Le Poème de la Sibérie/10

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Le Poème de la Sibérie
Revue Moderne52 (p. 250-252).
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X

LA GUERRE DES PARTIS.


Et les exilés, dans leur cabane de neige en l’absence du chaman, commencèrent à se quereller, et ils se partagèrent en trois partis : et chacun d’eux pensait au salut de la patrie.

Le premier avait à sa tête le comte Skir : c’était le parti de ceux qui portent le kontusz[1], et qui voulait s’appeler szlachta (noblesse) comme s’ils venaient d’arriver avec Lech dans une terre déserte.

Le deuxième avait à sa tête un soldat maigre appelé Skartabella : il voulait partager la terre et proclamer la liberté des paysans et l’égalité de la szlachta avec les juifs et les tsiganes.

Et le troisième avait à sa tête le prêtre Bonifat qui voulait sauver la patrie par la prière, et pour la sauver ne connaissait qu’un moyen : aller à la mort sans se défendre, comme des martyrs[2].

Et ces trois partis étaient en désaccord, et ils s’étaient mis à discuter sur les principes.

Et le second, s’étant armé de haches, entra en campagne, menaçant les premiers de faire voir la couleur de leur sang, et les autres de leur donner ce qu’ils désiraient, le martyre.

Au moment où les esprits s’échauffaient et où l’on allait en venir aux mains, on convint, sur le conseil d’un membre du troisième parti, de décider la querelle par le jugement de Dieu.

Et cet arbitre dit : Élevons trois croix en souvenir de la passion de Notre-Seigneur, et clouons sur chacune d’elles un des guerriers les plus vigoureux de chaque bande : celui qui vivra le plus longtemps aura la victoire.

Et comme les esprits de ces hommes étaient tous comme plongés dans l’ivresse, il se trouva trois guerriers prêts à subir la mort pour leurs convictions et à être crucifiés, comme autrefois, le Seigneur Jésus-Christ.

On fit donc trois croix des arbres les plus hauts qui étaient dans le pays, et trois martyrs sortirent de chaque troupe : on ne les avait pas choisis au sort : ils venaient de leur propre volonté. Et ce n’étaient pas les chefs des troupes, mais les moindres des soldats.

Quand les charpentiers eurent établi les croix sur la montagne couverte de neige, on entendit une voix venant du ciel, comme un ouragan, qui disait : Que faites-vous ? Mais ces hommes n’eurent pas peur.

Et on attacha à la croix ces hommes insensés, et on leur cloua les mains, et celui qui était à gauche criait : Sang ; celui qui était au milieu criait : Foi.

Et les groupes se tenaient en silence sous les croix, attendant ce qui arriverait, et la nuit s’étendit sur la neige, et il y eut une obscurité profonde et un silence terrible.

Et à minuit l’aurore boréale s’étendit sur toute une moitié du ciel, et des glaives de feu jaillissaient de cette aurore.

Et tout le ciel devint rouge, et les croix aussi devinrent rouges avec les martyrs.

À ce moment, une terreur saisit les groupes et ils dirent : Nous faisons mal ! Fallait-il que ces innocents mourussent pour nos croyances ?

Et la foule s’épouvanta, disant : Voilà qu’ils meurent et ils ne se plaignent pas !

Et ils dirent à ceux qui étaient crucifiés : Voulez-vous que nous vous détachions. Mais ils ne répondirent rien : ils étaient déjà morts.

Et voyant cela, la foule s’enfuit pleine d’épouvante, et aucun de ceux qui fuyaient ne détourna la tête pour voir les morts et les martyrs. L’aurore les rougissait et ils restèrent seuls.

Et à ce moment le chaman et Anhelli revinrent de leur voyage souterrain, et ils s’étonnèrent en voyant les trois croix noires sur les cieux enflammées, et ils dirent avec épouvante : Qu’est-il arrivé ?

Et ayant regardé plus près, ils eurent peur, voyant sur les croix les cadavres, et ils reconnurent leurs amis : le chaman s’assit sous les croix et pleura.

Et se relevant, il dit à Anhelli : Dieu m’a révélé la faute de ce peuple, et je sais pourquoi on a crucifié ces hommes. Afin que leur corps ne souffre aucun affront, enlevons-les et emportons-les au cimetière.

Qu’ils reposent dans la terre : car ils se sont de bonne foi livrés à la mort, et cette mort sera non pas leur condamnation, mais la rémission de leurs péchés. La croix les a purifiés.

Parlant ainsi, ils enlevèrent ces morts glacés sur la croix, et ils les emportèrent à l’ancien cimetière des exilés.


Notes[modifier]

  1. Vêtement national.
  2. Allusions aux différents partis qui se partagent l’émigration.