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galop dans les ombres spacieuses de la caverne, je m’efforçais de découvrir dans les coups que je frappais au vide, et par l’emportement des pas que j’y faisais, vers quoi mes bras devaient s’étendre et mes pieds m’emporter… Depuis j’ai noué mes bras autour du buste des centaures, et du corps des héros, et du tronc des chênes ; mes mains ont tenté les rochers, les eaux, les plantes innombrables et les plus subtiles impressions de l’air, car je les élève dans les nuits aveugles et calmes pour qu’elles surprennent les souffles et en tirent des signes pour augurer mon chemin ; mes pieds, voyez, ô Mélampe, comme ils sont usés ! Et cependant, tout glacé que je suis dans ces extrémités de l’âge, il est des jours où, en pleine lumière, sur les sommets, j’agite de ces courses de ma jeunesse dans la caverne, et, pour le même dessein, brandissant mes bras et employant tous les restes de ma rapidité.
62 GEORGE DE GUÉRIN.


Ces troubles alternaient avec de longues absences de tout mouvement inquiet. Dès lors, je ne possédais plus d’autre sentiment dans mon être entier que celui de la croissance et des degrés de vie qui montaient dans mon sein. Ayant perdu l’amour de l’emportement et retiré dans un repos absolu, je goûtais sans altération le bienfait des dieux qui se répandait en moi. Le calme et les ombres président au charme secret du sentiment de la vie. Ombres qui habitez les cavernes de ces montagnes, je dois à vos soins silencieux l’éducation cachée qui m’a si fortement nourri, et d’avoir, sous votre garde, goûté la vie toute pure et telle qu’elle me venait sortant du sein des dieux ! Quand je descendis de votre asile dans la lumière du jour, je chancelai et ne la saluai pas, car elle s’empara de moi avec violence, m’enivrant comme eût fait une liqueur funeste soudainement versée dans mon sein, et j’éprouvai que mon être, jusque-là si ferme et si simple, s’ébranlait et perdait beaucoup de lui-même, comme s’il eût dû se disperser dans les vents.
galop dans les ombres spacieuses de la caverne, je m’efforçais
de découvrir dans les coups que je frappais au
vide, et par l’emportement des pas que j y faisais, vers
quoi mes bras devaient s’étendre et mes pieds m’emporter.
Depuis j’ai noué mes bras autour du buste des
centaures, et du corps des héros, et du tronc des chênes. ;
mes mains ont tenté les rochers, les eaux, les plantes
innombrables et les plus subtiles impressions de l’air,
car je les élève dans les nuits aveugles et calmes pour
qu’elles surprennent les souffies et en tirent des signes
pour augurer mon chemin ; mes pieds, voyez, ô Méampe,
comme ils sont usés Et cependant, tout glacé que
je suis dans ces extrémités de l’âge il est des jours où,
en pleine lumière, sur les sommets, j’agite de ces courses
de ma jeunesse dans la caverne, et, pour le même dessein,
brandissant mes bras et employant tous les restes
de ma rapidité.


