Le Bhâgavata Purâna/Livre I/Chapitre 11

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Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 52-56).
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CHAPITRE XI.

RETOUR DE KRĬCHṆA À DVÂRAKA.


SÛTA dit :

1. En parcourant ses riches domaines de l’Ânarta, il jouait de sa conque divine, comme pour dissiper la tristesse des habitants.

2. La conque éblouissante de blancheur et rougie par le bord des lèvres du héros, brillait, pendant qu’il la faisait résonner en la soutenant entre ses deux mains semblables au lotus, comme le Kalaham̃sa qui élève sa voix du milieu d’une touffe de nymphéas.

3. En entendant ce bruit qui est si redoutable pour tout ce qui effraye le monde, les habitants sortirent tous à sa rencontre, empressés de voir leur roi.

4. Pendant qu’ils présentaient avec respect leurs offrandes à Krĭchṇa, qui trouve son bonheur en lui-même, et voit tous ses désirs satisfaits dans sa propre béatitude, de même que l’on offre des lampes au soleil,

5. Ils s’adressèrent, la joie peinte sur le visage, et d’une voix émue par le plaisir, à leur protecteur, l’ami de tous les hommes, comme des enfants s’adressent à leur père :

6. Nous nous prosternons sans cesse, ô Seigneur, devant le lotus de tes pieds, qui est adoré par Viriñtcha (Brahmâ), par les [premiers] êtres qu’il a créés, par le chef des Suras, qui est l’asile de ceux qui en ce monde désirent le bonheur suprême, et où n’a plus d’empire Kâla, souverain de toutes choses.

7. Ô toi qui fais exister l’univers ! donne-nous l’existence, toi qui es pour nous comme une mère, un père, un époux, un ami ; toi notre excellent maître et notre destinée suprême ; toi qu’il nous a suffi de servir pour arriver au comble de nos vœux !

8. Oui, grâce à toi, nous avons un protecteur, puisque tu nous as fait voir ce que les habitants des cieux eux-mêmes ne voient que de loin, ta forme brillante de toutes les perfections, et ton visage qu’animent des regards embellis par le sourire de l’amitié !

9. Lorsque tu nous quittas, toi dont les yeux ressemblent au lotus, pour les Kurus et les Madhus, dans le désir de voir tes alliés, chaque instant durait des siècles pour nous tes fidèles serviteurs, ô Atchyuta, que ton absence privait en quelque sorte de la vue du soleil.

10. Comment, quand tu es loin de nous, pourrions-nous vivre, ô maître, ne voyant plus ton aimable visage, brillant d’un beau sourire, et qui calme tous les chagrins par des regards bienveillants !

11. Le Dieu qui chérit ceux qui lui sont dévoués, entendant ces discours et d’autres semblables que tenait son peuple, exprimait sa bienveillance par ses regards et entrait dans la ville.

12. Elle était, comme Bhôgavatî, capitale des Nâgas, gardée par des Madhus, des Bhôdjas, des Daçârhas, des Arhas, des Kukuras, des Andhakas, des Vrĭchṇis, tous forts comme Krĭchṇa lui-même.

13. Elle était ornée de bois, de jardins et de vergers remplis de bosquets et d’arbres excellents, qui se couvraient à la fois, dans toutes les saisons, de toutes leurs richesses, et on y voyait des étangs réservés, où croissait le lotus.

14. Aux portes de la ville, à celles des maisons, et dans les rues, la joie des habitants avait élevé des arcs de triomphe ; des drapeaux et des étendards de diverses couleurs y formaient un abri contre la chaleur du soleil.

15. Les grandes routes, les rues, les marchés et les cours étaient nettoyées ; la ville tout entière avait été arrosée avec des eaux odoriférantes, et semée de fruits, de fleurs, de grains rôtis et de jeunes bourgeons.

16. À la porte de chaque maison étaient placées des corbeilles pleines de lait caillé, de grains rôtis, de fruits, de cannes à sucre, avec des offrandes de lampes où brûlaient des parfums.

17. Ayant appris l’arrivée de leur ami le plus cher, le magnanime Vasudéva, Akrûra, Ugrasêna, Râma (Balarâma), dont l’héroïsme est merveilleux,

18. Pradyumna, Tchârudéchṇa, Sâmba, fils de Djâmbuvatî, tous quittèrent avec l’empressement de la joie leurs lits, leurs sièges et leurs repas.

19. Se faisant précéder par le meilleur des éléphants, et accompagnés, en signe de respect, d’un cortège de Brâhmanes portant des offrandes de bon augure, au milieu du retentissement des conques, des instruments de musique, et des prières sacrées du Vêda, ils sortirent à sa rencontre, montés sur leurs chars, pleins de joie et au milieu d’un désordre que causait leur empressement.

20. Avec eux s’avançaient sur des chariots, pour voir KrĬchṇa, des centaines de danseuses, dont le visage était embelli par des anneaux qui brillaient sur leurs joues ;

21. Et des troupes d’acteurs, de danseurs, de chanteurs, d’hommes qui récitent les histoires sacrées, de généalogistes et de panégyristes, répétaient les histoires et les merveilles de celui dont la gloire est excellente.

