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Les Origines de la poésie chrétienne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 10 (p. 75-103).
02  ►

LES ORIGINES
DE LA POÉSIE CHRÉTIENNE

LES APOCRYPHES ET LES SYBILLINS.


I. Michel Nicolas, Études sur les Évangiles apocryphes, 1863. — II. Alexandre, Oracula Sibyllina, 1869. — III. M. Vernes, Histoire des idées messianiques, 1874. — IV. F. Delaunay, Moines et Sibylles, 1874.

On a mis depuis cinquante ans une grande ardeur à étudier l’histoire des premiers siècles du christianisme. De remarquables travaux de détail ou d’ensemble ont été publiés sur cette époque obscure, et l’on peut dire qu’après les recherches patientes des érudits de l’Allemagne, la publication des Philosophumena par M. Miller, l’exploration des catacombes par M. de Rossi, elle est aujourd’hui bien mieux connue. La théologie n’a pas seule profité de ces découvertes : pendant qu’on cherchait à résoudre certaines questions qui paraissaient plus importantes, d’autres, dont on était moins préoccupé, se sont trouvées fort éclaircies. Il est arrivé que ces études, entreprises dans des intentions uniquement dogmatiques, ont jeté beaucoup de lumière autour d’elles et sur des points qui leur semblaient d’abord étrangers ; elles ont surtout fait mieux connaître les origines de la littérature et de l’art chrétien. C’est ce que je voudrais montrer par un exemple.

La poésie chrétienne a éprouvé à ses débuts des fortunes assez surprenantes : elle est née, elle a grandi beaucoup plus tard qu’on ne devait s’y attendre et dans des conditions qui ne semblaient pas propices à son développement. S’il est vrai, comme on le dit d’ordinaire, que tout ce qui ébranle les âmes et leur communique des secousses violentes inspire et renouvelle la poésie, jamais époque ne lui fut plus favorable que les deux premiers siècles du christianisme. C’est à ce moment que s’est accompli l’un des plus grands événemens de l’histoire, et que le monde a été remué jusque dans ses couches les plus profondes. Qu’on se figure les drames intimes dont chaque maison devait être alors le théâtre. Que de troubles, que de sentimens confus chez ceux que saisissait la croyance nouvelle ! que d’anxiété, que de déchiremens avant d’abandonner ses anciennes opinions, de rompre avec les souvenirs de sa jeunesse, de se séparer de ceux qu’on aimait ! quelle plénitude de joie quand on s’était enfin décidé, et qu’on se sentait renouvelé et rajeuni ! quel charme dans cette première possession de la vérité, dans le mystère des réunions secrètes, dans ces ardeurs inconnues d’affection pour les frères et de charité pour tout le monde ! que d’angoisses pendant les persécutions ! quels triomphes mêlés de tristesses et de regrets, au récit des souffrances si courageusement supportées par les victimes ! quelle passion de martyre, et, quand les temps redevenaient plus calmes, quel orgueil légitime de cette victoire remportée par la résignation et la foi sur la brutalité et la violence ! Ces sentimens, qui devaient être alors si communs, sont les plus propres à exciter et à nourrir dans les cœurs l’inspiration poétique, et pourtant, dans cet âge héroïque du christianisme, la poésie n’existait pas. Pendant ces deux premiers siècles, où la foi était si vive, où les âmes étaient si émues, à peu d’exceptions près, il n’y a pas eu de poètes. Ils ont commencé à se produire sous Constantin, c’est-à-dire quand le christianisme triomphant sentait s’affaiblir en lui la vertu des premières années ; ils sont devenus plus nombreux parmi les misères d’un empire qui se voyait mourir et au milieu de la décadence de tout le reste ; enfin les plus célèbres d’entre eux, saint Éphrem, saint Grégoire, Prudence, ont fleuri quand les barbares avaient déjà passé les frontières et à la veille de la ruine de Rome. Voilà certes de quoi déconcerter toutes les prévisions et tous les calculs de la critique.

Pourquoi la poésie chrétienne est-elle née si tard ? comment s’est-il fait que, n’ayant pas commencé dans une époque qui semblait lui être si favorable, elle ait attendu pour se développer et arriver presqu’à la perfection des temps si tristes et si misérablement troublés ? de quel profit ont été pour elle ces premières années où elle n’existait pas encore, et y a-t-il quelque moyen de comprendre qu’après avoir tant tardé à naître elle ait jeté si vite tant d’éclat ? Peut-on savoir, en un mot, de quel travail des esprits elle est sortie, et connaître l’histoire de ses plus lointaines origines ? C’est une question qu’on se pose inévitablement quand on étudie l’histoire de la littérature chrétienne, et à laquelle il est devenu aujourd’hui plus aisé de répondre. Je n’aurai pour le faire qu’à résumer les excellens ouvrages qu’on a publiés sur ce sujet depuis quelques années.


I

Ces recherches montrent d’abord que, si les deux premiers siècles ne nous ont pas laissé de poètes, ils sont fort loin d’avoir été stériles pour la poésie. Jamais l’imagination chrétienne n’a été plus active et plus féconde. A la vérité, elle n’a pas produit alors des œuvres complètes et achevées, mais elle a trouvé ce qui est la matière et la substance de ces œuvres. Elle a créé en abondance des idées, des images, des types, des légendes, dont l’art chrétien a profité jusqu’à nos jours. On peut dire que pendant ces deux siècles se sont entassés dans les souvenirs les trésors où la poésie religieuse a puisé durant tout le moyen âge et dont elle vit encore aujourd’hui.

C’est ce qu’il est aisé d’établir en étudiant les ouvrages qui nous restent de cette jeunesse du christianisme. Ces reliques sont malheureusement fort rares. La négligence des fidèles, la rigueur des persécutions, surtout de celle de Dioclétien, qui atteignit les monumens et les livres autant que les personnes, peut-être aussi la mauvaise volonté des chefs de l’église, qui trouvaient dans ces vieux écrits beaucoup de maximes erronées, en ont fort diminué le nombre. Ceux qu’a conservés le hasard ne nous sont en général parvenus que mutilés et modifiés : nous les possédons souvent dans des traductions étrangères qui en ont changé la forme et le fond ; mais, malgré toutes ces altérations, ils nous permettent de constater l’incroyable activité d’esprit qui régnait dans ces premières années, et la fécondité de créations qui en fut la suite.

Ces ouvrages ont un caractère commun : ils ne portent pas le nom de leur auteur véritable. Celui qui les a rédigés n’a pas voulu les signer ; pour leur donner peut-être plus de crédit, il les attribue à quelque personnage illustre des temps anciens. Ces sortes de supercheries étaient alors si ordinaires qu’elles ne semblaient pas coupables. Toutes les religions et toutes les philosophies en usaient sans scrupule. Les Juifs en ont donné l’exemple aux chrétiens, et ils le tenaient peut-être des philosophes qui se plaisaient à inventer des écrits d’Orphée ou de Pythagore pour autoriser leurs opinions. C’était un moyen de servir la vérité, d’augmenter le prix d’un ouvrage, de lui faire produire de meilleurs effets : on n’avait pas de répugnance à l’employer. Un clerc de ce temps, que l’autorité ecclésiastique poursuivait pour avoir fabriqué de faux actes de sainte Thècle et les avoir mis sous le nom de saint Paul, répondit avec une grande candeur aux reproches qu’on lui adressait qu’il l’avait fait par amour pour l’apôtre, amore Pauli ; on l’étonna sans doute beaucoup en le punissant, il croyait plutôt mériter quelque récompense. Les auteurs après tout avaient souvent de bonnes raisons pour ne pas mettre leur nom au livre qu’ils publiaient ; en réalité, il ne leur appartenait guère. Ils s’étaient contentés, pour le composer, de recueillir ce qu’ils entendaient dire. Ces légendes, dont on ignorait la source, avaient longtemps couru la société chrétienne, enrichies sans cesse d’incidens nouveaux dans le voyage, avant qu’on s’avisât de les écrire ; elles appartenaient donc à tout le monde, et celui qui les rédigeait ne se croyait peut-être pas le droit de se les approprier. Il ne voulait pas non plus les laisser anonymes de peur de leur ôter toute créance. C’est ainsi qu’il était amené à leur donner pour auteur quelque personnage respectable afin de les rendre plus efficaces.

Parmi les ouvrages de ce genre, il n’en est pas qui aient joui de plus de célébrité que les évangiles apocryphes. Ces évangiles, dont le nombre fut alors très considérable, peuvent se diviser en deux classes. Les uns étaient l’œuvre d’hérésiarques qui, se couvrant du nom des apôtres ou des premiers saints, les avaient composés et répandus pour soutenir leurs opinions. Ceux-là sont aujourd’hui perdus ; l’église victorieuse les a proscrits pour détruire le souvenir des erreurs qu’ils contenaient, et il ne reste d’eux que de courtes citations conservées dans les ouvrages de controverse. Les autres ne renfermaient pas de discussions dogmatiques ; ils racontaient seulement des récits merveilleux sur le Christ et sa famille. Comme ils étaient conformes à la doctrine de l’église et respectueux pour sa hiérarchie, elle ne leur a pas été sévère. Elle s’est contentée de ne pas les placer parmi ses livres sacrés, qui contiennent la règle de ses croyances, mais comme ouvrages d’imagination et d’édification elle les a laissés vivre. Nous en possédons aujourd’hui onze ou douze, et ce nombre s’accroîtra sans doute quand nos savans auront visité avec plus de soin les bibliothèques de l’Orient chrétien.

On se rend compte aisément du besoin qui les a fait naître. Les évangiles canoniques, qui ne s’occupent guère que de l’apostolat du Christ et sont si sobres de renseignemens sur sa famille et son enfance, ne parvenaient pas à contenter l’ardente curiosité des nouveaux chrétiens. Ils souhaitaient en savoir bien plus qu’on ne leur en disait, et c’est pour les satisfaire que furent imaginées les légendes qui remplissent les évangiles apocryphes. On n’y surprend donc aucune intention de contredire le récit des évangélistes, ou même de le refaire ; ils ne veulent que le compléter. Il n’y est jamais question de la prédication du Christ, depuis son baptême jusqu’à sa mort, mais en revanche on y raconte avec des détails infinis la vie de ses parens, les épisodes merveilleux de sa naissance, ses premières années et la fuite en Égypte. Un seul de ces ouvrages, le plus beau peut-être, a osé reprendre l’admirable récit de la passion, mais c’est pour insister sur un incident dont les évangélistes n’avaient rien dit, et nous raconter longuement la descente du Christ aux enfers.