O Mélampe, qui voulez savoir la vie des centaures, par quelle volonté des dieux avez-vous été guidé vers moi, le plus vieux et le plus triste de tous ? Il y a longtemps que je n’exerce plus rien de leur vie. Je ne quitte plus ce sommet de montagne où l’âge m’a confiné. La pointe de mes flèches ne me sert plus qu’à déraciner les plantes tenaces ; les lacs tranquilles me connaissent encore, mais les fleuves m’ont oublié. Je vous dirai quelques points de ma jeunesse ; mais ces souvenirs, issus d’une mémoire altérée, se traînent comme les flots d’une libation avare en tombant d’une urne endommagée. Je vous ai exprimé aisément les premières années, parce qu’elles furent calmes et parfaites ; c’était la vie seule et simple qui m’abreuvait, cela se retient et se récite sans peine. Un dieu, supplié de raconter sa vie, la mettrait en deux mots, ô Mélampe !
Ces troubles alternaient avec de longues absences de
tout mouvement inquiet. Dès lors, je ne possédais plus
d’autre sentiment dans mon être entier que celui de la
croissance et des degrés» de vie qui montaient dans mon
sein. Ayant perdu l’amour de l’emportement et retiré
dans un repos absolu, je goûtais sans altération le bienfait
des dieux qui se répandait en moi. Le calme et les
ombres président au charme secret du sentiment de la
vie. Ombres qui habitez les cavernes de ces montagnes,
je dois à vos soins silencieux l’éducation cachée qui m’a
si fortement nourri et d’avoir, sous votre garde, goûté
la vie toute pure et telle qu’elle me venait sortant du
sein des dieux ! Quand je descendis de votre asile dans
la lumière du jour, je chancelai et ne la saluai pas, tar
elle s’empara de moi avec violence, m’enivrant comme
eût fait une liqueur funeste soudainement versée dans
mon sein, et j’éprouvai que mon être, jusque-là si ferme
et si simple, s’ébranlait et perdait beaucoup de lui-même,
comme s il eût dû se disperser dans les vents.
O Mélampe, qui voulez savoir la vie des centaures,
par quelle volonté dos dieux avez-vous été guidé vers
moi, le plus vieux et le plus triste de tous ? Il y a longtemps
que je n’exerce plus rien de leur vie. Je ne quitte
plus ce sommet de montagne où l’âge m’a confiné. La
pointe de mes flèches ne me sert plus qu’à déraciner les
plantes tenaces ; les lacs tranquilles me connaissent encore,
mais les neuves m’ont oublié. Je vous dirai quelques
points de ma jeunesse ; mais ces souvenirs, issus
(l’une mémoire altérée, se traînent comme les flots d’une
libation avare en tombant d’une urne endommagée. Je
vous ai exprimé aisément les premières années, parce
qu’elles furent calmes et parfaites ; c’était la vie seule et
simple qui m’abreuvait, cela se retient et se récite sans
peine. Un dieu, supplié de raconter sa vie, la mettrait
en deux mots, ô Mélampe ! 1


L’usage de ma jeunesse fut rapide et rempli d’agitation. Je vivais de mouvement et ne connaissais pas de borne à mes pas. Dans la fierté de mes forces libres, j’errais m’étendant de toutes parts dans ces déserts. Un jour que je suivais une vallée où s’engagent peu les centaures, je découvris un homme qui côtoyait le fleuve sur la rive contraire. C’était le premier qui s’offrit à ma vue ; je le méprisai. Voilà tout au plus, me dis-je, la moitié de mon être ! Que ses pas sont courts et sa démarche malaisée ! Ses yeux semblent mesurer l’espace avec tristesse. Sans doute, c’est un centaure renversé par les dieux et qu’ils ont réduit à se traîner ainsi.
L’usage de ma jeunesse fut rapide et rempli d’agitation.
Je vivais de mouvement et ne connaissais pas de
borne à mes pas. Dans la fierté de mes forces libres,
j’errais m’étendant de toutes parts dans ces déserts. Un
jour que je suivais une vallée où s’engagent peu les centaures,
je découvris un homme qui côtoyait le fleuve
sur la rive contraire. C’était le premier qui s’offrit à ma
vue ; je le méprisai. Voilà tout au plus, me dis-je, la
moitie de mon ètre 1 Que ses pas sont courts et sa démarche
malaisée 1 Ses yeux semblent mesurer l’espace
avec tristesse. Sans doute, c’est un centaure renversé
par les dieux et qu’ils ont réduit à se traîner ainsi.
Je me délassais souvent de mes journées dans le lit
des fleuves. Une moitié de moi-même cachée dans les
eaux, s’agitait pour le surmonter, tandis que l’autre
s’élevait tranqu Ile et que je portais mes bras oisifs bien
au-dessus des flots. Je m’uubliais ainsi au milieu des
ondes, cédant aux entraînements de leurs cours, qui
m’emmenait au loin et conduisait leur bote sauvage à
tous les charmes des rivages. Combien de fois, sut pris
par la nuit j’ai suivi les courants sous les ombres qui
se répandaient, déposant jusque dans le fond des vallées
l’influence nocturne des dieux Ma vie fougueuse
se tempérait alors au point de ne laisser plus qu’un léger
aeutiment de mon existence répandu par tout mon


