Le Bhâgavata Purâna/Livre II/Chapitre 2

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Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 106-111).
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CHAPITRE II.

DESCRIPTION DE MAHÂPURUCHA.


1. Çuka dit : C’est par une méditation de ce genre qu’autrefois le Dieu qui est né de lui-même, Brahmâ, dont le regard est fécond et l’intelligence active, recouvrant, grâce à la faveur de Vichṇu satisfait, la mémoire qu’il avait perdue, put recréer cet univers tel qu’il était avant sa destruction.

2. La voie enseignée par le Vêda n’est autre que ceci : errant au milieu des existences dont les noms vides de sens occupent ses méditations, l’homme, endormi par son imagination sur une route qui n’est qu’une illusion vaine, n’y rencontre pas de réalités.

3. C’est pourquoi il faut que le sage, dont l’intelligence est active, ne songe aux objets, ces noms sans réalité, que pour le strict nécessaire et sans s’y attacher jamais ; et si ces objets lui sont acquis d’ailleurs, il ne doit plus, en considération de la peine qu’il se donnerait, faire aucun effort [pour s’en procurer d’autres].

4. Quand on a la terre, à quoi bon se fatiguer pour trouver un lit ? À quoi bon des coussins pour soutenir sa tête, puisque le bras en tient si bien lieu ? Quand on peut rapprocher ses mains, à quoi bon des vases variés pour recueillir les aliments ? Quand on a le ciel et l’écorce des arbres, à quoi bon des étoffes précieuses ?

5. Mais on ne trouve pas sur le chemin de lambeaux de vêtements ; les arbres destinés à nourrir les autres créatures ne donnent pas leur aumône ! Les fleuves sont à sec, les cavernes fermées ! Eh quoi ! Adjita ne protége-t-il pas ceux qui se réfugient dans son sein ? Pourquoi les sages s’adresseraient-ils aux hommes aveuglés par le vain orgueil des richesses ?

6. Aussi, que le sage parvenu à la quiétude, sûr de son but, adore Bhagavat, qui trouve de lui-même la perfection dans sa propre intelligence ; cet Être aimable, véritablement existant infini, cet Être en qui cesse la cause de la transmigration.

7. Qui donc, à l’exception des hommes qui ressemblent aux animaux, mépriserait cette contemplation de l’Être suprême pour se livrer à des méditations sans objet, à la vue de l’homme tombé dans ce monde, semblable au fleuve de l’enfer, et esclave des douleurs que produisent ses actions ?

8. Quelques sages se représentent, par la méditation, comme occupant l’espace du plus petit empan dans la cavité du cœur situé à l’intérieur de leur corps, Purucha ayant quatre bras, et tenant le lotus, le Tchakra, la conque et la massue.

9. Sa figure est bienveillante ; ses grands yeux ressemblent au lotus ; ses vêtements sont jaunes comme les filaments de la fleur du Kadamba ; ses bracelets d’or sont ornés de riches joyaux ; son diadème et ses pendants d’oreilles brillent de pierres étincelantes.

10. Dans l’asile du cœur des maîtres du Yoga, comme au milieu du péricarpe d’un lotus épanoui, sont placé ses pieds, semblables à des bourgeons ; l’attribut par lequel il se manifeste est Çrî ; à son cou est suspendu le joyau Kâustubha ; il porte une guirlande de fleurs des bois dont la fraîcheur ne se fane jamais.

11. Il est orné d’une ceinture et de bagues précieuses, de bracelets et d’anneaux ; un gracieux sourire se peint sur son visage embelli par les boucles de ses cheveux noirs, purs et lisses.

12. Une bienveillance infinie se marque dans le mouvement de ses sourcils qui brillent au-dessus d’un regard animé par le noble sourire des jeux auxquels il se livre ; c’est lui, c’est le Seigneur suprême que le sage verra sous la forme de sa pensée, tant qu’il fixera [sur lui] son cœur par la méditation.

13. Que le sage médite avec son intelligence sur chacune des parties du Dieu qui porte la massue, les unes après les autres, depuis ses pieds jusqu’à son sourire. À mesure que, maître d’une de ces parties, il s’élève à une partie plus noble, son intelligence se purifie en proportion.

14. Tant qu’il ne sent pas naître en lui une dévotion intense pour cet Être supérieur à la fois et inférieur, maître de l’univers, et doué de vue, il faut qu’après avoir accompli les œuvres [obligatoires], il s’efforce de se représenter la forme solide de Purucha.

15. Que l’ascète qui veut abandonner ce monde, assis sur un siège solide et commode, ne s’occupe ni du temps ni du lieu, et que, maître de sa respiration, il contienne son souffle en son cœur.

16. Absorbant son cœur dans son intelligence purifiée, celle-ci dans le principe qui voit en nous, celui-ci dans sa propre âme, identifiant son âme avec l’âme universelle, que le sage, plein de fermeté, en possession du repos absolu, s’abstienne de toute action.

17. Là où ne domine pas le Temps, maître des Dieux au regard immobile ; là où, conséquemment, les Dieux n’ont pas d’empire sur des mondes [qui n’existent pas] ; là où ne se trouvent ni les trois qualités, la Bonté, la Passion, les Ténèbres, ni le principe des créations variées, ni Mahat, ni la Nature,

18. C’est là qu’ils placent la suprême essence de Vichṇu, ces sages qui désirent abandonner ce qui n’a pas d’existence réelle, en disant : « Cela n’est pas ! cela n’est pas ! » et qui laissant de côté ce qu’on prend à tort pour l’Esprit, unissent à chaque instant leur cœur, qu’ils éloignent de toute autre affection, à la forme de celui qui mérite tous nos hommages.