Il n’est pas difficile non plus de deviner d’où viennent les légendes qui remplissent les évangiles apocryphes. Elles ont pris naissance dans les classes populaires, ce sont des ignorans qui les ont imaginées ; aussi sont-elles pleines des plus grossières erreurs. L’histoire y est tout à fait ignorée, on y suppose qu’il y avait encore des rois en Égypte sous Tibère. La géographie n’y est pas mieux connue que l’histoire. Il y est question d’un jeune homme guéri par la sainte Vierge, et qui se hâte d’aller à cheval de Jérusalem à Rome pour raconter aux chrétiens ce miracle. Non-seulement ces légendes viennent du peuple, mais il est aisé de voir que c’est toujours de quelque peuple de l’Orient qu’elles tirent leur origine. L’Orient était si bien leur patrie naturelle, elles y étaient si goûtées et si répandues, que Mahomet a cru devoir en introduire quelques-unes dans le Coran. D’ordinaire elles portent la marque du pays où elles sont nées. On reconnaît facilement celles qui viennent de la Judée ou de l’Égypte. M. Nicolas fait remarquer que dans l’évangile de l’Enfance, qui ne nous est conservé qu’en arabe, les récits ont un caractère merveilleux qui rappelle les Mille et une Nuits. On y parle sans cesse de magiciens et d’enchantemens ; le Christ y change des enfans en chevreaux, et il rend la forme humaine à un jeune homme que des sorciers avaient métamorphosé en mulet. Ce sont là, il faut l’avouer, de bien pauvres inventions, et la plupart de celles qui se trouvent dans les évangiles apocryphes ne valent pas mieux. Voltaire n’a pas eu de peine à en tirer des tableaux fort plaisans qui égaient ses lecteurs aux dépens de ces grands souvenirs[1].

Au lieu d’en rire, ce qui ne mène à rien, il vaut mieux essayer de comprendre d’où ces défauts peuvent venir. Souvenons-nous que le christianisme est une des rares religions qui ne se sont pas développées à une époque reculée et naïve. Il est né en pleine civilisation, au milieu d’une société polie et lettrée, amollie par le bien-être, usée et fatiguée par l’excès des jouissances de la vie. Il est naturel qu’il n’ait pas produit d’abord les mêmes effets que s’il eût rencontré des âmes entièrement fraîches et jeunes. Les œuvres qu’il inspire, même dans les classes populaires, semblent avoir deux âges. Elles sont un mélange surprenant de neuf et de vieux, de grossièreté et de grâce, de rhétorique et de vérité, de poésie charmante et de banalités misérables. Dans les évangiles apocryphes, les miracles attribués à l’Enfant-Dieu sont quelquefois d’une puérilité ridicule. Il fabrique des oiseaux avec de la boue, et, comme on lui reproche d’y avoir travaillé un jour de sabbat, « il frappe des mains, et les oiseaux s’envolent en gazouillant. » A son ordre, des poissons qui cuisaient déjà dans la poêle redeviennent vivans et sautent dans l’eau. On y fait du Christ tantôt un écolier pédant qui embarrasse son maître, tantôt un enfant acariâtre et cruel qui tourmente ses camarades. L’un d’eux l’ayant heurté par mégarde en passant, il lui dit : « Tu n’achèveras pas ton chemin, » et aussitôt l’enfant tombe et meurt. Un autre s’étant permis de détruire avec une branche de saule les petites rigoles par lesquelles ils s’amusait à faire couler de l’eau, il frappe son corps de sécheresse. Tout le monde le redoute et le déteste. Les parens des malheureuses victimes viennent trouver Joseph et lui disent : « Tu as un fils qui ne peut habiter le même pays que nous. Apprends-lui à bénir et non à maudire, car il fait périr nos enfans. » Est-ce là le Jésus des évangiles canoniques ? Ceux qui ont imaginé ces récits étranges, esprits grossiers et cœurs étroits, croyaient qu’un Dieu ne se manifeste que par des miracles ; ils étaient si préoccupés de le montrer puissant, qu’ils oubliaient de le faire bon.

A côté de ces passages vulgaires ou choquans, on trouve des légendes gracieuses qui suffisent à expliquer la popularité des évangiles apocryphes. Je n’insisterai que sur celles dont a profité plus tard la poésie chrétienne. C’est de là par exemple que viennent la plupart des récits que le moyen âge a répétés sur la sainte Vierge. Les évangiles canoniques parlent très peu d’elle ; ils ne nous apprennent rien de sa famille et de ses premières années. Les apocryphes se sont chargés de combler cette lacune. C’est par eux seuls que nous savons le nom de ses parens et les merveilles qui ont précédé sa naissance. Ils nous racontent qu’Anne, sa mère, qui se désolait de n’avoir pas d’enfant, vint un jour s’asseoir sous un laurier dans son jardin, et qu’ayant vu sur l’arbre le nid d’un moineau, elle disait : « Hélas ! à qui suis-je semblable ? Puis-je être comparée aux oiseaux du ciel ? mais les oiseaux sont féconds devant vous, Seigneur. Puis-je être comparée aux animaux de la terre ? mais ils ont des petits. Je ne suis semblable ni à la mer, car elle est peuplée de poissons, ni à la terre, car elle donne des fruits en leur temps, et sa fécondité te bénit, ô Seigneur ! » Cette prière touchante est entendue ; Anne devient mère et consacre à Dieu son enfant. La jeune Marie, dès l’âge de trois ans, est amenée dans le temple pour y être élevée. Elle y grandit dans la pratique des exercices pieux. « Elle s’était imposé pour règle de s’appliquer à la prière depuis le matin jusqu’à la troisième heure, et de se livrer au travail manuel depuis la troisième heure jusqu’à la neuvième, et depuis la neuvième heure elle ne cessait pas de prier jusqu’à ce que l’ange du Seigneur lui eût apparu pour lui porter sa nourriture. De toutes les autres vierges plus âgées qu’elle et avec qui elle était instruite dans le service de Dieu, il ne s’en trouvait point qui fût plus exacte aux veilles, plus savante dans la loi, plus remplie d’humilité, plus habile à chanter les cantiques de David, plus charitable, plus pure de chasteté, plus parfaite en toute vertu. Tous ses discours étaient pleins de grâce, et la vérité se manifestait par sa bouche. Elle prenait chaque jour sa nourriture de la main des anges et distribuait aux pauvres les alimens qu’elle recevait de la main des prêtres. On voyait très souvent les anges s’entretenir avec elle, et ils lui obéissaient avec la plus grande déférence. Et si une personne atteinte de quelque infirmité la touchait, elle s’en retournait aussitôt guérie. » Voilà déjà les traits principaux de cette figure idéale que la dévotion passionnée du moyen âge n’a pas cessé d’embellir. Le tableau de cette enfance pieuse ne s’est jamais effacé de la mémoire des fidèles. Le mariage de Marie et les merveilles qui l’accompagnent ou le suivent ont été aussi très vite populaires dans la chrétienté ; les évangiles apocryphes, qui seuls nous les ont transmises, ont donc beaucoup servi à fonder et à répandre ce culte de la Vierge qui a pris un si grand développement dans l’église, et qui a tant fourni à l’art et à la poésie chrétienne.

Saint Joseph aussi leur doit beaucoup. Un évangile entier est consacré à raconter sa vie et surtout à décrire ses derniers momens : il n’est plus conservé aujourd’hui que dans une version arabe ; mais on reconnaît à certains indices qu’il était traduit du copte. Il a donc été composé dans cette vieille Égypte, si inquiète de l’autre vie, où les prêtres énuméraient aux fidèles effrayés la série des combats que l’âme aurait à livrer dans les régions sombres de l’Amentès, avant d’obtenir de vivre avec Osiris. Les mêmes impressions de terreur se retrouvent dans l’Histoire de Joseph le charpentier. Quand il se sent mourir, à cent onze ans, il est saisi d’épouvante, il éprouve le besoin de confesser les fautes de sa vie et s’accuse avec une rigueur impitoyable. « Malheur à ma langue et à mes lèvres, dit-il, car elles ont proféré des paroles de vanité, de mensonge, d’ignorance et d’hypocrisie ! Malheur à mes yeux, car ils ont contemplé le scandale ! Malheur à mes pieds qui ont souvent suivi des sentiers proscrits de Dieu ! Malheur à mon corps et malheur à mon âme rebelle à son créateur ! Que ferai-je lorsque j’arriverai face à face devant le juge de toute équité et lorsqu’il me reprochera les œuvres que j’ai accumulées dans ma jeunesse ? Malheur à tout homme qui meurt dans ses péchés ! Cette heure terrible, qui a déjà frappé mon père Jacques, lorsque son âme s’envola de son corps, la voici donc, elle est proche. Oh ! qu’aujourd’hui je suis misérable et digne de compassion ! » À ce moment, la Mort s’avance avec son cortège de démons « dont les vêtemens, les bouches, les visages jettent du feu, » ils s’apprêtent à saisir l’âme du mourant et à l’emporter ; mais Jésus veille, il appelle à son aide les puissances du ciel. « Le prince des anges, » Michel, et Gabriel, « le héraut de lumière, » écartant la Mort et ses satellites, enveloppent l’âme dans un linceul éclatant ; ils la défendent sur la route contre l’attaque des démons, et après une lutte violente l’apportent au lieu qu’habitent les justes. Voilà le premier modèle de ces combats entre les esprits de ténèbres et les anges du ciel pour s’emparer de l’âme d’un mourant qu’ont si souvent reproduits l’art et la poésie du moyen âge.