Je me délassais souvent de mes journées dans le lit des fleuves. Une moitié de moi-même, cachée dans les eaux, s’agitait pour le surmonter, tandis que l’autre s’élevait tranquille et que je portais mes bras oisifs bien au-dessus des flots. Je m’oubliais ainsi au milieu des ondes, cédant aux entraînements de {{corr|leurs|leur}} cours, qui m’emmenait au loin et conduisait leur hôte sauvage à tous les charmes des rivages. Combien de fois, surpris par la nuit, j’ai suivi les courants sous les ombres qui se répandaient, déposant jusque dans le fond des vallées l’influence nocturne des dieux ! Ma vie fougueuse se tempérait alors au point de ne laisser plus qu’un léger sentiment de mon existence répandu par tout mon être avec une égale mesure, comme, dans les eaux où je nageais, les lueurs de la déesse qui parcourt les nuits. Mélampe, ma vieillesse regrette les fleuves ; paisibles la plupart et monotones, ils suivent leur destinée avec plus de calme que les centaures, et une sagesse plus bienfaisante que celle des hommes. Quand je sortais de leur sein, j’étais suivi de leurs dons, qui m’accompagnaient des jours entiers et ne se retiraient qu’avec lenteur, à la manière des parfums.
être avec une égale mesure., comme, dans les eaux où I
je nageais, les lueurs de la déesse qui parcourt les
nuits. Mélampe, ma vieillesse regrette les neuves ; pai- j
sibles la plupart et monotones, ils suivent leur destinée
avec plus de calme que tes centaures, et une sagesse
plus bienfaisante que celle des hommes. Quand je sortais
de leur sein, j’étais suivi de leurs dons, qui m’accompagnaient
des jours entiers et ne se retiraient qu’avec
lenteur, à la manière des parfums.


Une inconstance sauvage et aveugle disposait de mes pas. Au milieu des courses les plus violentes, il m’arrivait de rompre subitement mon galop, comme si un abîme se fût rencontré à mes pieds, ou bien un dieu debout devant moi. Ces immobilités soudaines me laissaient ressentir ma vie tout émue par les emportements où j’étais. Autrefois j’ai coupé dans les forêts des rameaux qu’en courant j’élevais par-dessus ma tête ; la vitesse de la course suspendait la mobilité du feuillage, qui ne rendait plus qu’un frémissement léger ; mais au moindre repos le vent et l’agitation rentraient dans le rameau, qui reprenait le cours de ses murmures. Ainsi ma vie, à l’interruption subite des carrières impétueuses que je fournissais à travers ces vallées, frémissait dans tout mon sein. Je l’entendais courir en bouillonnant et rouler le feu qu’elle avait pris dans l’espace ardemment franchi. Mes flancs animés luttaient contre ses flots dont ils étaient pressés intérieurement, et goûtaient dans ces tempêtes la volupté qui n’est connue que des rivages de la mer, de renfermer sans aucune perte une vie montée à son comble et irritée. Cependant, la tête inclinée au vent qui m’apportait le frais, je considérais la cime des montagnes devenues lointaines en quelques instants, les arbres des rivages et les eaux des fleuves, celles-ci portées d’un cours traînant, ceux-là attachés dans le sein de la terre, et mobiles seulement par leurs branchages soumis aux souffles de l’air qui les font gémir. « Moi seul, me disais-je, j’ai le mouvement libre, et j’emporte à mon gré ma vie de l’un à l’autre bout de ces vallées. Je suis plus heureux que les torrents qui tombent des montagnes pour n’y plus remonter. Le roulement de mes pas est plus beau que les plaintes des bois et que les bruits de l’onde, c’est le retentissement du centaure errant et qui se guide lui-même. » Ainsi, tandis que mes flancs agités possédaient l’ivresse de la course, plus haut j’en ressentais l’orgueil, et, détournant la tête, je m’arrêtais quelque temps à considérer ma croupe fumante.
Une inconstance sauvage et aveugle disposait de mes
pas. Au milieu des courses les plus violentes, il m’arrivait
de rompre subitement mon galop, comme si un
abime se fût rencontré à mes pieds, ou bien un dieu
debout devant moi. Ces immobilités soudaines me laissaient
ressentir ma vie tout émue par les emportements
où j’étais. Autrefois j’ai coupé dans les forêts des rameaux
qu’en courant j’élevais par-dessus ma tête ; la vitesse de
la course suspendait la mobilité du feuillage, qui ne
rendait plus qu’un frémissement léger mais au moindre
repos le vent et l’agitation rentraient dans le rameau,
qui reprenait le cours de ses murmures. Ainsi ma vie, à
1 interruption subite des carrières impétueuses que je
fournissais à travers ces vallées, frémissait dans tout mon
sein. Je l’entendais courir en bouillonnant et rouler le fou
qu’elle avait pris dans l’espace ardemment franchi. Mes
flancs animes luttaient contre ses flots dont ils étaient
pressés intérieurement, et goûtaient dans ces tempêtes
la volupté qui n’est connue que des rivages de la mer, de
renfermer sans aucune perte une vie montée à son comble
et irritée. Cependant, la tête inclinée au vent qui m’apportait
le frais, je considérais la cime des montagnes
devenues lointaines en quelques instants, les arbres des
rivages et les eaux des fleuves, celles-ci portées d’un
cours traînant, ceux-là attachés dans le sein de la terre,
et mobiles seulement par leurs branchages soumis aux
souffles de l’air qui les font gémir. &lt ; Moi seul, me disaisje,
j’ai le mouvement libre, et j’emporte à mon gré ma
vie de l’un à l’autre bout de ces vallées. Je suis plus
heureux que les torrents qui tombent des montagnes
pour n’y plus remonter. Le roulement de mes pas est plus
beau que les plaintes des bois et que les bruits de l’onde,
c’est le retentissement du centaure errant et qui se guide
lui-même. » Ainsi, tandis que mes flancs agités possédaient
l’ivresse de la course, plus haut j’en ressentais
l’orgueil, et, détournant la tête, je m’arrêtais quelque
temps à considérer ma croupe fumante.


