissytch. En outre, on nota la conversation qu’André avait eue en route avec Mitia, demandant s’il irait au ciel ou en enfer et si on lui pardonnerait dans l’autre monde. Le « psychologue » Hippolyte Kirillovitch, qui avait écouté en souriant, recommanda de joindre cette déclaration au dossier.


Quand ce fut son tour, Kalganov arriva à contrecœur, l’air morose, capricieux, et causa avec le procureur et Nicolas Parthénovitch comme s’il les voyait pour la première fois, alors qu’il les connaissait depuis longtemps. Il commença par dire qu’« il ne savait rien et ne voulait rien savoir ». Mais il avait entendu Mitia parler du sixième billet de mille et reconnut qu’il se trouvait à côté de lui. Il ignorait la somme que Mitia pouvait avoir et affirma que les Polonais avaient triché aux cartes. Après des questions réitérées, il expliqua que, les Polonais ayant été chassés, Mitia était rentré en faveur auprès d’Agraféna Alexandrovna et qu’elle avait déclaré l’aimer. Sur le compte de cette dernière, il s’exprima avec déférence, comme si elle appartenait à la meilleure société, et ne se permit pas une seule fois de l’appeler « Grouchegnka ». Malgré la répugnance visible du jeune homme à déposer, Hippolyte Kirillovitch le retint longtemps et apprit de lui seulement ce qui constituait, pour ainsi dire, le « roman » de Mitia cette nuit. Pas une fois, Mitia n’interrompit Kalganov, qui se retira sans cacher son indignation.
Quand ce fut son tour, Kalganov arriva à contrecœur, l’air morose, capricieux, et causa avec le procureur et Nicolas Parthénovitch comme s’il les voyait pour la première fois, alors qu’il les connaissait depuis longtemps. Il commença par dire qu’« il ne savait rien et ne voulait rien savoir ». Mais il avait entendu Mitia parler du sixième billet de mille et reconnut qu’il se trouvait à côté de lui. Il ignorait la somme que Mitia pouvait avoir et affirma que les Polonais avaient triché aux cartes. Après des questions réitérées, il expliqua que, les Polonais ayant été chassés, Mitia était rentré en faveur auprès d’Agraféna Alexandrovna et qu’elle avait déclaré l’aimer. Sur le compte de cette dernière, il s’exprima avec déférence, comme si elle appartenait à la meilleure société, et ne se permit pas une seule fois de l’appeler « Grouchegnka ». Malgré la répugnance visible du jeune homme à déposer, Hippolyte Kirillovitch le retint longtemps et apprit de lui seulement ce qui constituait, pour ainsi dire, le « roman » de Mitia cette nuit. Pas une fois, Mitia n’interrompit Kalganov, qui se retira sans cacher son indignation.


On passa aux Polonais. Ils s’étaient couchés dans leur chambrette, mais n’avaient pas fermé l’œil de la nuit ; à l’arrivée des autorités, ils s’habillèrent rapidement, comprenant qu’on allait les demander. Ils se présentèrent avec dignité, mais non sans appréhension. Le petit pan, le plus important, était fonctionnaire de douzième classe en retraite, il avait servi comme vétérinaire en Sibérie, et s’appelait Musalowicz. Pan Wrublewski était dentiste. Aux questions de Nicolas Parthénovitch, ils répondirent d’abord en s’adressant à Mikhaïl Makarovitch qui se tenait de côté ; ils le prenaient pour le personnage le plus important et l’appelaient pan pulkownik<ref>Monsieur le colonel.</ref> à chaque phrase. On parvint à leur faire comprendre leur erreur ; d’ailleurs ils parlaient correctement le russe, sauf la prononciation de certains mots. En parlant de ses relations avec Grouchegnka, pan Musalowicz y mit une ardeur et une fierté qui exaspérèrent Mitia ; il s’écria qu’il ne permettrait pas à un « gredin » de s’exprimer ainsi en sa présence. Pan Musalowicz releva le terme et pria de le mentionner au procès-verbal. Mitia bouillait de colère.
On passa aux Polonais. Ils s’étaient couchés dans leur chambrette, mais n’avaient pas fermé l’œil de la nuit ; à l’arrivée des autorités, ils s’habillèrent rapidement, comprenant qu’on allait les demander. Ils se présentèrent avec dignité, mais non sans appréhension. Le petit pan, le plus important, était fonctionnaire de douzième classe en retraite, il avait servi comme vétérinaire en Sibérie, et s’appelait Musalowicz. Pan Wrublewski était dentiste. Aux questions de Nicolas Parthénovitch, ils répondirent d’abord en s’adressant à Mikhaïl Makarovitch qui se tenait de côté ; ils le prenaient pour le personnage le plus important et l’appelaient pan pulkownik<ref>Monsieur le colonel.</ref> à chaque phrase. On parvint à leur faire comprendre leur erreur ; d’ailleurs ils parlaient correctement le russe, sauf la prononciation de certains mots. En parlant de ses relations avec Grouchegnka, pan Musalowicz y mit une ardeur et une fierté qui exaspérèrent Mitia ; il s’écria qu’il ne
==[[Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/142]]==
permettrait pas à un « gredin » de s’exprimer ainsi en sa présence. Pan Musalowicz releva le terme et pria de le mentionner au procès-verbal. Mitia bouillait de colère.


