La Marque des quatre/VIII

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Traduction par la Ctesse F.-M.-G. d'Oilliamson.
Libraire Hachette (p. 119-137).

viii

Les irréguliers de Baker Street

« Qu’allons-nous faire maintenant ? demandai-je. Voilà Toby perdu de réputation.

— Il a fait ce qu’il a pu », dit Holmes en faisant descendre le chien et en l’emmenant hors du chantier. « Pensez à la quantité de goudron qu’on charrie chaque jour à travers Londres et dans cette saison en particulier où l’on en consomme beaucoup pour enduire les bois. Comment s’étonner que le pauvre Toby ait pris le change ? Nous ne saurions vraiment lui en vouloir.

— Mais ne faut-il pas maintenant retrouver la bonne piste ?

— Évidemment et par bonheur nous n’avons pas loin à aller. Il est clair que l’hésitation du chien au coin de Knight’s Palace provenait des deux pistes différentes qui s’éloignaient dans des directions opposées. Puisque nous avons commencé par la mauvaise, nous n’avons plus maintenant qu’à prendre l’autre. »

Cela ne fut pas difficile. Ramené à l’endroit où il avait été en défaut, Toby se remit à tracer un grand cercle, puis partit rapidement dans une nouvelle direction.

« Prenons garde qu’il ne nous conduise à l’endroit d’où l’on a apporté le tonneau de goudron, remarquai-je.

— J’y ai déjà pensé. Mais remarquez qu’il reste sur le trottoir, tandis que le tonneau n’a pu passer que sur la chaussée. Nous sommes donc sur la bonne piste.

Elle se dirigeait vers la rivière, traversant Belmond Place et Princes Street. Au bout de Broad Street elle nous amena jusqu’au bord de l’eau à un petit embarcadère en bois. Toby, une fois là, se prit à gémir en regardant tristement l’eau qui courait au-dessous de lui.

« Pas de veine, dit Holmes. Ils se sont embarqués ici. »

Il y avait plusieurs barques ou canots amarrés près de l’embarcadère. Nous fîmes faire à Toby le tour de chacun d’eux, mais, après les avoir flairés consciencieusement l’un après l’autre, il ne donna aucun signe de reconnaissance.

Près de ce débarcadère assez primitif, s’élevait une petite maison en briques ; sur la fenêtre on voyait un écriteau portant en grosses lettres l’enseigne suivante : « Mordecai Smith », et au-dessous : « Bateaux à louer à l’heure ou à la journée ». Une seconde inscription placée au-dessus de la porte nous apprit que parmi les embarcations à louer figurait une embarcation à vapeur ; on aurait d’ailleurs pu le deviner en voyant sur la jetée un grand tas de coke. Sherlock Holmes promena lentement ses regards autour de lui et une expression de désappointement profond se refléta sur ses traits.

« Voilà qui prend mauvaise tournure, dit-il. Ces gredins sont plus forts que je ne croyais. Ils semblent avoir tout prévu pour dérober leurs traces, et je crains bien qu’ils ne se soient préalablement entendus avec les gens de cette maison. »

Comme nous approchions de la porte, elle s’ouvrit brusquement et un petit gamin tout frisé, de six ans environ, se précipita dehors, poursuivi par une grosse femme à la figure rougeaude qui tenait une grande éponge à la main.

« Veux-tu bien revenir, Jeannot, cria-t-elle, vas-tu te laisser laver ; allons ici, vilain drôle ! Si ton père rentre et te trouve dans cet état-là, tu auras de ses nouvelles.

— Quel gentil petit bonhomme ! dit Holmes, avec diplomatie. Quelles bonnes joues roses il a le gaillard ! Voyons, Jeannot, qu’est-ce qui pourrait bien te faire plaisir ? »

Le gamin réfléchit un instant.

« Un schelling, dit-il.

— N’y a-t-il rien que tu aimerais mieux ?