22. Alors Bhagavat voyant ses parents, ses serviteurs et les habitants de sa ville, les aborda, chacun comme il convenait, saluant tout le monde,

23. De la tête, de la voix, d’un sourire, serrant la main aux uns, embrassant les autres, bénissant jusqu’aux Tchaṇḍâlas même et distribuant partout des dons précieux.

24. Accompagné des bénédictions qui lui étaient adressées par de vénérables Brahmanes qui, malgré leur grand âge, avaient encore des épouses, par les panégyristes et par le reste de sa suite, Bhagavat fit son entrée dans la ville.

25. Pendant qu’il s’avançait sur la voie royale, les femmes des premières familles de Dvârakâ, animées du désir de le voir, montèrent au faite de leurs palais ;

26. Et quoique tous, dans la ville, tinssent sans cesse leurs regards fixés sur lui, leurs yeux ne pouvaient se rassasier de voir Atchyuta dont le corps est la demeure de la beauté,

27. Dont le visage est, pour ceux qui le contemplent, une coupe d’ambroisie, dont la poitrine est l’asile de Çri, les bras celui des Gardiens du monde, et les pieds semblables au lotus celui de ses fidèles serviteurs qui chantent sa gloire.

28. Sous les éventails et le parasol blanc qui l’abritaient, au milieu de la pluie de fleurs qui tombait sur son chemin, avec ses vêtements jaunes et sa guirlande de fleurs des bois, il brillait comme un nuage éclairé à la fois par le soleil, la lune, l’arc-en-ciel et les éclairs.

29. Entrant ensuite dans la maison de ses parents, après avoir reçu les embrassements de celles qu’il révérait comme autant de mères, il se prosterna avec empressement aux pieds des sept femmes [de Vasudêva], dont la première était Dêvakî.

30. Celles-ci, en le relevant, le serraient sur leur cœur, troublées par l’excès de la joie ; l’émotion qu’elles éprouvaient faisait couler le lait de leurs seins et les larmes de leurs yeux.

31. Bhagavat entra ensuite dans son palais, cette demeure sans égale, pourvue de tout ce qui peut satisfaire les désirs, et où se trouvaient seize mille pavillons pour ses épouses.

32. D’aussi loin que ses femmes virent leur époux qui revenait après une longue absence, animées du plus vif empressement, et la pudeur peinte dans les yeux et sur le visage, elles s’élancèrent avec précipitation de leurs sièges, et se détachèrent de toute autre pensée, quittant même les cérémonies qu’elles accomplissaient.

33. Dans l’excès de leur affection, elles embrassaient leur mari en pensée, puis de leurs regards, puis par leurs enfants ; oubliant, dans leur trouble, la réserve de leur sexe, elles cherchaient en vain à retenir les larmes qui s’échappaient de leurs yeux.

34. Présent et absent tout à la fois auprès de chacune d’elles, le Dieu passait à chaque instant dans les bras d’une nouvelle épouse : quelle est donc celle qui pouvait cesser de jouir de la présence de celui dont Çrî (la Fortune et l’épouse de Vichṇu), tout inconstante qu’elle est, n’abandonne jamais les pas ?

35. Ainsi, lorsqu’après avoir, semblable au vent qui excite le feu, enflammé les haines des rois, nés pour opprimer la terre et dont les innombrables armées répandaient au loin la gloire, il se fut apaisé dans leur commun désastre, et eut déposé son glaive,

36. Bhagavat, descendu dans ce monde des hommes sous le voile de la Mâyâ dont il dispose, au milieu de la foule de ses épouses incomparables, se livrait au plaisir comme un simple mortel.

37. À la vue de ces femmes accomplies, ému par le regard plein de pudeur et par le pur et beau sourire, interprètes de leurs secrètes pensées, l’ennemi de l’amour lui-même (Çiva) avait laissé, dans son trouble, échapper son arc de ses mains ; leurs charmes cependant ne pouvaient ébranler l’âme

38. De celui que les hommes, trompés par la fausse ressemblance sous laquelle il se cache, prennent pour un simple mortel, esclave comme eux des liens de ce monde dont il est affranchi.

39. Telle est en effet la puissance de l’Être suprême, que, même au sein de la Nature, il n’est jamais enchaîné par les qualités dont elle l’entoure ; de même que l’Intelligence repose dans les diverses enveloppes de l’âme sans y être attachée.

40. Mais ses femmes trompées, ignorant la grandeur d’un tel époux, croyaient qu’esclave de leurs charmes, il leur adressait de secrets hommages, de même que les pensées [orgueilleuses] croient que l’âme souveraine est dans leur dépendance.


FIN DU ONZIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
RETOUR DU DIVIN KRĬCHṆA,
DE L’ÉPISODE DE PARÎKCHIT, DANS LE PREMIER LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.