« Oui, un gredin ! Notez-le, ça ne m’empêchera pas de répéter qu’il est un gredin. »
« Oui, un gredin ! Notez-le, ça ne m’empêchera pas de répéter qu’il est un gredin. »
Ligne 30 : Ligne 35 :
— Certainement, car ça lui aurait rapporté non pas deux mille, mais quatre et même six mille roubles. Il aurait mobilisé ses avocats juifs et polonais, qui eussent fait rendre gorge au vieux. »
— Certainement, car ça lui aurait rapporté non pas deux mille, mais quatre et même six mille roubles. Il aurait mobilisé ses avocats juifs et polonais, qui eussent fait rendre gorge au vieux. »


Naturellement, la déposition de pan Musalowicz fut transcrite in extenso au procès-verbal, après quoi lui et son camarade purent se retirer. Le fait qu’ils avaient triché aux cartes fut passé sous silence ; Nicolas Parthénovitch leur était reconnaissant et ne voulait pas les inquiéter pour des bagatelles, d’autant plus qu’il s’agissait d’une querelle entre joueurs ivres, et rien de plus. D’ailleurs, le scandale n’avait pas manqué cette nuit… Les deux cents roubles restèrent ainsi dans la poche des Polonais.
Naturellement, la déposition de pan Musalowicz fut transcrite in extenso au procès-verbal, après quoi lui et son camarade purent se retirer. Le fait qu’ils avaient triché aux cartes fut passé sous silence ; Nicolas Parthénovitch leur était reconnaissant et ne voulait pas les inquiéter pour des bagatelles,
==[[Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/143]]==
d’autant plus qu’il s’agissait d’une querelle entre joueurs ivres, et rien de plus. D’ailleurs, le scandale n’avait pas manqué cette nuit… Les deux cents roubles restèrent ainsi dans la poche des Polonais.


On appela ensuite le vieux Maximov. Il entra timidement, à petits pas, l’air triste et en désordre. Il s’était réfugié tout ce temps auprès de Grouchegnka, assis à côté d’elle en silence, « prêt à pleurnicher en s’essuyant les yeux avec son mouchoir à carreaux », comme raconta ensuite Mikhaïl Makarovitch, si bien que ce fut elle qui le calmait et le consolait. Les larmes aux yeux, le vieillard s’excusa d’avoir emprunté dix roubles à Dmitri Fiodorovitch, vu sa pauvreté, et se déclara prêt à les restituer… Nicolas Parthénovitch lui ayant demandé combien il pensait que Dmitri Fiodorovitch avait d’argent, vu qu’il pouvait l’observer de près en lui empruntant, Maximov répondit catégoriquement : vingt mille roubles.
On appela ensuite le vieux Maximov. Il entra timidement, à petits pas, l’air triste et en désordre. Il s’était réfugié tout ce temps auprès de Grouchegnka, assis à côté d’elle en silence, « prêt à pleurnicher en s’essuyant les yeux avec son mouchoir à carreaux », comme raconta ensuite Mikhaïl Makarovitch, si bien que ce fut elle qui le calmait et le consolait. Les larmes aux yeux, le vieillard s’excusa d’avoir emprunté dix roubles à Dmitri Fiodorovitch, vu sa pauvreté, et se déclara prêt à les restituer… Nicolas Parthénovitch lui ayant demandé combien il pensait que Dmitri Fiodorovitch avait d’argent, vu qu’il pouvait l’observer de près en lui empruntant, Maximov répondit catégoriquement : vingt mille roubles.
Ligne 38 : Ligne 45 :
— Comment donc ! Bien sûr. C’est-à-dire non pas vingt mille roubles, mais sept mille, lorsque mon épouse engagea ma propriété. À vrai dire, elle ne me les montra que de loin, ça faisait une forte liasse de billets de cent roubles. Dmitri Fiodorovitch aussi avait des billets de cent roubles… »
— Comment donc ! Bien sûr. C’est-à-dire non pas vingt mille roubles, mais sept mille, lorsque mon épouse engagea ma propriété. À vrai dire, elle ne me les montra que de loin, ça faisait une forte liasse de billets de cent roubles. Dmitri Fiodorovitch aussi avait des billets de cent roubles… »