— J’aimerais mieux deux schellings », répondit le petit phénomène après une nouvelle réflexion.

« Parfait, mon ami, les voici. Un bien bel enfant, mistress Smith.

— Dieu vous bénisse, monsieur, il est beau en effet et bien avancé pour son âge. Il ne l’est même que trop, car je ne peux plus en venir à bout, surtout lorsque mon homme s’absente pour plusieurs jours comme cela lui arrive quelquefois.

— Est-ce que Mr Smith serait absent en ce moment ? dit Holmes d’un ton désappointé. Je le regretterais bien, car je voulais lui parler.

— Il est parti depuis hier matin, monsieur, et, pour vous dire la vérité, son absence commence à m’inquiéter. Mais, s’il s’agit d’une location de bateau, je puis parfaitement le remplacer.

— J’aurais voulu louer la chaloupe à vapeur.

— Bon Dieu, monsieur, c’est précisément la chaloupe qu’il a prise. Et c’est même ce qui me chiffonne, car je sais qu’elle n’a de charbon que juste de quoi aller à Woolwich et en revenir. S’il était parti sur une autre embarcation, je n’aurais pas été inquiète ; souvent il va jusqu’à Gravesend, et, s’il trouve à s’employer là, il y reste. Mais à quoi peut servir une chaloupe à vapeur sans charbon ?

— Il peut en avoir acheté dans quelque dépôt le long de la rivière.

— Ce n’est pas impossible, monsieur, mais ce n’est guère dans ses habitudes. Que de fois je l’ai entendu crier contre les prix qu’on demande dans ces endroits-là pour quelques mauvais sacs ! D’ailleurs cet homme à la jambe de bois ne me revient pas avec sa vilaine figure et son accent bizarre. Pourquoi venait-il à tout bout de champ nous déranger ?

— Un homme à la jambe de bois ? dit Holmes en éprouvant une agréable surprise.

— Oui, monsieur, un individu tout bronzé, et avec une tête de singe, qui est venu plus d’une fois causer avec mon excellent mari. C’est lui qui est arrivé le réveiller hier soir, et, qui plus est, Smith l’attendait, sans doute, car la chaloupe était déjà sous vapeur. Je vous le dis franchement, monsieur, je ne suis pas rassurée.

— Mais, ma pauvre mistress Smith, dit Holmes en haussant les épaules, vous vous effrayez sans motif. Puisque c’était au milieu de la nuit, comment savez-vous que c’est bien l’homme à la jambe de bois qui est venu ? Vous ne pouvez en être sûre.

— Je l’ai reconnu à la voix, monsieur, une voix rude et enrouée, et je ne m’y suis pas trompée, allez. Il a frappé à la fenêtre vers trois heures du matin. — Allons debout, camarade, a-t-il dit, voici l’heure de prendre le service. Mon homme a réveillé Gim, c’est notre fils aîné, et ils sont partis sans même me dire un mot. J’ai même pu entendre la jambe de bois sonner sur le pavé.

— Et cet homme à la jambe de bois était-il seul ?

— Je ne saurais vraiment le dire, monsieur, je n’ai entendu personne d’autre.

— Je regrette bien ce contretemps, mistress Smith, car j’avais besoin d’une chaloupe à vapeur, et on m’avait donné d’excellents renseignements sur le…. Voyons, rappelez-moi donc son nom.

— L’Aurora, monsieur.

— Ah oui, est-ce que ce n’est pas une vieille chaloupe très large peinte en vert avec une bande jaune ?

— Non pas. C’est la petite merveille la mieux construite de toute la Tamise. Elle vient d’être fraîchement repeinte en noir avec deux raies rouges.

— Merci bien. J’espère que vous aurez bientôt des nouvelles de M. Smith. Je vais moi-même descendre la rivière, et si je voyais l’Aurora, je lui ferais connaître vos inquiétudes. Vous m’avez dit que le tuyau de la cheminée était tout noir, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur, noir avec une bande blanche.