C’est aussi dans les évangiles apocryphes qu’il faut chercher l’origine de toutes ces légendes sur la naissance du Christ, qui ont fini par se mêler au récit authentique et n’en peuvent plus être séparées. Le voyage de Marie à Bethléem, la façon dont elle y est reçue, l’arrivée des sages-femmes qui la délivrent, la clarté subite qui remplit la caverne où naît l’Enfant-Dieu, le séjour dans l’étable à côté du bœuf et de l’âne, la visite des pasteurs, l’adoration des trois mages, dont les évangiles canoniques parlent si peu ou ne disent rien, sont racontés dans les apocryphes avec les plus grands détails. La fuite en Égypte, qui n’est mentionnée qu’incidemment dans saint Matthieu, remplit tout un évangile. Ces récits merveilleux se sont imposés à toutes les mémoires, aucun d’eux dans la suite ne s’oubliera. Ils reparaîtront d’abord naïvement reproduits dans les drames liturgiques du moyen âge, et l’on y verra par exemple, le jour de Noël, des enfans de chœur, en costume d’anges, placés sous les voûtes de l’église, chanter le Gloria in excelsis, trois chanoines vêtus de soie, avec des couronnes d’or sur la tête, représentant les rois mages, et même deux prêtres en dalmatique qui figurent les sages-femmes (duo presbyteri dalmaticati, quasi obstetrices)[2]. De là ces légendes, passant dans les mystères, aideront à la renaissance de l’art dramatique en Occident. Elles se feront une place dans les épopées, elles inspireront pendant plusieurs siècles les sculpteurs et les peintres aussi bien que les poètes. Encore aujourd’hui l’on peut dire qu’elles n’ont pas perdu tout crédit. Dans ces pays du nord, où les fêtes de Noël donnent lieu à des explosions de joie religieuse, ce sont les légendes des apocryphes qui se racontent à la veillée et se jouent dans les spectacles populaires ; elles font battre le cœur des enfans qui les écoutent, elles attendrissent les vieillards qui les redisent par le souvenir des émotions de leur jeunesse. Il faut convenir que peu de fables poétiques ont eu plus de prise et une action aussi longue sur l’humanité.

Parmi ces ouvrages, il n’en est peut-être pas de plus beau que l’évangile de Nicodème ; c’est au moins celui qui s’est le plus répandu dans l’Occident. La seconde partie surtout, qui décrit la descente de Jésus aux enfers, a joui pendant tout le moyen âge d’une grande popularité. Le récit est fait par les deux fils du vieillard Siméon, que le Christ a rappelés du tombeau pour lui rendre témoignage. Ils racontent qu’ils étaient enfermés dans le séjour des ténèbres avec tous les personnages célèbres de l’Ancien-Testament, quand ils se virent tout à coup inondés d’une lumière plus éclatante que celle du soleil. C’était pour ces morts illustres l’annonce d’une délivrance prochaine. Bientôt après arrive Jean-Baptiste le précurseur, qui rapporte qu’il a vu le Christ, qu’il l’a baptisé et qu’il ne tardera pas à venir. À ces nouvelles, Adam, les patriarches, les prophètes tressaillent de joie ; ils s’entretiennent ensemble des grandes promesses qui ont été faites à l’humanité, et de la venue prochaine du Sauveur qui doit les tirer des sombres demeures. De son côté, Satan, qui redoute celui qui doit le vaincre, va trouver Hadès, le prince des enfers. Il veut le persuader de se saisir de Jésus quand il se présentera, et de le garder ; mais Hadès hésite, l’entreprise lui paraît trop hasardeuse ; il a vu Lazare, appelé par la voix du Sauveur, s’échapper avec la vitesse de l’aigle et sortir vivant du tombeau. S’il n’a pu retenir Lazare, comment gardera-t-il celui qui l’a ressuscité ? Pendant qu’ils parlent entre eux, une voix retentit, plus forte que le tonnerre et l’ouragan : a Princes, dit-elle, ouvrez vos portes, élevez-vous, portes éternelles, et le roi de gloire entrerai » Hadès, effrayé, renonce à toute résistance. Il chasse Satan en l’accablant d’outrages, pendant que le Christ, qui a pénétré dans la demeure des morts, appelle tous ceux qu’elle renferme. « Venez à moi, mes saints, leur dit-il, qui êtes mon image et ma ressemblance, » et, prenant Adam par la main, il s’envole avec lui vers le paradis, suivi des patriarches et des prophètes, qui récitent des passages de leurs anciens chants consacrés à la louange du Seigneur. Ces admirables tableaux, esquissés ici à grands traits, seront dans la suite souvent reproduits et développés. L’épopée chrétienne en a vécu. Le triomphe du Christ sur la mort, l’union de l’ancienne et de la nouvelle loi figurée par l’introduction des vieux prophètes dans le paradis, les résistances vaines de Satan, ses emportemens, ses discussions avec les autres mauvais anges, ses combats et sa défaite sont restés l’inspiration ordinaire des poètes épiques chrétiens depuis saint Avit et Dracontius, jusqu’à Dante et à Milton.


II

Il n’est pas besoin d’insister sur les services de tout genre que les évangiles apocryphes ont rendus aux poètes chrétiens, ils sont trop manifestes pour être contestés ; mais d’autres ouvrages du même temps, quoiqu’en apparence moins liés à l’histoire de la poésie qu’à celle du dogme, n’ont pas été sans influence sur elle. Quelques-uns d’entre eux ont la forme d’un roman, ce qui semble indiquer qu’ils sont nés plus près de l’Occident et dans une société un peu plus relevée que les évangiles. Le monde grec et romain avait alors la manie des récits d’aventures ; jamais peut-être ils ne furent plus populaires et plus goûtés que dans le Ier siècle de l’empire. On ne s’en servait pas seulement pour décrire le jeu des passions et amuser un moment les oisifs, mais pour exposer aux gens du monde les sciences le§ plus sérieuses. La philosophie, l’histoire, la religion, eurent souvent recours à ce moyen aisé de répandre leurs enseignemens. Le christianisme suivit cet exemple, et il nous reste de lui deux ouvrages curieux où sont développées, sous une forme romanesque, des doctrines théologiques ou des leçons de morale ; on les appelle les Clémentines et le Pasteur d’Hermas[3].

Les Clémentines faisaient partie de toute une littérature apocryphe qui s’était formée autour du nom de saint Clément, l’un des premiers successeurs de saint Pierre. Nous en avons deux rédactions, l’une en latin et l’autre en grec, qui ne portent pas le même titre et diffèrent dans les détails, mais dont le fond est assez semblable. La partie romanesque de l’ouvrage, qui peut en être aisément détachée, paraît empruntée aux traditions du théâtre antique. On sait, d’après le témoignage d’Aristote et l’exemple des auteurs latins, que presque toutes les comédies se dénouaient alors par des reconnaissances : il s’agissait d’ordinaire d’une jeune fille perdue dans quelque grande foule ou enlevée par des pirates, qui, après avoir été achetée comme esclave, est reconnue au dernier acte et rendue à ses parens. C’est aussi par une série de reconnaissances que s’achève le roman des Clémentines[4]. Le jeune Clément, qui est le héros de l’ouvrage, et que le sort a séparé de tous les siens, retrouve successivement, et par des hasards fort imprévus, sa mère, ses frères, enfin son père. Cette dernière aventure, par laquelle l’œuvre se termine, a même une teinte de comique assez prononcée. Faustus, le père de Clément, qu’on croit mort depuis longues années, est devenu le disciple fidèle de Simon le Magicien. Après avoir eu longtemps en lui la plus aveugle confiance, il commence à s’apercevoir qu’il a été dupe d’un charlatan et se prépare à l’abandonner. Simon, qui s’en doute, le prévient et le quitte, mais en le quittant il veut s’en venger. Il change ses traits pendant son sommeil, et lui laisse sa propre figure. Le malheureux Faustus, que l’on prend pour Simon, est poursuivi des injures et des menaces de tous ceux que le faux prophète a trompés. Désespéré, il va trouver saint Pierre et implore son secours. L’apôtre l’accueille bien, mais, avant de lui rendre son visage, il veut tourner les impostures de Simon contre lui-même et en faire profiter la vérité. Il envoie donc Faustus à Antioche, où le faux prophète a beaucoup de partisans ; il lui ordonne d’y parler à la foule sous les traits du Magicien, et d’y faire un aveu complet de ses mensonges. C’est seulement quand le peuple, convaincu que Simon s’accuse lui-même et reconnaît ses crimes, s’est converti à la doctrine du Christ, que saint Pierre rend à Faustus sa figure véritable.

Ce récit est, comme on le voit, assez piquant ; il y a aussi beaucoup de finesse et une sorte de grâce touchante dans la manière dont Clément retrouve sa mère. Cependant il faut chercher ailleurs l’intérêt des Clémentines : le roman n’y est qu’un prétexte et qu’un cadre, il sert uniquement à amener des expositions de doctrine et des discussions de théologie, pour lesquelles l’ouvrage a été composé. On nous représente au début le jeune Clément saisi, au milieu des distractions du monde, d’une vague inquiétude. La pensée de la mort le tourmente, il voudrait savoir avec certitude ce qui l’attend au-delà de la vie. « Que serai-je après avoir vécu, se dit-il ? quelque chose ou rien ? un atome, un néant, sans mémoire de ma vie passée, et perdu dans l’oubli où le temps ensevelit toutes choses ? ou bien existerai-je sans exister, sans connaître ceux qui existent, sans être connu d’eux, comme j’étais avant d’être né ? .. Telles étaient les questions qui, je ne sais d’où, venaient à moi et m’obsédaient sans cesse. A force d’y réfléchir en vain, je fus pris d’une si amère tristesse que mon corps se desséchait et que mes joues se couvraient de pâleur. Plus j’essayais d’échapper à ces angoisses de l’âme, plus elles m’étreignaient violemment, et je gémissais de porter en moi le fléau de ma pensée, ignorant que Dieu m’avait donné en elle la plus bienfaisante des compagnes et que je lui devrais un jour l’espoir de l’immortalité. » Pour échapper à ses doutes, il interroge les philosophes, qui n’ont rien de certain à lui apprendre. Plus tourmenté que jamais, il songe à partir pour l’Égypte ; dans ce pays des superstitions et des prodiges, il veut évoquer un mort et savoir de lui les mystères de l’autre vie. Tout à coup le bruit se répand à Rome qu’il se passe en Judée des événemens étranges. Depuis le printemps, un homme qui se dit envoyé du ciel annonce aux Juifs le royaume de Dieu ; pour donner plus d’autorité à sa parole, il fait des miracles, il chasse les démons, il guérit les malades, il ressuscite les morts. Clément se décide aussitôt à l’aller trouver. Il quitte Rome en toute hâte, mais, quand il arrive en Judée, le Christ est mort, et ses apôtres seuls prêchent sa doctrine. Le jeune Romain s’attache au premier d’entre eux, à saint Pierre, devient son disciple et assisté à ses discussions avec son terrible rival, Simon le Magicien.