La jeunesse est semblable aux forêts verdoyantes tourmentées par les vents : elle agite de tous côtés les riches présents de la vie, et toujours quelque profond murmure règne dans son feuillage. Vivant avec l’abandon des fleuves, respirant sans cesse Cybèle, soit dans le lit des vallées, soit à la cime des montagnes, je bondissais partout comme une vie aveugle et déchaînée. Mais lorsque la nuit, remplie du calme des dieux, me trouvait sur le penchant des monts, elle me conduisait à l’entrée des cavernes, et m’y apaisait comme elle apaise les vagues de la mer, laissant survivre en moi de légères ondulations qui écartaient le sommeil sans altérer mon repos. Couché sur le seuil de ma retraite, les flancs cachés dans l’antre et la tête sous le ciel, je suivais le spectacle des ombres. Alors la vie étrangère qui m’avait pénétré durant le jour se détachait de moi goutte à goutte, retournant au sein paisible de Cybèle, comme après l’ondée les débris de la pluie attachée aux feuillages font leur chute et rejoignent les eaux. On dit que les dieux marins quittent, durant les ombres, leurs palais profonds, et, s’asseyant sur les promontoires, étendent leurs regards sur les flots. Ainsi je veillais ayant à mes pieds une étendue de vie semblable à la mer assoupie. Rendu à l’existence distincte et pleine, il me paraissait que je sortais de naître, et que des eaux profondes et qui m’avaient conçu dans leur sein venaient de me laisser sur le haut de la montagne, comme un dauphin oublié sur les sirtes par les flots d’Amphitrite.
La jeunesse est semblable aux forêts verdoyantes

tourmentées par les vents elle agite de tous côtés les
Mes regards couraient librement et gagnaient les points les plus éloignés. Comme des rivages toujours humides, le cours des montagnes du couchant demeurait empreint
riches présents de la vie, et toujours quelque profond
murmure règne dans son feuillage. Vivant avec l’abandon
des fleuves, respirant sans cesse Cybèle, soit dans le lit
des vallées, soit à la cime des montagnes, je bondissais
partout comme une vie aveugle et déchaînée. Mais lorsque
la nuit, remplie du calme des dieux, me trouvait
sur le penchant des monts, elle me conduisait à l’entrée
des cavernes, et m’y apaisait comme elle apaise les vagues
de la mer, laissant survivre en moi de légères ondulations
qui écartaient le sommeil sans altérer mon
repos. Couché sur le seuil de ma retraite, les flancs cachés
dans l’antre et la tète sous le ciel, je suivais le
spectacle des ombres. Alors la vie étrangère qui m’avait
pénétré durant le* jour se détachait de moi goutte à
goutte, retournaut au sein paisible de Cybè !e, comme
après l’ondée les débris de la pluie attachée aux feuillages
font leur chute et rejoignent les eaux. On dit que
les dieux marins quittent, durant les ombres, leurs palais
profonds, et, s’asseyant sur les promontoires, étendent
leurs regards sur les flots. Ainsi je veillais ayant à
mes pieds une étendue de vie semblable à la mer assoupie.
Hendu à l’existence distincte et pleine, il me paraissait
que je sortais de naître, et que des eaux profondes
et qui m’avaient conçu dans leur sein venaient de me
laisser sur le haut de la montagne, comme un dauphin
oublié sur les sirtes par les flots d’Amphitrite.
Mes regards couraient librementet gagnaient les points
les plus éloignés. Comme des rivages toujours humides,
le cours des montagnes du couchant demeurait empreint