— Ah oui, c’est vrai, c’est la coque qui est noire. Bonjour, mistress Smith. Voici un batelier avec sa barque, Watson ; nous allons la prendre et traverser la rivière. — La première des choses avec des gens de cette catégorie, continua Holmes, tandis que nous prenions place dans l’embarcation, est de ne jamais leur laisser croire que les renseignements qu’ils vous donnent puissent avoir pour vous la moindre importance ; sinon, ils se referment instantanément comme des huîtres. Si au contraire vous avez l’air de les écouter presque à votre corps défendant, comme je viens de le faire, vous avez bien des chances de tirer d’eux tout ce que vous voulez savoir.

— Ce qui nous reste à faire, dis-je, est maintenant tout indiqué.

— Et comment l’entendez-vous, dites-moi ?

— Nous allons prendre une barque, et explorer toute la rivière jusqu’à ce que nous ayons retrouvé l’Aurora.

— Mais, mon pauvre ami, ce serait une tâche colossale. L’Aurora peut s’être arrêtée sur l’une ou l’autre rive entre ici et Greenwich. Or, avant d’arriver au port, il y a tout un labyrinthe de quais qui s’étendent sur nombre de kilomètres. Il faudrait des semaines et des semaines à un homme seul pour les explorer tous.

— Servons-nous alors de la police.

— Non, non, bien qu’au dernier moment j’aie envie de prendre Athelney Jones avec nous. Ce n’est pas un méchant homme et je serais désolé de lui porter un préjudice qui puisse nuire à sa carrière. Mais pour l’instant, étant donné tout ce que j’ai déjà fait, je désire continuer à travailler seul.

— Ne pourrions-nous pas alors insérer dans les journaux une annonce adressée aux gardes-quais pour les prier de nous renseigner ?

— Ce serait encore bien pis ! Les assassins apprendraient ainsi que nous les serrons de près et s’empresseraient de fuir, tandis que maintenant ils comptent sans doute quitter le pays ; seulement rien ne les presse tant qu’ils se croient en sûreté. La façon dont se démène Jones ne peut que nous être utile, car les journaux vont certainement rendre compte de toutes ses démarches, et nos fugitifs seront convaincus que tout le monde s’est emballé sur une fausse piste.

— Qu’allons-nous faire, alors ? demandai-je au moment où nous débarquions près du Pénitencier de Milbank.

— Ce que nous allons faire ? Monter dans ce fiacre qui passe, rentrer chez nous, déjeuner et dormir une bonne heure. Car tout me fait croire que nous aurons encore à veiller cette nuit. Cocher, arrêtez-vous à un bureau télégraphique. En tout cas, nous allons garder Toby, qui trouvera peut-être encore l’occasion de se rendre utile. »

Nous nous arrêtâmes au bureau de Great Peter Street, d’où Holmes envoya une dépêche.

« À qui croyez-vous que j’aie télégraphié ? me demanda-t-il, en remontant en voiture.

— Je n’en sais, ma foi, rien.

— Vous rappelez-vous l’escouade de mes petits agents de Baxer Street, que j’ai employés dans l’affaire Jefferson Hope ?

— Certainement, dis-je en riant.

— Voici encore une affaire où ils peuvent m’être d’un secours précieux. Si je ne réussis pas avec eux, j’ai encore d’autres cordes à mon arc, mais je veux commencer par les mettre à l’épreuve. Ma dépêche était adressée à mon petit lieutenant Wiggins, ce vilain voyou que vous connaissez, et je pense que lui et sa bande seront chez nous avant que nous ayons fini de déjeuner. »

Il était alors entre huit et neuf heures du matin et, après toutes les émotions de la nuit, je sentais la réaction s’opérer. Harassé comme je l’étais, mes idées se brouillaient, mes membres se courbaturaient. Il me manquait, d’ailleurs, l’enthousiasme professionnel qui soutenait mon compagnon et je ne pouvais, comme lui, ne voir dans toute cette affaire qu’un simple problème d’intelligence à résoudre.