Ces discussions sont de véritables batailles théologiques ; elles animent l’opinion et attirent la foule. Quand le peuple sait que le combat va se livrer, il se précipite « comme les flots d’un grand fleuve, » il remplit les places, il envahit les jardins, il franchit les murs, il se presse pour mieux entendre. Les deux adversaires arrivent entourés de leurs amis ; ils se placent sur quelque endroit élevé d’où l’on peut les voir, sur les degrés d’un édifice ou la base d’une colonne ; ils saluent d’abord l’assistance, puis ils se font des défis l’un à l’autre, comme les héros des poèmes homériques, et la discussion commence. Voilà donc comment on se figurait au second siècle la prédication des apôtres. En réalité, les choses ne s’étaient pas tout à fait passées ainsi, et la doctrine nouvelle avait eu des commencemens plus modestes. Elle ne s’était que rarement produite devant les foules rassemblées. On l’avait prêchée d’abord dans les synagogues, en présence de quelques Juifs pieux, qui attendaient le libérateur. De là elle s’était insinuée dans quelques familles païennes, apportée sans bruit par quelque esclave de l’Orient, accueillie avec avidité par les âmes inquiètes, ébranlées, hésitant entre les opinions diverses, et qui cherchaient, comme le jeune Clément, une doctrine solide. Mais au second siècle, quand furent composées les Clémentines, le christianisme était plus répandu, plus audacieux. Quoique persécuté, il parlait plus haut, il voulait que son début répondît à sa nouvelle fortune ; il s’imaginait volontiers que dès le premier jour il avait attiré sur lui les yeux du monde, et qu’il s’était propagé par des prédications triomphantes. Comme la théologie passionnait alors tous les esprits, qu’on ne connaissait pas de plaisir plus vif que de discuter des questions de dogme et de doctrine, on supposa que le premier enseignement chrétien avait été donné sous la forme de tournoi théologique.

La théologie des Clémentines n’est pas toujours orthodoxe. Les anciens érudits, et surtout Cotelier, y avaient déjà signalé quelques traces de cette doctrine qu’on appelle l’ébionisme, et qui fut si importante pendant les premiers siècles de l’église. La critique de nos jours, plus pénétrante et plus perspicace, en a découvert bien plus encore. En étudiant l’ouvrage à fond et avec un esprit dégagé des préjugés d’école, elle en a mieux compris le caractère et y a fait des découvertes très curieuses. Il est évidemment composé à la gloire de saint Pierre, et l’auteur, selon l’usage, humilie les autres apôtres pour rehausser son héros. On s’en était bien aperçu, mais il est étrange qu’on n’eût pas signalé la façon dont saint Paul y est traité. Il n’est question de lui qu’une fois, encore n’est-il pas désigné par son nom, on l’appelle l’ennemi, homo inimicus. On y raconte les persécutions dont il accabla les fidèles après la mort du Christ, ses violences contre saint Jacques et le voyage de Damas entrepris pour achever de perdre les chrétiens fugitifs. Il est évident que l’auteur des Clémentines regarde toujours saint Paul comme l’ardent ennemi du christianisme. Pour lui, sa conversion, son apostolat, n’existent pas, ou plutôt il le déteste davantage, il le croit plus dangereux depuis qu’il prêche l’Évangile que lorsqu’il le persécutait. Il ne peut lui pardonner d’avoir appelé les gentils à la bonne nouvelle, il partage toutes les rancunes de ces chrétiens judaïsans qui lui en voulaient mortellement de rompre avec les pratiques de la loi, et de détacher la doctrine nouvelle du tronc antique sur lequel elle avait germé. Sa haine contre lui a même trouvé une façon originale et cruelle de se manifester : il affecte de prêter ses opinions à l’ennemi détesté du christianisme naissant, à Simon le Magicien. Simon y est représenté sans doute avec les traits que la tradition lui donnait : c’est avant tout un enchanteur puissant qui vole dans l’air, marche sur les flots, traverse des montagnes, qui invente des statues animées, des chiens de pierre ou d’airain qui aboient, des faucilles qui moissonnent seules, qui gouverne les élémens et ressuscite les morts ; mais comme théologien, c’est à saint Paul qu’il ressemble. Le dessein de l’auteur est manifeste, et il n’est guère possible de nier l’identité des deux personnages. On sait avec quelle hauteur l’apôtre répond à ceux qui voulaient se mettre au-dessus de lui parce qu’ils avaient fréquenté Jésus et reçu ses leçons de sa bouche. Saint Paul ne veut pas reconnaître qu’il leur soit inférieur, il affirme même que son Évangile vaut mieux. S’il n’a pas vécu avec le Christ pendant sa vie terrestre, il a recueilli ses enseignemens quand il s’est révélé à lui, et il lui semble que cette façon d’être instruit est meilleure. Il a vu Jésus dans sa gloire, il a été en contact direct avec la Divinité, sans être séparé d’elle par l’obstacle du corps. Aussi dit-il aux Galates : « Je vous déclare, mes frères, que l’Évangile que je prêche n’a rien de l’homme, car je ne l’ai point reçu ni appris d’aucun homme, mais par la révélation de Jésus-Christ. » Il se met sans hésiter sur la même ligne que Pierre, à l’occasion même il ne lui ménage pas les remontrances. « Céphas étant venu à Antioche, dit-il, je lui résistai en face, parce qu’il était répréhensible. » Cette querelle remplit les Clémentines, Simon y soutient sur l’apostolat les mêmes idées que Paul, et c’est à Paul plus qu’à Simon que saint Pierre répond par ces fougueuses paroles : « Quelqu’un peut-il arriver à la doctrine par une vision ? Si c’était possible, pourquoi Dieu aurait-il pris la peine de vivre et de converser avec nous pendant une année entière ? Et qui nous force à croire qu’il te soit véritablement apparu ? Comment aurait-il pu t’apparaître, à toi qui professes des opinions contraires aux siennes ? Si, après avoir été visité et instruit par lui en une heure de temps, tu es devenu apôtre, il te faut répéter ses paroles, interpréter ses dogmes, aimer ses envoyés et ne pas faire la guerre à ceux qui, comme moi, ont vécu familièrement avec lui. Et pourtant tu m’as résisté en face, à moi qui suis la pierre solide et le fondement de l’église[5]. »

Si j’insiste sur ce fait curieux, c’est qu’il nous aide à comprendre le caractère de la théologie des Clémentines : elle ne ressemble pas entièrement à celle qui se fait dans les écoles ; comme elle se rattachait aux polémiques du temps, elle est âpre, passionnée, vivante. Elle remet une époque sous nos yeux, elle nous fait assister aux querelles qui agitaient alors toute la société chrétienne. Souvenons-nous que, dans cette société naissante, on ne se préoccupait pas de la politique, on fuyait d’ordinaire les fonctions administratives qui forçaient d’aller dans les temples et de sacrifier aux dieux, on avait moins de souci des dignités et des richesses, qui étaient jugées nuisibles au salut. Toute l’activité, toutes les ardeurs de l’esprit se tournaient vers les discussions dogmatiques. C’était à ce moment la grande affaire de tout le monde, car tout le monde y avait part. La religion nouvelle les avait mises à la portée des ignorans et des pauvres, et ils éprouvaient d’autant plus de plaisir à s’en occuper que c’était pour eux un plaisir nouveau. Ces disputes subtiles, qui furent plus tard confinées dans quelques couvens, passionnaient donc toute la communauté chrétienne, et il n’est pas étonnant qu’elles se soient introduites dans la poésie, comme tout ce qui excite les âmes. La théologie, qui ne nous paraît convenir qu’à des traités de scolastique, a donc inspiré les poètes. Elle a produit au Ve siècle des ouvrages remarquables ; comme l’Apotheosis et l’Hamertigenia de Prudence, où l’ardeur des sentimens s’unit à la vigueur de la pensée, et la place qu’elle a prise alors dans les œuvres poétiques, elle ne l’a pas tout à fait perdue plus tard, car on la retrouve encore, et non sans éclat, chez Dante et chez Milton.

Le Pasteur d’Hermas forme un contraste complet avec les Clémentines, et il a dû être pour la poésie chrétienne une source d’inspirations différentes. Le christianisme a toujours eu de ces courans distincts qui se perdent dans sa large unité ; ses doctrines peuvent s’approprier à des natures très diverses, il est l’aliment des doux comme des forts, de Minutius Félix et de Tertullien, de Saint-Cyran et de François de Sales, de Bossuet et de Fénelon. Les Clémentines s’adressaient aux discuteurs et aux violens ; le Pasteur d’Hermas fut composé par quelque âme tendre pour les mystiques et les rêveurs. D’abord il y est peu question de dogmes, l’enseignement y est tout moral. Il s’agit moins d’éclairer un homme sur ses croyances que de lui apprendre ses devoirs. Hermas, le héros de l’ouvrage, n’est pas tout à fait un saint. Il est représenté honnête et bon, mais faible. On lui reproche de mal gouverner sa famille, de laisser chez lui trop de licence à sa femme et à ses fils, qui se conduisent mal. Lui-même n’a pas entièrement arraché de son cœur les anciennes affections. Il s’est un jour laissé trop toucher à la vue d’une jeune fille qu’il a connue esclave et que le hasard lui fait retrouver pendant qu’elle se baigne dans le Tibre. « En la voyant, dit-il, je me pris à songer dans mon cœur, et je me disais : Que je serais heureux si je pouvais avoir une épouse si belle et si sage ! Ce fut tout, et ma pensée n’alla pas plus avant. » C’était trop : Hermas est coupable « d’avoir rendu hommage à cette créature de Dieu, voyant combien elle était belle. » Il a péché, il faut qu’il soit puni ; mais à quelle peine doit-il s’attendre ? quelle expiation Dieu lui demandera-t-il de sa faute ? Cette pensée l’attriste et l’épouvante. Que d’autres en devraient être émus alors et troublés comme lui ! Le temps était passé des complaisances pour soi-même, des accommodemens avec la vie, de cette morale indulgente qui se pardonne si aisément et garde ses rigueurs pour les autres. Depuis qu’on était si assuré de revivre, qu’on s’attendait à trouver après la mort des punitions ou des récompenses, on avait toujours les yeux sur cet avenir terrible. Après une faute commise, on n’éprouvait plus qu’un désir, on voulait trouver quelque moyen de rentrer en grâce avec ce Dieu qu’on avait offensé ; mais ce moyen existait-il ? Une école qui a porté différens noms, sans jamais cesser d’exister dans la société chrétienne, proclamait qu’il n’était pas possible de reconquérir l’innocence perdue, et qu’après le baptême il n’y avait plus de pardon pour le pécheur. La morale d’Hermas est moins rigoureuse. Il nous raconte que, pendant qu’il se désespérait, un ange lui est apparu pour le rassurer et lui a dit : a Dieu, qui connaît l’infirmité humaine et la méchanceté du diable, m’a donné le droit d’accorder la pénitence, mais une seule pénitence. Celui qui après avoir été pardonné retombera dans sa faute n’a plus rien à espérer de son repentir, et il ne peut plus désormais s’attendre à se réconcilier avec Dieu. » Un seul pardon, ce n’est guère ; je crois qu’il nous serait difficile aujourd’hui de nous en contenter ; mais alors les âmes étaient si pleines d’effroi, si inquiètes de l’avenir, qu’on regardait comme un grand bonheur la certitude que les fautes seraient une fois remises, et que tout le monde était tenté de dire avec Hermas : « Seigneur, je revis en entendant ces choses. »