On ne le retint pas longtemps. Enfin arriva le tour de Grouchegnka. Les juges craignaient l’impression que son arrivée pouvait produire sur Dmitri Fiodorovitch, et Nicolas Parthénovitch lui adressa même quelques mots d’exhortation, auxquels Mitia répondit d’un signe de tête, indiquant ainsi qu’il ne se produirait pas de désordre. Ce fut Mikhaïl Makarovitch qui amena Grouchegnka. Elle entra, le visage rigide et morne, l’air presque calme, et prit place en face de Nicolas Parthénovitch. Elle était très pâle et s’enveloppait frileusement dans son beau châle noir. Elle sentait, en effet, le frisson de la fièvre, début de la longue maladie qu’elle contracta cette nuit-là. Son air rigide, son regard franc et sérieux, le calme de ses manières, produisirent l’impression la plus favorable. Nicolas Parthénovitch fut même séduit, il raconta plus tard qu’alors seulement il avait compris combien cette femme était charmante ; auparavant, il voyait en elle « une hétaïre de sous-préfecture ». « Elle a les manières de la meilleure société », laissa-t-il échapper une fois avec enthousiasme dans un cercle de dames. On l’écouta avec indignation et on le traita aussitôt de « polisson », ce qui le ravit. En entrant, Grouchegnka jeta sur Mitia un regard furtif ; il la considéra à son tour avec inquiétude, mais son air le tranquillisa. Après les questions d’usage, Nicolas Parthénovitch, avec quelque hésitation, mais de l’air le plus poli, lui demanda « quelles étaient ses relations avec le lieutenant en retraite Dmitri Fiodorovitch Karamazov » ?
On ne le retint pas longtemps. Enfin arriva le tour de Grouchegnka. Les juges craignaient l’impression que son arrivée pouvait produire sur Dmitri Fiodorovitch, et Nicolas Parthénovitch lui adressa même quelques mots d’exhortation, auxquels Mitia répondit d’un signe de tête, indiquant ainsi qu’il ne se produirait pas de désordre. Ce fut Mikhaïl Makarovitch qui amena Grouchegnka. Elle entra, le visage rigide et morne, l’air presque calme, et prit place en face de Nicolas Parthénovitch. Elle était très pâle et s’enveloppait frileusement dans son beau châle noir. Elle sentait, en effet, le frisson de la fièvre, début de la longue maladie qu’elle contracta cette nuit-là. Son air rigide, son regard franc et sérieux, le calme de ses manières, produisirent l’impression la plus favorable. Nicolas Parthénovitch fut même séduit, il raconta plus tard qu’alors seulement il avait compris combien cette femme était charmante ; auparavant, il voyait en elle « une hétaïre de sous-préfecture ». « Elle a les manières de la meilleure société », laissa-t-il échapper une fois avec enthousiasme dans un cercle de dames. On l’écouta avec indignation et on le traita aussitôt de « polisson », ce qui le ravit. En entrant, Grouchegnka
==[[Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/144]]==
jeta sur Mitia un regard furtif ; il la considéra à son tour avec inquiétude, mais son air le tranquillisa. Après les questions d’usage, Nicolas Parthénovitch, avec quelque hésitation, mais de l’air le plus poli, lui demanda « quelles étaient ses relations avec le lieutenant en retraite Dmitri Fiodorovitch Karamazov » ?


« De simples relations d’amitié, et c’est en ami que je l’ai reçu tout ce mois. »
« De simples relations d’amitié, et c’est en ami que je l’ai reçu tout ce mois. »
Ligne 62 : Ligne 71 :
Au contraire, depuis un mois Mitia lui avait déclaré à plusieurs reprises être sans argent. « Il s’attendait toujours à en recevoir de son père », conclut Grouchegnka.
Au contraire, depuis un mois Mitia lui avait déclaré à plusieurs reprises être sans argent. « Il s’attendait toujours à en recevoir de son père », conclut Grouchegnka.


« N’a-t-il pas dit devant vous… incidemment ou dans un moment d’irritation, demanda tout à coup Nicolas Parthénovitch, qu’il avait l’intention d’attenter à la vie de son père ?
« N’a-t-il pas dit devant vous… incidemment ou dans un moment d’irritation, demanda tout à coup Nicolas Parthénovitch,
==[[Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/145]]==
qu’il avait l’intention d’attenter à la vie de son père ?


— Oui, je l’ai entendu, dit Grouchegnka.
— Oui, je l’ai entendu, dit Grouchegnka.
Ligne 92 : Ligne 103 :
« Merci, dit Grouchegnka en le saluant. Je partirai avec le vieux propriétaire. Mais, si vous le permettez, j’attendrai ici votre décision au sujet de Dmitri Fiodorovitch. »
« Merci, dit Grouchegnka en le saluant. Je partirai avec le vieux propriétaire. Mais, si vous le permettez, j’attendrai ici votre décision au sujet de Dmitri Fiodorovitch. »


Elle sortit. Mitia était calme et avait l’air réconforté, mais cela ne dura qu’un instant. Une étrange lassitude l’envahissait de plus en plus. Ses yeux se fermaient malgré lui. L’interrogatoire des témoins était enfin terminé. On procéda à la rédaction définitive du procès-verbal. Mitia se leva et alla s’étendre dans un coin, sur une grande malle recouverte d’un tapis. Il s’endormit aussitôt et eut un rêve étrange, sans rapport avec les circonstances.
Elle sortit. Mitia était calme et avait l’air réconforté, mais cela ne dura qu’un instant. Une étrange lassitude l’envahissait de plus en plus. Ses yeux se fermaient malgré lui. L’interrogatoire
==[[Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/146]]==
des témoins était enfin terminé. On procéda à la rédaction définitive du procès-verbal. Mitia se leva et alla s’étendre dans un coin, sur une grande malle recouverte d’un tapis. Il s’endormit aussitôt et eut un rêve étrange, sans rapport avec les circonstances.