Bartholomé Sholto avait, il est vrai, été assassiné, mais j’avais entendu dire si peu de bien sur son compte que je ne me sentais pas capable d’en vouloir beaucoup à ses meurtriers. Le trésor, toutefois, m’intéressait davantage ; en bonne justice il appartenait, du moins en partie, à miss Morstan. Tant qu’il y aurait une chance de le reconquérir, j’étais prêt à consacrer ma vie à cette œuvre. Et cependant, si je venais à le retrouver, cela ne constituerait-il pas une barrière infranchissable entre elle et moi ? Mais combien mesquin, combien égoïste aurait été mon amour, s’il s’était laissé influencer par une semblable pensée ! Si Holmes s’était juré d’arrêter les coupables, j’avais, moi, dix raisons meilleures pour arriver à découvrir le trésor.

Après avoir pris un bain et avoir fait une toilette complète, je me sentis passablement réconforté. En entrant dans le salon, je trouvai le déjeuner servi et Holmes était déjà en train de verser le café.

« Regardez donc, dit-il en me tendant avec un sourire un journal tout ouvert. Ce merveilleux Jones et l’inévitable reporter ont percé déjà tout le mystère à jour. Mais, au fait, vous devez en avoir par-dessus la tête de toute, cette affaire. Commencez donc par avaler votre jambon et vos œufs. »

Je pris le journal et vis un article intitulé : « Une mystérieuse affaire à Upper Norwood : Hier soir vers minuit, disait le Standard, M. Bartholomé Sholto, de Pondichery Lodge, a été trouvé mort dans sa chambre et tout porte à croire qu’on se trouve en présence d’un crime. Cependant, d’après nos informations, le cadavre ne portait aucune trace de violence ; mais une magnifique collection de bijoux indiens dont M. Sholto avait hérité de son père, avait disparu. Ce sont MM. Sherlock Holmes et le Dr Watson qui ont les premiers découvert le cadavre ; ils étaient venus voir la victime, accompagnés de M. Thaddeus Sholto le frère. Grâce à une chance inespérée, M. Athelney Jones, l’agent si connu, se trouvait alors au poste de police d’Upper Norwood et a pu se rendre immédiatement sur le théâtre du drame. Son expérience et sa sagacité l’ont mis aussitôt sur la trace des criminels, et, sans plus tarder, il a arrêté Thaddeus Sholto, le frère de la victime, Mrs Bernstone, la femme de charge, un maître d’hôtel indien, appelé Lal Rad, et le concierge Mac Murdo. Celui ou ceux qui ont commis le crime étaient, à coup sûr, parfaitement au courant des êtres de la maison ; car M. Jones, grâce à ses connaissances techniques si connues, grâce aussi au talent d’observation qui le distingue, a prouvé d’une manière concluante que les misérables n’avaient pu entrer ni par la porte, ni par la fenêtre, mais qu’ils s’étaient introduits par le toit en se servant d’une trappe qui donnait dans une chambre communiquant avec celle dans laquelle le cadavre a été découvert. On se trouve en présence d’un crime parfaitement prémédité. L’énergie et l’activité déployées par les représentants de la force publique prouvent combien il est utile d’avoir dans de pareilles circonstances une tête qui sache raisonner et commander tout à la fois. Voilà le meilleur argument à invoquer pour ceux qui demandent la décentralisation des agents de police ; car ne voit-on pas combien il est indispensable qu’ils puissent se porter le plus tôt possible à l’endroit où le devoir les appelle ? »

« Eh bien ! qu’en dites-vous ? dit Holmes en ricanant, sa tasse de café à la main. N’est-ce pas superbe ?

— Je trouve que nous avons eu une rude chance de ne pas être arrêtés nous-mêmes.