Ce caractère de douceur et de modération se retrouve dans tout l’ouvrage. Les questions qui préoccupaient alors l’église y sont toujours résolues dans le sens le moins rigoureux. Que doit faire le mari, se demandait-on, quand il a surpris sa femme en adultère ? La renvoyer, disaient quelques-uns, et considérer le mariage comme rompu. Hermas veut qu’il la garde lorsqu’elle manifeste quelque repentir. S’il la renvoie, il lui défend d’en épouser une autre pour se laisser toujours le droit de pardonner. — Les secondes noces sont-elles permises ? Non, répondaient les montanistes et beaucoup d’orthodoxes pieux : celui qui se remarie après avoir perdu sa femme commet un adultère. Ce n’est pas l’avis d’Hermas ; il pense qu’il vaut mieux rester seul, mais qu’on peut se remarier sans crime. Cette indulgence indigne Tertullien, qui ne tarit pas d’outrages contre ce « pasteur des débauchés ; » mais l’église a jugé comme Hermas. Tous les conseils que donne le Pasteur sur la conduite de la vie sont inspirés par le même esprit de sagesse et d’humanité. Il est bon de jeûner, nous dit-il, mais le jeûne seul ne suffit pas. « Le Seigneur ne désire pas ces abstinences inutiles qui ne sanctifient pas ceux qui se les imposent. Vis dans l’innocence, conserve un cœur pur, suis les préceptes de Dieu, crois fermement que, si tu te préserves de toute mauvaise pensée, de toute mauvaise action, tu as vécu selon sa loi ; voilà le jeûne véritable, le jeûne agréable au Seigneur. » La vertu qu’Hermas met au-dessus de toutes les autres, c’est la charité : il l’enseigne, il en donne le goût par de petites paraboles, courtes et naïves, faites pour les pauvres et les ignorans, qui ne quittent pas l’esprit quand une fois elles y sont entrées. Un jour qu’Hermas admire une vigne et un ormeau entrelacés l’un à l’autre, l’ange lui apprend qu’on peut tirer une leçon de ce gracieux spectacle. Cet ormeau stérile, qui aide la vigne à produire de beaux fruits en lui prêtant l’appui de ses branches, c’est l’image du riche et du pauvre. « Le riche a des biens terrestres, mais il est pauvre du côté de Dieu, car il est distrait par le soin de ses richesses, et sa prière a peu d’autorité auprès du Seigneur. Lorsqu’il aura prêté au pauvre l’appui de sa fortune, celui-ci priera pour lui et lui obtiendra les biens spirituels, car le pauvre est riche en prières, et Dieu l’exauce facilement. De cette manière l’un et l’autre s’enrichissent en se faisant du bien. » C’est donc le caractère de cette sagesse d’être pratique et raisonnable ; elle a partout un air souriant, elle fuit les exagérations et les folles terreurs. « Ne craignez point le diable, dit-elle, il ne triomphe pas de ceux qui croient de tout leur cœur. » Elle défend qu’on soit triste : « la tristesse est sœur du doute et de la colère. » L’idéal du chrétien pour elle, c’est « l’homme gai, se réjouissant en paix et honorant doucement le Seigneur en toute occasion. »

Il faut remarquer aussi que les femmes semblent bien inspirer l’auteur du Pasteur d’Hermas. Toutes les fois qu’il parle d’elles, son ton devient encore plus tendre et plus poétique. Que nous sommes loin avec lui des rudesses de saint Paul ! Il est peut-être le premier chez les chrétiens qui ait présenté le tableau de ces rapports fraternels, de cette sorte de galanterie mystique qui s’établit quelquefois entre personnes d’un sexe différent. Hermas nous raconte que l’ange qui s’est chargé de le conduire l’abandonne un soir auprès de douze jeunes filles en lui commandant de l’attendre. Comme il se sait faible, il hésite à obéir et veut s’éloigner, mais elles le retiennent. « Tu nous appartiens, disent-elles, tu ne peux nous quitter. — Où resterai-je donc ? — Tu reposeras avec nous comme un frère, non comme un époux, car tu es notre frère, et nous voulons bien habiter avec toi, nous t’aimons. — Et moi, ajoute Hermas, je rougissais à la pensée de rester avec elles. Et voilà que celle qui paraissait la première m’entoure de ses bras et me donne un baiser. Puis les autres m’embrassent après elle, comme on embrasse un frère, et m’associent à leurs jeux. Les unes chantaient des cantiques, les autres menaient un chœur de danse. Je me promenais avec elles en silence, et je me sentais rajeuni. La nuit vint, je voulus partir, mais elles me retinrent. Je demeurai au milieu d’elles. Elles étendirent leurs tuniques à terre, me placèrent au milieu, et se mirent à prier. Je priai comme elles, avec autant de constance et de ferveur, et, me voyant ainsi en oraison, elles éprouvaient une grande joie. Je restai ainsi jusqu’au lendemain. » Dans ce charmant tableau, d’une finesse tout antique, où semble par momens revivre le génie riant de la Grèce, l’auteur a dépeint des sentimens que l’antiquité n’a guère connus. C’était une veine nouvelle de poésie délicate et gracieuse, et je n’ai pas besoin de rappeler tout ce que l’art moderne en a tiré[6].


III

Les œuvres dont il a été question jusqu’ici avaient ce caractère commun que, quoique destinées à servir de préparation et de matière à la poésie, elles étaient écrites en prose. Il nous reste à parler d’essais poétiques véritables, rudes et grossiers encore, mais où la langue et le vers d’Homère sont mis pour la première fois au service de religions ennemies du vieux polythéisme grec. Les chants sibyllins ont attiré de nos jours l’attention de la critique, et ils le méritent par les renseignemens curieux qu’ils peuvent fournir. Ils nous font pénétrer au cœur de ces populations orientales parmi lesquelles est né le christianisme ; ils nous montrent comment elles s’accommodaient du présent et les rêves qu’elles formaient pour l’avenir ; ils nous apprennent surtout les sentimens qu’excitait chez elles la domination de Rome, C’est ce qui explique le soin qu’on a pris d’en donner des éditions exactes, de fixer l’âge des diverses prophéties, d’essayer de comprendre les intentions de ceux qui les ont imaginées ou qui en ont fait usage[7]. Ce ne sont pas les chrétiens qui s’en sont servis les premiers, les Juifs leur en avaient donné l’exemple. C’était, comme on sait, une des vertus de ce peuple, énergique que ses désastres n’affaiblissaient pas ses espérances ; au contraire elles se sont accrues et précisées par ses désastres même. Il n’avait jamais une vue plus nette de sa mission et un espoir plus assuré de son triomphe que lorsqu’il était malheureux. A chaque coup qui le frappait, il sentait le besoin, pour se raffermir, de se rappeler les promesses qui lui avaient été faites, il écoutait ses prophètes qui venaient lui révéler que ses malheurs étaient la suite de ses fautes, mais qu’ils touchaient à leur terme, et que la délivrance approchait. « Mettez la faucille aux blés, lui disaient-ils, car la moisson est mûre. Venez, foulez ! le pressoir est plein, les cuves débordent. » Leur assurance est incroyable, ils annoncent avec des détails infinis « la journée de Jéhovah, la grande et redoutable journée ! » ils ne craignent pas d’être démentis ; ils fixent l’année et le mois où les méchans « seront consumés comme le chaume, » où la peste, la famine, le carnage, désoleront les ennemis du peuple de Dieu, où ils périront en si grand nombre « que pendant sept ans on se chauffera en Israël avec le bois de leurs armes. »

Ces croyances étaient restées vivantes chez les Juifs de tous les pays ; on les conservait pieusement hors de la terre-sainte comme dans la Palestine. Depuis la captivité de Babylone, les Israélites s’étaient répandus dans toute l’Asie, se mêlant aux autres peuples sans se laisser tout à fait absorber par eux. Ils étaient nombreux, surtout dans la grande ville commerciale d’Alexandrie, et parmi cette population cosmopolite, tout occupée d’affaires et d’études, ils se faisaient remarquer par leur industrie et leurs richesses. Là, ils avaient rencontré une séduction puissante à laquelle on ne résistait guère, et, comme tout le monde, ils s’y étaient laissé vaincre. Malgré leur défiance des mœurs étrangères, la civilisation grecque les avait charmés ; ils quittèrent peu à peu leur vieille langue pour celle qu’on parlait à la cour des Ptolémées, ils lurent Homère et Platon, et même ils s’exercèrent à les imiter. Au fond pourtant ils étaient restés Juifs. Invinciblement attachés au culte de leurs pères, ils avaient horreur des idoles et n’entraient pas dans les temples. Les railleries cruelles des Grecs et cette sorte d’abaissement où on les tenait ne les empêchaient pas de se regarder comme la nation choisie, de conserver dans leur âme l’orgueil d’être les seuls à connaître et à prier le vrai Dieu, et l’assurance qu’un jour tous les peuples de la terre partageraient leur croyance. Quand la pauvre Judée, attaquée dans sa foi par le roi de Syrie, osa lui résister, quand les Macchabées parvinrent, à force d’héroïsme, à chasser l’étranger et à restaurer dans Jérusalem le culte national, les Juifs d’Égypte applaudirent de tout leur cœur à la victoire de leurs frères. Quelques-uns, émus par ce grand succès qui confirmait leurs anciennes espérances, s’étaient demandé si les temps prédits tant de fois par les prophètes n’étaient pas venus, si Dieu n’allait pas enfin se manifester, détruire ses ennemis et établir sur le monde la domination de son peuple. Il y en eut qui, dans la plénitude de leur espoir, chantèrent d’avance l’événement qu’ils croyaient prochain. Pour en hâter la venue, ils eurent l’idée de s’adresser aux Grecs qui les entouraient, de les exhorter à renoncer à leurs idoles et à se convertir au vrai Dieu. comme ils pensaient bien que, présentées en leur nom, ces exhortations ne produiraient pas un grand effet, ils n’hésitèrent pas à inventer d’anciennes prophéties en annonçaient les temps nouveaux. S’ils avaient eu des Juifs à convaincre, ils auraient fait parler Isaïe ou Daniel ; pour se faire écouter des Grecs, ils choisirent naturellement des prophétesses qui jouissaient auprès d’eux de beaucoup de crédit. De tout temps, les vieilles sibylles avaient été fort populaires dans la Grèce et en Italie, on pensa que les vérités qu’on voulait apprendre aux païens seraient mieux accueillies dans leur bouche, et l’on fabriqua sans scrupule de faux oracles sibyllins.