…Il voyage dans la steppe, dans une région où il avait passé jadis, étant au service. Un paysan le conduit en télègue à travers la plaine boueuse. Il fait froid, on est aux premiers jours de novembre, la neige tombe à gros flocons qui fondent aussitôt. Le voiturier fouette vigoureusement ses chevaux, il a une longue barbe rousse, c’est un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un méchant caftan gris. Ils approchent d’un village dont on aperçoit les izbas noires, très noires, la moitié ont brûlé, seules des poutres carbonisées se dressent encore. Sur la route, à l’entrée du village, une foule de femmes sont alignées, toutes maigres et décharnées, le visage basané. En voici une, au bord, osseuse, de haute taille, paraissant quarante ans, peut-être n’en a-t-elle que vingt, sa figure est longue et défaite, elle tient dans ses bras un petit enfant qui pleure, pleure toujours, il tend ses petits bras nus, ses petits poings bleus de froid. « Pourquoi pleure-t-il ? demanda Mitia en passant au galop — C’est le petiot, répond le voiturier, le petiot qui pleure. » Et Mitia est frappé qu’il ait dit, à la façon des paysans, le « petiot » et non pas le petit. Cela lui plaît, cela lui semble plus compatissant.
…Il voyage dans la steppe, dans une région où il avait passé jadis, étant au service. Un paysan le conduit en télègue à travers la plaine boueuse. Il fait froid, on est aux premiers jours de novembre, la neige tombe à gros flocons qui fondent aussitôt. Le voiturier fouette vigoureusement ses chevaux, il a une longue barbe rousse, c’est un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un méchant caftan gris. Ils approchent d’un village dont on aperçoit les izbas noires, très noires, la moitié ont brûlé, seules des poutres carbonisées se dressent encore. Sur la route, à l’entrée du village, une foule de femmes sont alignées, toutes maigres et décharnées, le visage basané. En voici une, au bord, osseuse, de haute taille, paraissant quarante ans, peut-être n’en a-t-elle que vingt, sa figure est longue et défaite, elle tient dans ses bras un petit enfant qui pleure, pleure toujours, il tend ses petits bras nus, ses petits poings bleus de froid. « Pourquoi pleure-t-il ? demanda Mitia en passant au galop — C’est le petiot, répond le voiturier, le petiot qui pleure. » Et Mitia est frappé qu’il ait dit, à la façon des paysans, le « petiot » et non pas le petit. Cela lui plaît, cela lui semble plus compatissant.
Ligne 106 : Ligne 119 :
— Non, non, poursuit Mitia qui paraît toujours ne pas comprendre, dis-moi pourquoi ces malheureuses se tiennent-elles ici, pourquoi cette détresse, ce pauvre petiot, pourquoi la steppe est-elle nue, pourquoi ces gens ne s’embrassent-ils pas en chantant des chansons joyeuses, pourquoi sont-ils si noirs, pourquoi ne donne-t-on pas à manger au petiot ? »
— Non, non, poursuit Mitia qui paraît toujours ne pas comprendre, dis-moi pourquoi ces malheureuses se tiennent-elles ici, pourquoi cette détresse, ce pauvre petiot, pourquoi la steppe est-elle nue, pourquoi ces gens ne s’embrassent-ils pas en chantant des chansons joyeuses, pourquoi sont-ils si noirs, pourquoi ne donne-t-on pas à manger au petiot ? »


Il sent bien que ses questions sont absurdes, mais qu’il ne peut s’empêcher de les poser et qu’il a raison ; il sent aussi qu’un attendrissement le gagne, qu’il va pleurer ; il voudrait consoler le petiot et sa mère aux seins taris, sécher les larmes de tout le monde, et cela tout de suite, sans tenir compte de rien, avec toute la fougue d’un Karamazov.
Il sent bien que ses questions sont absurdes, mais qu’il ne
==[[Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/147]]==
peut s’empêcher de les poser et qu’il a raison ; il sent aussi qu’un attendrissement le gagne, qu’il va pleurer ; il voudrait consoler le petiot et sa mère aux seins taris, sécher les larmes de tout le monde, et cela tout de suite, sans tenir compte de rien, avec toute la fougue d’un Karamazov.