— C’est aussi mon opinion, et même, à l’heure qu’il est, je ne réponds pas encore de notre sûreté, si ce brave Jones est repris de son beau zèle. »

À ce moment, la sonnette tinta violemment et nous entendîmes notre propriétaire, Mrs Hudson, pousser des exclamations d’horreur. « Mon Dieu ! Holmes, dis-je en me soulevant sur mon siège, je crois vraiment que voici la police à nos trousses.

— Non, nous n’en sommes pas encore là. Ce sont des agents qui n’ont rien d’officiel, simplement mes petits irréguliers de Baxer Street. »

Tandis qu’il parlait, un clapotis de pieds déchaussés se faisait entendre dans l’escalier en même temps qu’un bruit confus de voix criardes, et une douzaine de petits gamins sales et déguenillés firent irruption dans le salon. Malgré tout, une certaine discipline régnait parmi eux, car, à peine entrés, ils se mirent sur un rang, en face de nous, attendant avec impatience la communication qu’on avait à leur faire. L’un d’eux, plus grand et plus âgé que les autres, se porta en avant avec un air de supériorité bien comique chez cet horrible petit voyou.

« J’ai reçu votre télégramme, M’sieur, dit-il, et je les ai amenés au plus vite. J’ai déboursé trois schellings et six pence pour les billets.

— C’est bien, dit Holmes en tirant l’argent de sa poche. Mais, à l’avenir, Wiggins, les autres vous feront leur rapport et vous viendrez seul me communiquer ce que vous aurez appris. Je ne puis laisser envahir ma maison de cette manière. Cependant pour aujourd’hui il vaut autant que vous entendiez tous mes instructions. Je tiens à savoir où se trouve une chaloupe à vapeur nommée l’Aurora, dont le patron s’appelle Mordecai Smith ; cette chaloupe est peinte en noir avec deux raies rouges et sa cheminée est noire avec une bande blanche. Elle doit être amarrée quelque part dans la rivière, mais il faut que l’un des gamins se tienne à l’embarcadère de Mordecai Smith (en face de Millbank) pour voir si elle ne rentre pas. Partagez-vous la besogne et explorez soigneusement les deux rives. Enfin, dès que vous saurez quelque chose, faites-le-moi savoir. Tout cela est-il clair ?

— Oui, patron, dit Wiggins.

— Je vous paierai au tarif habituel et celui qui découvrira le bateau touchera une guinée. Voici une journée d’avance, et maintenant décampez. »

Il leur donna à chacun un schelling et ils s’élancèrent aussitôt dans l’escalier et de là dans la rue.

« Si la chaloupe est bien dans la rivière, ils la découvriront, dit Holmes en se levant de table et en allumant sa pipe. Ils peuvent pénétrer partout, voir tout, être toujours aux écoutes, et cela sans attirer l’attention de personne. Je parie bien qu’avant ce soir ils l’auront dénichée. Jusque-là, nous n’avons qu’à attendre patiemment, puisque nous ne pouvons reprendre la piste qu’après avoir eu des nouvelles, soit de l’Aurora, soit de M. Mordecai Smith.

— Nous pourrions bien donner nos restes à Toby, dis-je en me levant. Est-ce que vous allez vous coucher, Holmes ?

— Non, je ne me sens pas las. Je suis vraiment bâti d’une drôle de façon. Je ne me rappelle pas avoir été jamais fatigué par un excès de travail, tandis que l’inaction m’éreinte. Je vais fumer une bonne pipe en réfléchissant à l’étrange affaire que m’a procurée ma jolie cliente. Du reste, impossible de trouver une tâche plus facile que la nôtre. Si un homme à jambe de bois ne se rencontre pas souvent, un être comme son complice ne se voit pour ainsi dire jamais dans nos régions.

— Encore ce complice !

— Je ne veux pas faire de mystère avec vous ; mais, du reste, vous devez déjà vous être formé une opinion. Cet individu a, d’après les empreintes laissées par lui, un pied très petit qui n’a jamais été emprisonné dans aucune chaussure ; il est donc d’une très grande agilité ; enfin il possédait un bâton armé d’une masse de pierre et des dards empoisonnés. Que concluez-vous de tout cela ?