Le plus ancien de ces oracles porte sa date avec lui : on reconnaît à des indices certains qu’il est contemporain du triomphe des Macchabées. L’auteur, qui connaît l’histoire et la mythologie des Grecs, et qui a lu Hésiode en même temps que la Bible, fait d’abord un tableau des différens âges du monde, dans lequel il est question à la fois de la tour de Babel et des Titans, de Jéhovah et de Jupiter, des Israélites et de la Grèce. Il y insiste sur les misères qui ont accablé la race des hommes, et sur celles qui la menacent dans l’avenir : ces fléaux dont ils souffrent sont envoyés par Dieu pour les punir « d’abandonner le droit chemin et les œuvres de justice, d’honorer les idoles et de fléchir le genou devant l’œuvre de leurs mains. » La sibylle les conjure de se corriger et de revenir au culte du Dieu véritable. Elle s’adresse surtout aux Grecs, à qui elle témoigne une sympathie particulière. « O Grèce, dit-elle, pourquoi as-tu mis ta foi en des chefs mortels, qui ne peuvent éviter de finir par la mort ? Pourquoi offres-tu de vains présens à des gens qui ne sont plus rien et sacrifies-tu à des idoles ? Qui t’a mis cette erreur dans l’esprit ? qui t’a poussée à te conduire ainsi et à t’éloigner de la face du grand Dieu ? » Heureusement l’idolâtrie et la corruption ne règnent pas dans le monde entier. Le Seigneur s’est réservé un peuplé dont la sibylle se plaît à célébrer les vertus. « Chez eux, dit-elle, on ne connaît pas l’avarice, qui engendre la guerre et la famine cruelle. Toutes choses y sont réparties avec une juste mesure dans les champs et dans les villes. Ils ne se livrent pas entre eux à des larcins nocturnes, ils ne s’entre-volent pas les troupeaux de bœufs, de brebis ou de chèvres. Le voisin n’arrache pas la borne du champ de son voisin, le riche ne tracasse pas le pauvre et n’opprime pas la veuve ; au contraire, il leur vient en aide par des dons continuels de froment, de vin et d’huile. Toujours l’homme opulent garde une part de la moisson pour ceux qui ne possèdent rien : ainsi accomplissent-ils la parole du grand Dieu, inscrite dans les chants de la loi. » Il me semble qu’on sent à ces beaux éloges le plaisir que prend un Juif obscur à se relever lui-même et sa race en face de ces païens qui l’insultent. Cependant ce peuple choisi n’a pas toujours été fidèle et heureux ; il a quelquefois méconnu la loi du Seigneur, et « le malheur l’a visité, » mais le temps de sa délivrance et de sa domination approche. La sibylle en fixe l’époque avec précision : c’est quand régnera sur l’Égypte le septième roi de la dynastie macédonienne, c’est-à-dire au moment même où chante le poète, que l’idolâtrie doit finir et le règne de Dieu commencer sur la terre. Ce grand événement sera précédé par des calamités terribles que la sombre imagination du prophète se plaît à décrire. Il montre « la terre, qui produit tout, secouée par la main de l’Immortel. Les poissons de la mer, les quadrupèdes, les familles innombrables des oiseaux, les âmes des hommes frissonnant sous sa face ; les grottes, dans les montagnes élevées, pleines de cadavres, les remparts solidement construits tombant d’eux-mêmes et laissant les hommes infortunés sans défense, parce qu’ils ont méconnu la loi et le jugement de Dieu ; enfin la plainte et la clameur des mourans s’élevant de la terre immense ; puis tous, muets, étendus, baignés dans leur sang, devenant la proie des bêtes féroces, qui se rassasient de leur chair. » Mais ces malheurs sont les derniers qu’éprouvera le monde. Une fois les méchans punis et le « jour de Jéhovah » passé, l’ère messianique commence. « Alors les villes Regorgeront de biens, les champs seront fertiles ; plus de glaives, plus de tumulte sur la terre, plus de ces tressaillemens profonds qui secouent le sol gémissant ; plus de guerre, plus de sécheresse, plus de famine, plus de grêle malfaisante et meurtrière pour les fruits… Alors surgira un royaume qui durera éternellement et s’étendra sur l’humanité entière, et de toute la terre on portera de l’encens et des présens au temple du grand Dieu. »

Tels étaient les rêves que formaient quelques Juifs pieux, près de deux cents ans avant le Christ. Cet oracle sibyllin, le plus ancien de ceux qui nous soient parvenus, contient déjà ce qui sera dans tous les autres. La forme est trouvée ; elle servira fidèlement pendant cinq siècles, de Ptolémée Philométor jusqu’à Constantin, aux impatiens, aux opiniâtres, aux exaltés, pour exprimer leurs désirs et leurs espérances. Tous ceux qu’anime l’ardeur du prosélytisme en useront comme d’un moyen commode de répandre leurs croyances. Ils chargeront la sibylle de prêcher l’unité de Dieu, la chasteté, la charité[8], la venue du Messie et la gloire qui attend Israël dans le monde renouvelé, toutes vérités dont la sibylle devait être la première assez surprise : ils lui feront railler en termes amers le culte des faux dieux et annoncer avec des accens de triomphe la chute prochaine de l’idolâtrie. « Isis, dira-t-elle, déesse infortunée, tu resteras seule sur les bords du Nil, comme une ménade furieuse sur les rivages desséchés de l’Achéron, et sur toute la terre il n’y aura plus aucun souvenir de toi. Et toi, Sérapis, tu gémiras assis sur les ruines de tes temples, et l’un de tes pontifes, encore couvert de sa robe de lin, dira : Venez ici, élevons un autel au vrai Dieu. Venez, et quittons toutes les croyances de nos pères, qui faisaient des sacrifices à des divinités de pierre et d’argile. Changeons de sentimens ; prions le Dieu immortel, créateur de tout, qui n’a pas été créé, le père et le roi des âmes, qui doit toujours exister. »

Les chants sibyllins ne contiennent pas seulement des prédications morales et religieuses ; on y trouve partout des protestations violentes contre la domination romaine. C’est ce qui en fait le principal intérêt pour nous : les vaincus, les opprimés, y ont déposé leurs plaintes, et ils sont le seul souvenir qui nous reste des haines qu’a soulevées le grand empire. Les actes officiels conservés par les inscriptions, les discours des rhéteurs, les vers des poètes de cour renferment à toutes les pages la glorification de Rome et de ses maîtres ; nous avons ici le cri de colère et de vengeance des victimes qui ne se sont pas résignées à souffrir. Il faut rendre cette justice aux poètes sibyllins qu’ils n’ont jamais varié dans leurs sentimens. Dès le premier jour, et avant même d’avoir subi le joug des Romains, ils détestaient Rome. Son pouvoir n’était encore qu’une menace lointaine, ses légions n’avaient pas paru en Égypte et en Syrie, que déjà ils la signalaient à tout le monde comme le grand ennemi et le grand danger. Dans ce vieil oracle sibyllin, que je viens d’analyser, on essaie de réunir tous les peuples contre les Romains ; on les représente comme des barbares qui pillent les villes et brûlent les palais, comme des conquérans avides, « dévorés par la soif exécrable de l’or, » comme des impies livrés aux plus honteuses débauches, « qui emmènent les enfans et les épouses, arrachées du lit conjugal et tombant suppliantes sur leurs faibles genoux. » On les détestera bien davantage quand on les aura connus de plus près. Le monde une fois conquis, les imprécations redoublent. Tous ces poètes, divisés souvent d’opinions et qui appartiennent à des religions différentes, s’accordent entre eux dans la haine qu’ils ressentent pour Rome, dans la joie qu’ils éprouvent à lui annoncer qu’elle sera punie et à décrire d’avance son châtiment. « Malheur, malheur à toi, lui disent-ils, Furie, amie des vipères ; tu t’assiéras, veuve de ton peuple, le long du rivage, et le Tibre pleurera sur toi comme sur une épouse délaissée, parce que tu avais le cœur cruel et l’âme impie. Tu ne connaissais pas la puissance de Dieu, tu ne savais pas le coup qu’il se préparait à frapper. Tu disais : Il n’y a que moi, et personne ne pourra me vaincre ! Maintenant Dieu, qui est le maître de tout, a détruit tous les tiens, et il ne restera pas de trace de toi sur la terre… Méchante ville, qui retentissais des chants de fête, garde le silence. Dans tes temples, les jeunes filles n’entretiendront plus le feu qui brûlait toujours ; tes autels n’auront plus de sacrifices… Tu baisseras la tête, superbe Rome, le feu te dévorera tout entière, tes richesses périront, les loups et les renards habiteront tes ruines, tu seras déserte et comme si tu n’avais jamais été. » Loin d’être ému de cette grande catastrophe, le poète y applaudit et l’appelle ; il souhaite y assister, il est impatient de jouir de ce spectacle : « Quand aurai-je le plaisir de voir ce jour terrible pour toi, Rome, et pour toute la race des Latins ! »