« Je suis avec toi, je ne te quitterai plus », lui dit tendrement Grouchegnka. Son cœur s’embrase et vibre à une lumière lointaine, il veut vivre, suivre le chemin qui mène à cette lumière nouvelle, cette lumière qui l’appelle…
« Je suis avec toi, je ne te quitterai plus », lui dit tendrement Grouchegnka. Son cœur s’embrase et vibre à une lumière lointaine, il veut vivre, suivre le chemin qui mène à cette lumière nouvelle, cette lumière qui l’appelle…

Version du 25 juillet 2019 à 08:08

Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/140

un mois auparavant, ainsi que la veille. Hélas ! tous les témoignages, sans exception, furent défavorables à Mitia, quelques-uns apportèrent même des faits nouveaux, presque accablants, qui infirmaient ses déclarations. Le premier interrogé fut Tryphon Borissytch. Il se présenta sans la moindre frayeur, au contraire, rempli d’indignation contre l’inculpé, ce qui lui conféra un grand air de véracité et de dignité. Il parla peu, avec réserve, attendant les questions, auxquelles il répondait avec fermeté, en réfléchissant. Il déclara, sans ambages, qu’un mois auparavant l’accusé avait dû dépenser au moins trois mille roubles, que les paysans en témoigneraient, ils avaient entendu Dmitri Fiodorovitch le dire lui-même. « Combien d’argent a-t-il jeté aux tziganes ! Rien qu’à elles, je crois que ça fait plus de mille roubles. »

« Je ne leur en ai peut-être pas donné cinq cents, rétorqua Mitia ; seulement je n’ai pas compté alors, j’étais ivre, c’est dommage. »

Mitia écoutait d’un air morne, il paraissait triste et fatigué et semblait dire : « Eh ! racontez ce que vous voulez, maintenant je m’en fiche. »

« Les tziganes vous ont coûté plus de mille roubles, Dmitri Fiodorovitch, vous jetiez l’argent sans compter et elles le ramassaient. C’est une engeance de fripons, ils volent les chevaux, on les a chassés d’ici, sinon ils auraient peut-être déclaré à combien montait leur gain. J’ai vu moi-même alors la somme entre vos mains — vous ne me l’avez pas donnée à compter, c’est vrai ; mais à vue d’œil, je me souviens, il y avait bien plus de quinze cents roubles… Nous aussi, nous savons ce que c’est que l’argent. »

Quant à la somme d’hier, Dmitri Fiodorovitch lui avait déclaré, dès son arrivée, qu’il apportait trois mille roubles.

« Voyons, Tryphon Borissytch, ai-je vraiment déclaré que j’apportais trois mille roubles ?

— Mais oui, Dmitri Fiodorovitch, vous l’avez dit en présence d’André. Il est encore ici, appelez-le. Et dans la salle, lorsque vous régaliez le chœur, vous vous êtes écrié que vous laissiez ici votre sixième billet de mille, en comptant l’autre fois, bien entendu. Stépane et Sémione l’ont entendu, Piotr Fomitch Kalganov se tenait alors à côté de vous, peut-être s’en souvient-il aussi… »

La déclaration relative au sixième billet de mille impressionna les juges et leur plut par sa clarté : trois mille alors, trois mille maintenant, cela faisait bien six mille.

On interrogea les moujiks Stépane et Sémione, le voiturier

Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/141

André, qui confirmèrent la déposition de Tryphon Borissytch. En outre, on nota la conversation qu’André avait eue en route avec Mitia, demandant s’il irait au ciel ou en enfer et si on lui pardonnerait dans l’autre monde. Le « psychologue » Hippolyte Kirillovitch, qui avait écouté en souriant, recommanda de joindre cette déclaration au dossier.

Quand ce fut son tour, Kalganov arriva à contrecœur, l’air morose, capricieux, et causa avec le procureur et Nicolas Parthénovitch comme s’il les voyait pour la première fois, alors qu’il les connaissait depuis longtemps. Il commença par dire qu’« il ne savait rien et ne voulait rien savoir ». Mais il avait entendu Mitia parler du sixième billet de mille et reconnut qu’il se trouvait à côté de lui. Il ignorait la somme que Mitia pouvait avoir et affirma que les Polonais avaient triché aux cartes. Après des questions réitérées, il expliqua que, les Polonais ayant été chassés, Mitia était rentré en faveur auprès d’Agraféna Alexandrovna et qu’elle avait déclaré l’aimer. Sur le compte de cette dernière, il s’exprima avec déférence, comme si elle appartenait à la meilleure société, et ne se permit pas une seule fois de l’appeler « Grouchegnka ». Malgré la répugnance visible du jeune homme à déposer, Hippolyte Kirillovitch le retint longtemps et apprit de lui seulement ce qui constituait, pour ainsi dire, le « roman » de Mitia cette nuit. Pas une fois, Mitia n’interrompit Kalganov, qui se retira sans cacher son indignation.

On passa aux Polonais. Ils s’étaient couchés dans leur chambrette, mais n’avaient pas fermé l’œil de la nuit ; à l’arrivée des autorités, ils s’habillèrent rapidement, comprenant qu’on allait les demander. Ils se présentèrent avec dignité, mais non sans appréhension. Le petit pan, le plus important, était fonctionnaire de douzième classe en retraite, il avait servi comme vétérinaire en Sibérie, et s’appelait Musalowicz. Pan Wrublewski était dentiste. Aux questions de Nicolas Parthénovitch, ils répondirent d’abord en s’adressant à Mikhaïl Makarovitch qui se tenait de côté ; ils le prenaient pour le personnage le plus important et l’appelaient pan pulkownik[1] à chaque phrase. On parvint à leur faire comprendre leur erreur ; d’ailleurs ils parlaient correctement le russe, sauf la prononciation de certains mots. En parlant de ses relations avec Grouchegnka, pan Musalowicz y mit une ardeur et une fierté qui exaspérèrent Mitia ; il s’écria qu’il ne

Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/142

permettrait pas à un « gredin » de s’exprimer ainsi en sa présence. Pan Musalowicz releva le terme et pria de le mentionner au procès-verbal. Mitia bouillait de colère.