— C’est un sauvage ! m’écriai-je, peut-être un des associés indiens de Jonathan Small.

— Pas tout à fait. Au premier abord, en voyant ces armes étranges, j’ai eu la même idée. Mais les empreintes des pieds étaient trop caractéristiques pour ne pas modifier mon opinion. Quelques-uns des habitants de la Péninsule indienne sont de petite taille, mais aucun ne possède de pareilles extrémités. Le mahométan qui porte la sandale a l’orteil écarté, parce qu’une courroie le sépare généralement des autres doigts. De plus, les dards empoisonnés n’ont pu être lancés qu’au moyen d’une sarbacane. Et maintenant, de quel pays est notre sauvage ?

— De l’Amérique du Sud », hasardai-je

Holmes étendit la main et prit sur une étagère un gros volume.

« Voici la première partie d’un dictionnaire géographique qu’on publie en ce moment, et qui fait autorité. Voyons, que lisons-nous ici ? Archipel Andaman, situé à trois cent quarante milles au nord de Sumatra, dans le golfe du Bengale, etc., climat humide, bancs de corail, requins, bagne à Port Blair, île de Rutland, cotonniers,… voyons, voyons. Ah ! nous y voici. Les aborigènes des îles Andaman peuvent revendiquer le privilège d’être la plus petite race du globe, quoique certains savants l’accordent aux Bushmans d’Afrique, aux Indiens Diggers d’Amérique ou aux habitants de la Terre de Feu. Leur taille moyenne n’atteint pas 1 m. 25 et encore bien des adultes ayant fini de grandir n’arrivent pas jusque là. Ces insulaires, d’un caractère sombre, insociable et cruel, sont cependant capables de témoigner l’amitié la plus dévouée à ceux qui ont su gagner leur confiance. — Notez bien tout cela, Watson. Je continue. — Ils sont généralement très laids, avec une grosse tête mal taillée, de petits yeux féroces et des membres tout contournés, possèdent des pieds et des mains remarquablement petits. Ils sont si intraitables et si farouches que tous les efforts des fonctionnaires anglais n’ont pu réussir à les mettre en confiance. Enfin ils ont toujours été la terreur des marins qui font naufrage sur leurs côtes, car, ils assomment les survivants avec des massues de pierre ou les tuent à coups de flèches empoisonnées. Ces massacres se terminent invariablement par un festin d’anthropophages. — Quel charmant et aimable peuple, n’est-ce pas, Watson ? Si l’individu que nous poursuivons avait été livré à lui-même, nous aurions sans doute trouvé bien d’autres atrocités commises ; je suis sûr que Jonathan Small paierait maintenant bien cher pour n’avoir pas employé un pareil complice.

— Mais, comment a-t-il pu s’associer cet étrange compagnon ?

— Ah ! vous m’en demandez trop long. Toutefois, ne savons-nous pas que ce Small a séjourné aux îles Andaman ? Qu’y a-t-il donc d’extraordinaire à ce qu’il ait emmené un indigène de là-bas ? Mais, soyez tranquille, avec le temps tout sera tiré au clair. Seulement à cette heure, mon cher Watson, vous avez l’air parfaitement éreinté. Étendez-vous donc sur ce canapé, je vais tâcher de vous endormir. »

Il prit son violon et se mit à jouer en sourdine une sorte de rêverie douce et mélancolique, qu’il improvisait sans doute, car il était doué sous ce rapport d’une facilité remarquable. Je vois encore d’ici sa haute silhouette tandis qu’il faisait mouvoir son archet d’un air pénétré ; puis je me sentis peu à peu bercé par ces flots d’harmonie, jusqu’à ce que j’eusse atteint le pays des songes où la gracieuse figure de Mary Morstan me faisait de loin signe de venir la rejoindre.