Dernière version du 13 octobre 2019 à 11:32

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
62
GEORGE DE GUÉRIN.

galop dans les ombres spacieuses de la caverne, je m’efforçais de découvrir dans les coups que je frappais au vide, et par l’emportement des pas que j’y faisais, vers quoi mes bras devaient s’étendre et mes pieds m’emporter… Depuis j’ai noué mes bras autour du buste des centaures, et du corps des héros, et du tronc des chênes ; mes mains ont tenté les rochers, les eaux, les plantes innombrables et les plus subtiles impressions de l’air, car je les élève dans les nuits aveugles et calmes pour qu’elles surprennent les souffles et en tirent des signes pour augurer mon chemin ; mes pieds, voyez, ô Mélampe, comme ils sont usés ! Et cependant, tout glacé que je suis dans ces extrémités de l’âge, il est des jours où, en pleine lumière, sur les sommets, j’agite de ces courses de ma jeunesse dans la caverne, et, pour le même dessein, brandissant mes bras et employant tous les restes de ma rapidité.

Ces troubles alternaient avec de longues absences de tout mouvement inquiet. Dès lors, je ne possédais plus d’autre sentiment dans mon être entier que celui de la croissance et des degrés de vie qui montaient dans mon sein. Ayant perdu l’amour de l’emportement et retiré dans un repos absolu, je goûtais sans altération le bienfait des dieux qui se répandait en moi. Le calme et les ombres président au charme secret du sentiment de la vie. Ombres qui habitez les cavernes de ces montagnes, je dois à vos soins silencieux l’éducation cachée qui m’a si fortement nourri, et d’avoir, sous votre garde, goûté la vie toute pure et telle qu’elle me venait sortant du sein des dieux ! Quand je descendis de votre asile dans la lumière du jour, je chancelai et ne la saluai pas, car elle s’empara de moi avec violence, m’enivrant comme eût fait une liqueur funeste soudainement versée dans mon sein, et j’éprouvai que mon être, jusque-là si ferme et si simple, s’ébranlait et perdait beaucoup de lui-même, comme s’il eût dû se disperser dans les vents.

O Mélampe, qui voulez savoir la vie des centaures, par quelle volonté des dieux avez-vous été guidé vers moi, le plus vieux et le plus triste de tous ? Il y a longtemps que je n’exerce plus rien de leur vie. Je ne quitte plus ce sommet de montagne où l’âge m’a confiné. La pointe de mes flèches ne me sert plus qu’à déraciner les plantes tenaces ; les lacs tranquilles me connaissent encore, mais les fleuves m’ont oublié. Je vous dirai quelques points de ma jeunesse ; mais ces souvenirs, issus d’une mémoire altérée, se traînent comme les flots d’une libation avare en tombant d’une urne endommagée. Je vous ai exprimé aisément les premières années, parce qu’elles furent calmes et parfaites ; c’était la vie seule et simple qui m’abreuvait, cela se retient et se récite sans peine. Un dieu, supplié de raconter sa vie, la mettrait en deux mots, ô Mélampe !

L’usage de ma jeunesse fut rapide et rempli d’agitation. Je vivais de mouvement et ne connaissais pas de borne à mes pas. Dans la fierté de mes forces libres, j’errais m’étendant de toutes parts dans ces déserts. Un jour que je suivais une vallée où s’engagent peu les centaures, je découvris un homme qui côtoyait le fleuve sur la rive contraire. C’était le premier qui s’offrit à ma vue ; je le méprisai. Voilà tout au plus, me dis-je, la moitié de mon être ! Que ses pas sont courts et sa démarche malaisée ! Ses yeux semblent mesurer l’espace avec tristesse. Sans doute, c’est un centaure renversé par les dieux et qu’ils ont réduit à se traîner ainsi.