« Oui, un gredin ! Notez-le, ça ne m’empêchera pas de répéter qu’il est un gredin. »

Nicolas Parthénovitch fit preuve de beaucoup de tact à l’occasion de ce fâcheux incident ; après une sévère remontrance à Mitia, il renonça à enquêter sur le côté romanesque de l’affaire et passa au fond. Les juges s’intéressèrent fort à la déposition des Polonais d’après laquelle Mitia avait offert trois mille roubles à pan Musalowicz pour renoncer à Grouchegnka ; sept cents comptant et le reste « demain matin en ville ». Il affirmait sur l’honneur n’avoir pas sur lui, à Mokroïé, la somme entière. Mitia déclara d’abord qu’il n’avait pas promis de s’acquitter le lendemain en ville, mais pan Wrublewski confirma la déposition, et Mitia, après réflexion, convint qu’il avait pu parler ainsi dans son exaltation. Le procureur fit grand cas de cette déposition ; il devenait clair pour l’accusation qu’une partie des trois mille roubles tombés aux mains de Mitia avait pu rester cachée en ville, peut-être même à Mokroïé. Ainsi s’expliquait une circonstance embarrassante pour l’accusation, le fait qu’on avait trouvé seulement huit cents roubles sur Mitia ; c’était jusqu’alors, la seule qui parlât en sa faveur, si insignifiante fût-elle. Maintenant, cet unique témoignage s’écroulait. À la question du procureur : « Où aurait-il pris les deux mille trois cents roubles promis au pan pour le lendemain, alors que lui-même affirmait n’avoir en sa possession que quinze cents, tout en ayant donné sa parole d’honneur », Mitia répondit qu’il avait l’intention de proposer au pan, au lieu d’argent, le transfert par acte notarié de ses droits sur la propriété de Tchermachnia, déjà offerts à Samsonov et à Mme Khokhlakov. Le procureur sourit de « la naïveté du subterfuge ».

« Et vous pensez qu’il aurait consenti à accepter ces « droits » au lieu de deux mille trois cents roubles en espèces ?

— Certainement, car ça lui aurait rapporté non pas deux mille, mais quatre et même six mille roubles. Il aurait mobilisé ses avocats juifs et polonais, qui eussent fait rendre gorge au vieux. »

Naturellement, la déposition de pan Musalowicz fut transcrite in extenso au procès-verbal, après quoi lui et son camarade purent se retirer. Le fait qu’ils avaient triché aux cartes fut passé sous silence ; Nicolas Parthénovitch leur était reconnaissant et ne voulait pas les inquiéter pour des bagatelles,

Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/143

d’autant plus qu’il s’agissait d’une querelle entre joueurs ivres, et rien de plus. D’ailleurs, le scandale n’avait pas manqué cette nuit… Les deux cents roubles restèrent ainsi dans la poche des Polonais.

On appela ensuite le vieux Maximov. Il entra timidement, à petits pas, l’air triste et en désordre. Il s’était réfugié tout ce temps auprès de Grouchegnka, assis à côté d’elle en silence, « prêt à pleurnicher en s’essuyant les yeux avec son mouchoir à carreaux », comme raconta ensuite Mikhaïl Makarovitch, si bien que ce fut elle qui le calmait et le consolait. Les larmes aux yeux, le vieillard s’excusa d’avoir emprunté dix roubles à Dmitri Fiodorovitch, vu sa pauvreté, et se déclara prêt à les restituer… Nicolas Parthénovitch lui ayant demandé combien il pensait que Dmitri Fiodorovitch avait d’argent, vu qu’il pouvait l’observer de près en lui empruntant, Maximov répondit catégoriquement : vingt mille roubles.

« Avez-vous jamais vu vingt mille roubles ? demanda Nicolas Parthénovitch en souriant.

— Comment donc ! Bien sûr. C’est-à-dire non pas vingt mille roubles, mais sept mille, lorsque mon épouse engagea ma propriété. À vrai dire, elle ne me les montra que de loin, ça faisait une forte liasse de billets de cent roubles. Dmitri Fiodorovitch aussi avait des billets de cent roubles… »