19. Que le solitaire, parvenu à ce degré de contemplation, après avoir anéanti tout à fait les perceptions par la force de la vue de la science parfaite, se réfugie dans un repos absolu ; que fermant avec ses talons les voies inférieures, il rappelle en haut, sans se lasser, le souffle de vie des six demeures où il réside.

20. Attirant le souffle vital du nombril dans son cœur, qu’il le fasse monter de là, par la voie de l’air nommé Udâna, dans sa poitrine ; qu’ensuite, maître de son attention et réunissant le souffle de vie à son intelligence, il l’amène peu à peu jusqu’à la racine de son palais.

21. De là, qu’il le conduise dans l’intervalle de ses sourcils, fermant les sept voies qui lui sont ouvertes, et qu’étant resté en cet état une demi-heure, à l’abri de toute distraction, possédant toute l’intensité de sa vue, il ouvre au souffle vital une voie à travers le crâne et abandonne son corps pour aller se réunir à l’Être suprême.

22. Si [d’un autre côté] le sage, ô chef des hommes, veut parvenir au séjour de Paramêchṭhin, lieu de bonheur occupé par les habitants du ciel, où l’on jouit des huit facultés surhumaines, et qui est compris dans l’espace formé par la réunion des qualités, il y passe avec son cœur et avec ses sens.

23. On place au dedans et en dehors de l’ensemble des trois mondes la voie des maîtres du Yoga dont le corps subtil est confondu avec le vent ; c’est en se livrant à la science, aux mortifications, à la pratique du Yoga et à la contemplation, qu’ils obtiennent de parcourir cette voie où l’on ne parvient pas par les œuvres.

24. Celui [qui a pratiqué le Yoga] sortant par l’artère lumineuse et traversant l’éther et le monde de Brahmâ, va se réunir à Vâiçvânara (le feu) ; puis, débarrassé de toute impureté, il s’élance plus haut dans le cercle de Çiçumâra, [la constellation] de Hari.

25. Ayant traversé ce domaine de Vichṇu, nombril de l’univers, seul avec son âme pure et réduite à la forme d’un atome, il entre dans le monde de ceux qui connaissent Brahma, monde révéré où jouissent du bonheur les Dieux qui vivent un Kalpa.

26. À l’expiration de cette période, voyant l’univers entièrement consumé par le feu sorti de la bouche de l’Être infini, il passe dans le séjour de Paramêchṭhin, dans ce lieu qui dure autant que la vie de Brahmâ, et où aiment à résider les chefs des Siddhas ;

27. Là où il n’y a ni chagrin, ni vieillesse, ni mort, ni douleur, ni crainte, à l’exception de ce sentiment pénible de compassion qui s’élève à la pensée de la naissance, cause de malheurs sans fin pour les hommes qui ignorent la contemplation [de Bhagavat].

28. S’unissant ensuite à l’enveloppe terrestre [de Virâdj], sans empressement comme sans crainte, il passe successivement avec son âme par les formes de l’eau et du feu ; avec cette lumineuse essence, il se joint au vent ; puis, lorsque le temps est venu, avec son âme unie au vent, il s’identifie à l’éther, ce grand attribut de l’Esprit.

29. Pénétrant ensuite tour à tour chacune des molécules élémentaires, l’odeur avec le sens de l’odorat, la saveur avec le sens du goût, la forme avec le sens de la vue, l’attribut tangible avec le sens du toucher, le son qui est la propriété de l’éther avec le sens de l’ouïe, l’action [des organes des sens] avec le souffle vital ;

30. S’unissant, pendant sa marche, au principe auteur de créations variées, dans lequel rentrent les molécules subtiles des éléments et les sens, ainsi que les Dêvas et le cœur [qui en émanent], le Yôgin pénètre avec ce principe dans celui de l’intelligence, [et de là] dans celui où vont s’absorber les qualités.

31. Ainsi transformé, dégagé de tout attribut, il entre dans l’âme suprême, dans le calme profond de la béatitude qui est devenue son essence ; c’est là la voie de Bhagavat, et celui qui y est parvenu ne revient plus désormais reprendre les liens de ce monde.

32. Voilà, roi des hommes, les deux voies éternelles célébrées par les Vêdas, et sur lesquelles tu m’as interrogé ; [ce sont les voies du salut] que jadis Bhagavat, fils de Vasudêva, interrogé par Brahmâ, enseignait à ce Dieu qui lui rendait hommage.

33. Non, il n’est ici-bas pour l’homme entrant dans ce monde d’autre route de bonheur que celle qui le conduit à la pratique de la dévotion à Bhagavat, fils de Vasudêva.

34. Le bienheureux [Brahmâ], après avoir étudié trois fois dans sa pensée la totalité du Vêda, se mit à chercher attentivement le moyen de ressentir de l’affection pour l’Esprit suprême.

35. Le bienheureux Hari, en effet, est manifesté dans tous les êtres où il paraît comme esprit ; c’est le spectateur dont on conclut la présence de celle des signes, tels que l’intelligence et les autres, qui sont exposés à sa vue.

36. C’est pour cela, ô roi, que les hommes doivent partout, toujours, et de toute leur âme, entendre, célébrer, se rappeler le bienheureux Hari.

37. Ceux qui boivent le nectar de l’histoire de Bhagavat, âme des gens de bien, lequel leur est apporté par la cavité des organes de l’ouïe, purifient leur cœur souillé par les objets des sens, et parviennent en présence du lotus de ses pieds.


FIN DU SECOND CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
DESCRIPTION DU CORPS DE MAHÂPURUCHA,
DANS LE SECOND LIVRE DU GRAND PURAṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.