Je me délassais souvent de mes journées dans le lit des fleuves. Une moitié de moi-même, cachée dans les eaux, s’agitait pour le surmonter, tandis que l’autre s’élevait tranquille et que je portais mes bras oisifs bien au-dessus des flots. Je m’oubliais ainsi au milieu des ondes, cédant aux entraînements de leur cours, qui m’emmenait au loin et conduisait leur hôte sauvage à tous les charmes des rivages. Combien de fois, surpris par la nuit, j’ai suivi les courants sous les ombres qui se répandaient, déposant jusque dans le fond des vallées l’influence nocturne des dieux ! Ma vie fougueuse se tempérait alors au point de ne laisser plus qu’un léger sentiment de mon existence répandu par tout mon être avec une égale mesure, comme, dans les eaux où je nageais, les lueurs de la déesse qui parcourt les nuits. Mélampe, ma vieillesse regrette les fleuves ; paisibles la plupart et monotones, ils suivent leur destinée avec plus de calme que les centaures, et une sagesse plus bienfaisante que celle des hommes. Quand je sortais de leur sein, j’étais suivi de leurs dons, qui m’accompagnaient des jours entiers et ne se retiraient qu’avec lenteur, à la manière des parfums.

Une inconstance sauvage et aveugle disposait de mes pas. Au milieu des courses les plus violentes, il m’arrivait de rompre subitement mon galop, comme si un abîme se fût rencontré à mes pieds, ou bien un dieu debout devant moi. Ces immobilités soudaines me laissaient ressentir ma vie tout émue par les emportements où j’étais. Autrefois j’ai coupé dans les forêts des rameaux qu’en courant j’élevais par-dessus ma tête ; la vitesse de la course suspendait la mobilité du feuillage, qui ne rendait plus qu’un frémissement léger ; mais au moindre repos le vent et l’agitation rentraient dans le rameau, qui reprenait le cours de ses murmures. Ainsi ma vie, à l’interruption subite des carrières impétueuses que je fournissais à travers ces vallées, frémissait dans tout mon sein. Je l’entendais courir en bouillonnant et rouler le feu qu’elle avait pris dans l’espace ardemment franchi. Mes flancs animés luttaient contre ses flots dont ils étaient pressés intérieurement, et goûtaient dans ces tempêtes la volupté qui n’est connue que des rivages de la mer, de renfermer sans aucune perte une vie montée à son comble et irritée. Cependant, la tête inclinée au vent qui m’apportait le frais, je considérais la cime des montagnes devenues lointaines en quelques instants, les arbres des rivages et les eaux des fleuves, celles-ci portées d’un cours traînant, ceux-là attachés dans le sein de la terre, et mobiles seulement par leurs branchages soumis aux souffles de l’air qui les font gémir. « Moi seul, me disais-je, j’ai le mouvement libre, et j’emporte à mon gré ma vie de l’un à l’autre bout de ces vallées. Je suis plus heureux que les torrents qui tombent des montagnes pour n’y plus remonter. Le roulement de mes pas est plus beau que les plaintes des bois et que les bruits de l’onde, c’est le retentissement du centaure errant et qui se guide lui-même. » Ainsi, tandis que mes flancs agités possédaient l’ivresse de la course, plus haut j’en ressentais l’orgueil, et, détournant la tête, je m’arrêtais quelque temps à considérer ma croupe fumante.

La jeunesse est semblable aux forêts verdoyantes tourmentées par les vents : elle agite de tous côtés les riches présents de la vie, et toujours quelque profond murmure règne dans son feuillage. Vivant avec l’abandon des fleuves, respirant sans cesse Cybèle, soit dans le lit des vallées, soit à la cime des montagnes, je bondissais partout comme une vie aveugle et déchaînée. Mais lorsque la nuit, remplie du calme des dieux, me trouvait sur le penchant des monts, elle me conduisait à l’entrée des cavernes, et m’y apaisait comme elle apaise les vagues de la mer, laissant survivre en moi de légères ondulations qui écartaient le sommeil sans altérer mon repos. Couché sur le seuil de ma retraite, les flancs cachés dans l’antre et la tête sous le ciel, je suivais le spectacle des ombres. Alors la vie étrangère qui m’avait pénétré durant le jour se détachait de moi goutte à goutte, retournant au sein paisible de Cybèle, comme après l’ondée les débris de la pluie attachée aux feuillages font leur chute et rejoignent les eaux. On dit que les dieux marins quittent, durant les ombres, leurs palais profonds, et, s’asseyant sur les promontoires, étendent leurs regards sur les flots. Ainsi je veillais ayant à mes pieds une étendue de vie semblable à la mer assoupie. Rendu à l’existence distincte et pleine, il me paraissait que je sortais de naître, et que des eaux profondes et qui m’avaient conçu dans leur sein venaient de me laisser sur le haut de la montagne, comme un dauphin oublié sur les sirtes par les flots d’Amphitrite.

Mes regards couraient librement et gagnaient les points les plus éloignés. Comme des rivages toujours humides, le cours des montagnes du couchant demeurait empreint