On ne le retint pas longtemps. Enfin arriva le tour de Grouchegnka. Les juges craignaient l’impression que son arrivée pouvait produire sur Dmitri Fiodorovitch, et Nicolas Parthénovitch lui adressa même quelques mots d’exhortation, auxquels Mitia répondit d’un signe de tête, indiquant ainsi qu’il ne se produirait pas de désordre. Ce fut Mikhaïl Makarovitch qui amena Grouchegnka. Elle entra, le visage rigide et morne, l’air presque calme, et prit place en face de Nicolas Parthénovitch. Elle était très pâle et s’enveloppait frileusement dans son beau châle noir. Elle sentait, en effet, le frisson de la fièvre, début de la longue maladie qu’elle contracta cette nuit-là. Son air rigide, son regard franc et sérieux, le calme de ses manières, produisirent l’impression la plus favorable. Nicolas Parthénovitch fut même séduit, il raconta plus tard qu’alors seulement il avait compris combien cette femme était charmante ; auparavant, il voyait en elle « une hétaïre de sous-préfecture ». « Elle a les manières de la meilleure société », laissa-t-il échapper une fois avec enthousiasme dans un cercle de dames. On l’écouta avec indignation et on le traita aussitôt de « polisson », ce qui le ravit. En entrant, Grouchegnka

Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/144

jeta sur Mitia un regard furtif ; il la considéra à son tour avec inquiétude, mais son air le tranquillisa. Après les questions d’usage, Nicolas Parthénovitch, avec quelque hésitation, mais de l’air le plus poli, lui demanda « quelles étaient ses relations avec le lieutenant en retraite Dmitri Fiodorovitch Karamazov » ?

« De simples relations d’amitié, et c’est en ami que je l’ai reçu tout ce mois. »

En réponse à d’autres questions, elle déclara franchement qu’elle n’aimait pas alors Mitia, bien qu’il lui plût « par moments » ; elle l’avait séduit par méchanceté ainsi que le bonhomme ; la jalousie de Mitia vis-à-vis de Fiodor Pavlovitch et de tous les hommes la divertissait. Jamais elle n’avait songé à aller chez Fiodor Pavlovitch, dont elle se jouait. « Durant tout ce mois, je ne m’intéressais guère à eux ; j’en attendais un autre, coupable envers moi… Seulement j’estime que vous n’avez pas à m’interroger là-dessus et que je n’ai pas à vous répondre ; ma vie privée ne vous concerne pas. »

Nicolas Parthénovitch laissa immédiatement de côté les points « romanesques » et aborda la question capitale des trois mille roubles. Grouchegnka répondit que c’était bien la somme dépensée à Mokroïé un mois auparavant, d’après les dires de Dmitri, car elle-même n’avait pas compté les billets.

« Vous a-t-il dit cela en particulier ou devant des tiers, ou bien l’avez-vous seulement entendu le dire à d’autres ? » demanda aussitôt le procureur.

Grouchegnka répondit affirmativement à ces trois questions.

« L’avez-vous entendu le dire en particulier une fois ou plusieurs ? »

Elle répondit que c’était plusieurs fois.

Hippolyte Kirillovitch demeura fort satisfait de cette déposition. On établit ensuite que Grouchegnka savait que l’argent venait de Catherine Ivanovna.

« N’avez-vous pas entendu dire que Dmitri Fiodorovitch avait dissipé alors moins de trois mille roubles et gardé la moitié pour lui ?

— Non, jamais. »

Au contraire, depuis un mois Mitia lui avait déclaré à plusieurs reprises être sans argent. « Il s’attendait toujours à en recevoir de son père », conclut Grouchegnka.

« N’a-t-il pas dit devant vous… incidemment ou dans un moment d’irritation, demanda tout à coup Nicolas Parthénovitch,

Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/145

qu’il avait l’intention d’attenter à la vie de son père ?

— Oui, je l’ai entendu, dit Grouchegnka.

— Une fois ou plusieurs ?

— Plusieurs fois, toujours dans des accès de colère.

— Et vous croyiez qu’il mettrait ce projet à exécution ?

— Non, jamais ! répondit-elle avec fermeté ; je comptais sur la noblesse de ses sentiments.

— Messieurs, un instant, s’écria Mitia, permettez-moi de dire, en votre présence, un mot seulement à Agraféna Alexandrovna.

— Faites, consentit Nicolas Parthénovitch.

— Agraféna Alexandrovna, dit Mitia en se levant, je le jure devant Dieu : je suis innocent de la mort de mon père ! »

Mitia se rassit. Grouchegnka se leva, se signa pieusement devant l’icône.

« Dieu soit loué ! » dit-elle avec effusion, et elle ajouta, en s’adressant à Nicolas Parthénovitch : « Croyez ce qu’il dit ! Je le connais, il est capable de dire je ne sais quoi par plaisanterie ou par entêtement, mais il ne parle jamais contre sa conscience. Il dit toute la vérité, soyez-en sûr !

— Merci, Agraféna Alexandrovna, tu me donnes du courage », dit Mitia d’une voix tremblante.

Au sujet de l’argent d’hier, elle déclara ne pas connaître la somme, mais avoir entendu Dmitri répéter fréquemment qu’il avait apporté trois mille roubles. Quant à sa provenance, il lui a dit à elle seule l’avoir « volé » à Catherine Ivanovna, à quoi elle répondit que ce n’était pas un vol et qu’il fallait rendre l’argent dès le lendemain. Le procureur insistant pour savoir ce que Dmitri entendait par argent volé, celui d’hier ou celui d’il y a un mois, Grouchegnka déclara qu’il avait parlé de l’argent d’alors et qu’elle le comprenait ainsi.