Ces grands éclats de colère ne laissent pas de paraître surprenans. C’est l’opinion générale que les peuples vaincus se sont assez vite résignés à la domination de Rome ; on suppose qu’ils étaient heureux de faire partie de ce vaste empire, défendu par une administration vigoureuse contre l’anarchie intérieure, protégé par la vaillance des légions contre les menaces de l’étranger ; on ajoute une confiance entière à tous ces témoignages de reconnaissance que le monde prodiguait à ses maîtres pour le bien-être et la paix qu’ils faisaient régner partout. Voici pourtant des voix discordantes dans ce concert d’acclamations. Elles parlent plus bas que les autres, elles s’entourent volontiers d’obscurités, elles essaient de dérouter les soupçons en s’enveloppant dans une phraséologie prophétique ; en réalité, elles sont faciles à saisir et s’expriment avec une violence incroyable. Il y avait donc, au milieu de cette satisfaction générale, des gens qui se plaignaient, qui détestaient les Romains, qui prévoyaient et souhaitaient la ruine de la ville éternelle. Il faut assurément tenir compte de ces plaintes, mais, pour ne pas leur accorder trop d’importance, remarquons d’abord que tous ces mécontens viennent du même pays : c’est de l’Asie qu’ils sont originaires, et l’on sait que cette contrée s’est moins aisément pliée que les autres à la suprématie romaine. Rome s’assimila sans peine toute l’Europe occidentale, mais l’Asie lui a toujours un peu échappé : on n’y parlait pas sa langue, on y dédaignait sa littérature, on n’y a jamais adopté ses usages. Cette race légère de « petits Grecs, » qui s’était abattue sur tout l’Orient après Alexandre, qui avait pris les défauts des pays nouveaux qu’elle habitait sans perdre les siens, était restée surtout vaniteuse et insolente. Comme elle avait conscience de ses qualités, qu’elle se sentait si souple, si vive, si propre à tout[9], elle se croyait supérieure à ces lourds Romains, dont elle était forcée de subir le joug. Tout en les flattant beaucoup, elle ne les aimait guère, et ne résistait pas toujours au plaisir de se moquer d’eux. Sénèque dit de l’Égypte qu’elle mettait son esprit à dire des impertinences de ceux qui la gouvernaient (in contumeliam prœfectorum ingeniosa provincia), et nous savons que la populace d’Antioche se permit un jour de rire d’un empereur au théâtre et devant lui. Voilà le milieu d’où les poètes sibyllins sont sortis ; il était, comme on le voit, très mal disposé pour Rome et les préparait à lui être contraires. Il faut donc se garder d’étendre au monde entier les sentimens qu’ils expriment. C’est Antioche, c’est Alexandrie, qui se plaignent dans leurs vers passionnés, et ils traduisent surtout les colères et les rancunes de quelques provinciaux de l’Asie. Du reste ils ne cherchent pas à le cacher ; ils nous disent ouvertement quel est le pays dont l’intérêt les préoccupe et dont ils veulent venger les outrages. « Autant de richesses et de tributs Rome a enlevés à l’Asie, trois fois autant et plus encore l’Asie en reprendra sur Rome, qui paiera ses crimes avec usure. Autant d’esclaves sont allés d’Asie dans les demeures des Italiens, vingt fois autant d’Italiens s’en iront servir en Asie dans l’outrage et la pauvreté ! »

Ce qu’il est plus important encore de remarquer, c’est que la religion est le seul motif de la colère des poètes sibyllins ; ils en veulent beaucoup moins à Rome de leur enlever leur indépendance que d’attaquer leur dieu. En somme, les nationalités ont peu résisté à la domination romaine ; elles se sont effacées devant elle ou accommodées à sa suprématie ; mais les religions sont plus tenaces, et Rome n’en aurait pas eu aussi aisément raison. On sait qu’en général elle les a respectées ; jamais elle n’a cherché à détruire celle des peuples qu’elle venait de vaincre[10], ou à leur imposer la sienne ; c’est cette sagesse qui lui a rendu la conquête du monde plus facile. Le judaïsme et le christianisme sont les deux seuls cultes qu’elle ait maltraités, et il faut regarder les chants sibyllins comme une réponse à cette intolérance. Dès lors les emportemens qu’on y trouve s’expliquent : les haines religieuses sont seules capables de ces violences. Seules aussi elles peuvent donner à ceux qu’elles possèdent une opiniâtreté d’espérance qui résiste à tous les mécomptes et que rien ne peut décourager. Les chrétiens et les juifs, victimes de la force, avaient remis leur vengeance à Dieu, et ils attendaient avec une confiance inébranlable ce jour annoncé par leurs prophètes où leurs ennemis devaient être exterminés. Ils étaient si convaincus de cette grande catastrophe finale qu’ils en voyaient partout des signes manifestes, et qu’ils en fixaient hardiment la date. Quand cette date était passée sans avoir amené l’événement prédit, ils se contentaient d’en reculer le terme et recommençaient à l’attendre avec la même intrépidité. C’est ainsi qu’ils ont vécu pendant plusieurs siècles, sans que ces délais et ces démentis aient jamais porté la moindre atteinte à leur certitude. L’Apocalypse de saint Jean nous montre combien ils se croyaient sûrs, à la mort de Néron, de tenir leur vengeance. Les guerres civiles et les désordres de tout genre qui troublèrent alors l’empire semblaient leur donner raison : l’antechrist allait paraître, déjà les fléaux commençaient à se déchaîner sur les peuples, et le monde ne pouvait pas tarder à être détruit et renouvelé. Tout se remit pourtant, et l’empire sortit plus fort de cette crise. La confiance des sibylles n’en fut pas ébranlée ; pendant qu’autour d’elles on paraissait croire que Rome s’était rajeunie avec les Flaviens, elles persistaient à prédire que la fin des choses approchait. L’éruption du Vésuve, qui produisit partout un grand effet, les confirma dans leur opinion. « Quand les entrailles de la terre italienne, disaient-elles, seront déchirées, quand la flamme s’élancera jusqu’au vaste ciel, consumant des villes, faisant périr des hommes et remplissant l’air immense d’une nuée de cendres obscures ; quand des gouttes tomberont d’en haut, rouges comme le sang, reconnaissez alors la colère du Dieu céleste, qui veut venger la mort de ses justes. » Sous Trajan, sous Marc-Aurèle, pendant cette période des Antonins, qui nous semble si heureuse et si belle, sous Commode, sous les Sévère, les poètes sibyllins annonçaient, sans se déconcerter, l’approche du grand événement qu’ils appelaient de leurs vœux. Tout leur servait de prétexte pour l’attendre et l’espérer. Au milieu de ce calme profond de la paix romaine, tant célébré par les poètes, ils croyaient toujours entendre le bruit affreux de la machine qui se disloquait : Les moindres accidens qui troublent la vie des empires les plus solides, une peste, une défaite, une famine, une sécheresse ou une inondation, tout prenait pour eux des significations effrayantes ; quelquefois ils se livraient à des calculs cabalistiques et trouvaient un sens mystérieux dans la rencontre fortuite de quelques chiffres ; enfin, à défaut de tout autre indice, la corruption même du vieux monde romain, que s’exagéraient aisément ces sectaires rigides, suffisait pour leur faire croire qu’ils assistaient aux abominations des derniers jours. « Quand la piété n’existera plus chez les hommes, disaient-ils, ainsi que la justice et la foi, qu’ils en seront venus au comble de l’audace et ne mettront plus aucune mesure dans l’outrage, qu’ils n’auront aucun souci des justes et qu’ils en viendront à ce point d’iniquité de vouloir les détruire tous, qu’ils se réjouiront de les combler d’injures et seront fiers d’avoir les mains rouges de sang ; alors ne croyez pas que Dieu restera sans rien faire. Soyez sûrs au contraire qu’il se prépare à frapper toute la génération coupable ! »