L’interrogatoire terminé, Nicolas Parthénovitch dit avec empressement à Grouchegnka qu’elle était libre de retourner en ville et que, s’il pouvait lui être utile en quelque chose, par exemple en lui procurant des chevaux ou en la faisant accompagner, il ferait…

« Merci, dit Grouchegnka en le saluant. Je partirai avec le vieux propriétaire. Mais, si vous le permettez, j’attendrai ici votre décision au sujet de Dmitri Fiodorovitch. »

Elle sortit. Mitia était calme et avait l’air réconforté, mais cela ne dura qu’un instant. Une étrange lassitude l’envahissait de plus en plus. Ses yeux se fermaient malgré lui. L’interrogatoire

Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/146

des témoins était enfin terminé. On procéda à la rédaction définitive du procès-verbal. Mitia se leva et alla s’étendre dans un coin, sur une grande malle recouverte d’un tapis. Il s’endormit aussitôt et eut un rêve étrange, sans rapport avec les circonstances.

…Il voyage dans la steppe, dans une région où il avait passé jadis, étant au service. Un paysan le conduit en télègue à travers la plaine boueuse. Il fait froid, on est aux premiers jours de novembre, la neige tombe à gros flocons qui fondent aussitôt. Le voiturier fouette vigoureusement ses chevaux, il a une longue barbe rousse, c’est un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un méchant caftan gris. Ils approchent d’un village dont on aperçoit les izbas noires, très noires, la moitié ont brûlé, seules des poutres carbonisées se dressent encore. Sur la route, à l’entrée du village, une foule de femmes sont alignées, toutes maigres et décharnées, le visage basané. En voici une, au bord, osseuse, de haute taille, paraissant quarante ans, peut-être n’en a-t-elle que vingt, sa figure est longue et défaite, elle tient dans ses bras un petit enfant qui pleure, pleure toujours, il tend ses petits bras nus, ses petits poings bleus de froid. « Pourquoi pleure-t-il ? demanda Mitia en passant au galop — C’est le petiot, répond le voiturier, le petiot qui pleure. » Et Mitia est frappé qu’il ait dit, à la façon des paysans, le « petiot » et non pas le petit. Cela lui plaît, cela lui semble plus compatissant.

« Mais pourquoi pleure-t-il ? s’obstine à demander Mitia. Pourquoi ses petits bras sont-ils nus, pourquoi ne le couvre-t-on pas ?

— Il est transi, le petiot, ses vêtements sont gelés, ils ne réchauffent pas.

— Comment cela ? insiste Mitia, stupide.

— Mais ils sont pauvres, leurs izbas sont brûlées, ils manquent de pain.

— Non, non, poursuit Mitia qui paraît toujours ne pas comprendre, dis-moi pourquoi ces malheureuses se tiennent-elles ici, pourquoi cette détresse, ce pauvre petiot, pourquoi la steppe est-elle nue, pourquoi ces gens ne s’embrassent-ils pas en chantant des chansons joyeuses, pourquoi sont-ils si noirs, pourquoi ne donne-t-on pas à manger au petiot ? »

Il sent bien que ses questions sont absurdes, mais qu’il ne

Page:Dostoïevski - Les Frères Karamazov, trad. Mongault, tome 2.djvu/147

peut s’empêcher de les poser et qu’il a raison ; il sent aussi qu’un attendrissement le gagne, qu’il va pleurer ; il voudrait consoler le petiot et sa mère aux seins taris, sécher les larmes de tout le monde, et cela tout de suite, sans tenir compte de rien, avec toute la fougue d’un Karamazov.

« Je suis avec toi, je ne te quitterai plus », lui dit tendrement Grouchegnka. Son cœur s’embrase et vibre à une lumière lointaine, il veut vivre, suivre le chemin qui mène à cette lumière nouvelle, cette lumière qui l’appelle…

« Quoi ? Où suis-je ? » s’écria-t-il en ouvrant les yeux. Il se dressa sur sa malle comme au sortir d’un évanouissement, avec un radieux sourire. Devant lui se tenait Nicolas Parthénovitch, qui l’invita à entendre la lecture du procès-verbal et à le signer.

Mitia se rendit compte qu’il avait dormi une heure ou davantage, mais il n’écoutait pas le juge. Il était stupéfait de trouver sous sa tête un coussin qui n’y était pas, lorsqu’il s’était allongé épuisé sur la malle.

« Qui a mis ce coussin ? Qui a eu tant de bonté ? » s’écria-t-il avec exaltation, d’une voix émue, comme s’il s’agissait d’un bienfait inestimable.

Le brave cœur qui avait eu cette attention demeura inconnu, mais Mitia était touché jusqu’aux larmes. Il s’approcha de la table et déclara qu’il signerait tout ce qu’on voudrait.

« J’ai fait un beau rêve, messieurs » dit-il d’une voix étrange, le visage comme illuminé de joie.

  1. Monsieur le colonel.