On est un peu surpris de trouver des chrétiens parmi ces ennemis acharnés de l’empire. Il est bien vrai que Tacite prétend qu’ils étaient convaincus de haïr le genre humain (odio generis humani convictos), ce qui, dans la bouche d’un Romain, veut dire qu’on les accusait de haïr Rome ; mais les apologistes les défendent de ce reproche. Ils soutiennent que les empereurs n’avaient pas de sujets plus soumis et qu’ils répondaient aux rigueurs dont on les accablait par une inébranlable fidélité. Tertullien, qui n’est pas suspect de complaisance pour l’autorité, affirme à plusieurs reprises qu’ils n’ont pris part à aucun complot et que les princes ne les ont jamais trouvés parmi les rebelles ; il les représente priant Dieu, dans leurs oratoires, pour les empereurs qui les maltraitent, et demandant pour eux « une longue vie, un règne heureux, une famille unie, des armées victorieuses, un sénat fidèle, un peuple soumis et l’univers en repos. » Ces sentimens, on n’en peut douter, étaient ceux des chefs de l’église et du plus grand nombre des fidèles. Les évêques ont toujours prêché le respect des puissances ; hommes de gouvernement et d’action, ils cherchaient à s’accommoder autant que possible avec l’autorité civile et se seraient gardés de l’irriter par des bravades insolentes. Les simples chrétiens, surtout dans l’Occident, n’oubliaient pas qu’ils étaient Romains. Les persécutions même ne les changeaient pas ; plus on les frappait, plus ils éprouvaient le besoin de se montrer soumis et fidèles pour désarmer leurs ennemis. Il faut reconnaître pourtant qu’ils n’étaient pas tous aussi résignés. Il y en avait que l’injustice et la cruauté des persécuteurs jetaient hors d’eux-mêmes, qui rendaient à ce pouvoir odieux haine pour haine, et qui, ne pouvant lui répondre par la force, se soulageaient au moins par la menace. Ceux-là, les chants sibyllins nous révèlent leur existence et leurs sentimens, et, comme ils devaient être en somme assez nombreux, il est bon d’en tenir compte et d’essayer de les connaître. Ils appartenaient surtout à ces populations orientales que la domination romaine n’avait qu’entamées ; de plus ce devaient être d’ordinaire de pauvres gens : comme ils n’avaient rien à conserver, ils ne savaient aucun gré à l’empire de maintenir l’ordre et la paix. C’étaient surtout des esprits remuans, audacieux, peu capables de mesure, mal faits pour l’obéissance ; ils devaient former dans les communautés chrétiennes le parti des insubordonnés et des radicaux. On a signalé chez eux une âpreté singulière de revendications démocratiques. Dans leurs rêves d’avenir, ils imaginent d’abord un pays et un temps où les biens seront mis en commun : « La terre alors sera partagée entre tout le monde. On ne la divisera pas par des limites, on ne l’enfermera pas dans des murailles. Il n’y aura plus de mendiant ni de riche, de maître ni d’esclave, de petits ni de grands, plus de rois, plus de chefs ; tout appartiendra à tous. » On dira peut-être que ce ne sont là que des rêves de l’âge d’or, ou des souvenirs de la vie des premiers chrétiens ; mais il y a partout, dans ces souvenirs et ces rêves, un accent de passion où l’on sent la rancune d’anciennes souffrances. La même violence se retrouve dans leurs invectives contre les riches. « Pour agrandir leurs domaines, disent-ils, et se faire des serviteurs, ils pillent les misérables. Ah ! si la terre n’était pas assise et fixée si loin du ciel, ils se seraient arrangés pour que la lumière ne fût pas également répartie entre tous. Le soleil, acheté à prix d’or, ne luirait plus que pour les riches, et Dieu aurait été contraint de faire un autre monde pour les pauvres. » Ceux qui s’expriment ainsi sont presque tous des juifs ou des chrétiens judaïsans ; leur dieu est resté le vieux Jéhovah armé de tonnerres et d’éclairs ; leurs doctrines sont dures, ils ont une incroyable puissance de haine, ils ne parlent guère que pour menacer. A tous ceux qu’ils détestent, ils montrent sans cesse, comme un épouvantail, le jugement et l’enfer. Médiocres souvent dans le reste, ils se relèvent dans ces descriptions du dernier jour et des supplices que leur imagination aime à se représenter. « Malheur aux femmes qui verront ce jour-là ! dit l’un d’eux. Une nuée sombre entourera le monde immense, du côté de l’aurore et du couchant, au midi et au nord. Un grand fleuve de feu coulera du ciel et dévorera toute la terre. Alors les flambeaux célestes se heurteront les uns contre les autres. Les étoiles tomberont dans la mer et le monde semblera vide. Atteinte par ce fleuve de feu qui la poursuit, toute la race des hommes grincera des dents quand elle sentira le sol s’enflammer sous ses pieds. Tout sera changé en poussière. Aucun oiseau ne traversera plus l’espace, aucun poisson ne fendra plus la mer, aucun bœuf ne tracera plus de sillon dans la plaine ; on n’entendra plus le bruit des arbres agités par le vent, mais toutes les créatures viendront à la fois brûler dans la fournaise divine… Là, ils pleureront tous ensemble, pères, mères, enfans à la mamelle, et jamais ils ne se rassasieront de pleurer. On ne distinguera pas les gémissemens de l’un de ceux de l’autre, mais on entendra mugir à la fois tout le vaste Tartare. Tous grinceront des dents, dévorés par la soif et la douleur ; ils appelleront la mort à leur aide, mais la mort ne viendra pas. Il n’y a plus de mort pour eux, plus de nuit, plus de repos ! » Les doctrines de ces chrétiens judaïsans ont disparu de l’église, mais ce tour d’imagination sombre, ces peintures de l’enfer et du dernier jugement, ces terreurs de l’autre vie y sont restées. Elles ont pris de bonne heure une grande place dans la poésie chrétienne. C’est d’elles que s’est inspiré surtout un des premiers et des plus grands poètes de l’Orient, saint Éphrem ; ses Chants des morts, si originaux, si curieux, sont pleins du souvenir des sibylles. Elles ont aussi pénétré de bonne heure en Occident et y sont devenues vite populaires. Saint Augustin nous dit que de son temps il en circulait des traductions « en vers boiteux et peu latins, œuvre de quelque poète ignorant ; » sous cette forme barbare, ces chants étaient bien accueillis du peuple et répandaient partout la frayeur du jugement dernier. Tout le moyen âge a tremblé devant ces menaces terribles, et il serait aisé d’en suivre la trace chez tous les poètes de ce temps, depuis saint Éphrem jusqu’à Dante.

On voit qu’il était bien vrai de dire que la poésie chrétienne est sortie tout entière de ce grand mouvement des deux premiers siècles. Ceux qui ne commencent à l’étudier que quand elle se produit pour la première fois dans des œuvres régulières, c’est-à-dire après l’époque de Constantin, en ignorent les véritables origines. Il faut la prendre à sa source, si l’on veut la bien connaître. Du reste cette étude présente un intérêt plus général qu’on ne croit, et l’utilité n’en est pas bornée à la poésie chrétienne seule. Il est d’ordinaire très difficile de remonter aux origines des grandes littératures : elles naissent dans des siècles reculés et primitifs qui ne laissent d’eux que peu de souvenirs. On les saisit quand elles éclatent au grand jour par des chefs-d’œuvre, mais les débuts obscurs et les lentes préparations échappent. Qu’y avait-il en Grèce avant l’Iliade, et que doit Homère aux rhapsodes inconnus qui chantaient avant lui ? Nous ne le saurons jamais ; mais nous savons ce qui a précédé les grands poètes chrétiens. Cette première période, où ce qui sera la matière de leurs chants fermentait et s’élaborait dans les âmes émues, n’est pas tout à fait interdite à nos investigations. Nous pouvons saisir ces types, ces légendes, ces récits merveilleux, dont ils se sont tant servis, presqu’au moment où les crée l’imagination populaire. Les premiers ouvrages où ils sont recueillis, les évangiles apocryphes, les Clémentines, le Pasteur d’Hermas, les chants sibyllins, nous les livrent sous leur forme la plus ancienne, et avant qu’un grand artiste leur ait donné la marque de son génie particulier. Nous les voyons sortir pour ainsi dire de l’émotion générale, œuvre commune et anonyme, que l’avenir ne fera que développer sans y rien ajouter d’essentiel, et qui suffira à exciter et à nourrir pendant des siècles l’art et la poésie des temps modernes.

Ainsi, dès le temps de Constantin, les élémens et la substance de la poésie chrétienne existent : c’est beaucoup sans doute, et le plus difficile est fait. Que lui reste-t-il à trouver pour produire des œuvres qui méritent de prendre place à côté des chefs-d’œuvre anciens ? Il faut qu’elle apprenne à revêtir ce fond d’une forme qui lui soit appropriée, qu’elle plie ces vieilles langues classiques, le grec et le latin, qui ont leurs habitudes prises, leurs règles et leurs traditions, à exprimer des idées nouvelles dans un style qui, sans choquer les chrétiens pieux, ne surprenne pas trop les admirateurs de l’art antique, — problème délicat qui ne fut résolu que sous Théodose, après des tâtonnemens et des essais de tout genre, dont l’histoire mérite d’être racontée.


GASTON BOISSIER.

  1. Quand Guillaume Postel rapporta d’Orient le Protévangile de saint Jacques, le savant et pieux Henri Estienne crut à une mystification et se fâcha. Il accusa Postel d’avoir fabriqué l’ouvrage a en haine de la religion chrétienne. »
  2. On peut voir, à propos de ces drames liturgiques, les Origines latines du théâtre moderne d’Édélestand Duméril.
  3. Je renvoie ceux qui souhaiteraient avoir plus de renseignemens sur ces deux ouvrages à une étude fort intéressante de Rigault, insérée dans le second volume de se œuvres : ils y sont surtout étudiés au point de vue littéraire.
  4. Le texte latin des Clémentines en a tiré le nom qu’il porte : il s’appelle Recognitiones.
  5. On a signalé un autre passage des Clémentines où la ressemblance de Simon le Magicien et de saint Paul est encore plus frappante. Quand Faustus, sous les traits de Simon, s’accuse devant les habitans d’Antioche, il leur dit, pour expliquer sa sincérité inattendue : « Je vais vous dire pourquoi je vous parle ainsi. Les anges de Dieu, pour me punir de m’opposer à la prédication de la vérité, m’ont violemment battu cette nuit. » C’est une parodie manifeste de ce passage de saint Paul aux Corinthiens : « Dieu a permis que l’ange de Satan me donnât des soufflets. »
  6. Il y a pourtant, dans le Pasteur d’Hermas, à côté de ces passages si gracieux et si tendres, quelques accens plus énergiques. L’ouvrage est écrit à l’approche d’une persécution. L’auteur l’annonce, et il veut y préparer les fidèles. Pour les raffermir, il leur montre par un symbole que l’église ne périra pas. Il la compare à une tour élevée par des anges, dont il nous raconte la construction avec les plus grands détails. Cette tour symbolique est aussi entrée dans les souvenirs de la poésie, et de l’art chrétiens. On la trouve figurée dans une peinture des catacombes de Naples, et Prudence s’en est souvenu lorsqu’à la fin de sa Psychomachia il nous dépeint le temple mystique que les Vertus triomphantes bâtissent au Seigneur.
  7. La meilleure édition du texte des Sibylles a été publiée par un de nos compatriotes, M. Alexandre, membre de l’Académie des Inscriptions. Cet ouvrage l’a occupé toute sa vie, aussi les excursus qu’il y a joints sont-ils pleins d’une érudition solide et étendue. Le livre de M. Vernes sur l’Histoire des idées messianiques résume d’une manière intéressante et solide le travail de la critique française et allemande sur une des questions les plus délicates de l’histoire des origines du christianisme. Celui que M. Delaunay a intitulé Moines et Sibylles manque quelquefois de précision et de rigueur scientifique. Ce qu’il dit des sibylles est assurément la meilleure partie de son ouvrage ; la traduction qu’il donne de leurs vers est bien faite, je la lui ai souvent empruntée. Peut-être est-il trop tenté de morceler ces divers chants sibyllins. Toutes les fois que se trahit quelque manque d’ordre ou de suite, il croit que c’est un oracle nouveau qui commence ; mais il est dans la règle que des prophéties ne soient pas parfaitement raisonnables et suivies, et quand M. Delaunay nous dit que ces poètes ne pouvaient pas se permettre trop de désordre « parce qu’ils écrivaient en grec et qu’ils s’adressaient à des Grecs, » il oublie que les Grecs ont été ravis de Pindare, qui ne se pique pas de suivre bien exactement sa pensée.
  8. Citons en passant un beau mot d’un de ces oracles qui veut montrer comment Dieu récompense la charité. « Donnez-moi la semence, dit-il, je vous rendrai la moisson. »
  9. Grœculus esuriens in cœlum, jusseris, ibit.
  10. Je ne parle pas de celles qu’elle poursuivit pour des motifs d’humanité. Elle ne permit pas aux druides dans la Gaule et aux prêtres de Saturne en Afrique d’immoler des enfans à leurs dieux. Tibère surtout se signala par les mesures sévères qu’il prit pour empêcher ces crimes.