Les Cinq Filles de Mrs Bennet/1

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Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 1-4).
I


C’est une vérité universellement reconnue qu’un célibataire pourvu d’une belle fortune doit avoir envie de se marier, et, si peu que l’on sache de son sentiment à cet égard, lorsqu’il arrive dans une nouvelle résidence, cette idée est si bien fixée dans l’esprit de ses voisins qu’ils le considèrent sur-le-champ comme la propriété légitime de l’une ou l’autre de leurs filles.

— Savez-vous, mon cher ami, dit un jour Mrs. Bennet à son mari, que Netherfield Park est enfin loué ?

Mr. Bennet répondit qu’il l’ignorait.

— Eh bien, c’est chose faite. Je le tiens de Mrs. Long qui sort d’ici.

Mr. Bennet garda le silence.

— Vous n’avez donc pas envie de savoir qui s’y installe ! s’écria sa femme impatientée.

— Vous brûlez de me le dire et je ne vois aucun inconvénient à l’apprendre.

Mrs. Bennet n’en demandait pas davantage.

— Eh bien, mon ami, à ce que dit Mrs. Long, le nouveau locataire de Netherfield serait un jeune homme très riche du nord de l’Angleterre. Il est venu lundi dernier en chaise de poste pour visiter la propriété et l’a trouvée tellement à son goût qu’il s’est immédiatement entendu avec Mr. Morris. Il doit s’y installer avant la Saint-Michel et plusieurs domestiques arrivent dès la fin de la semaine prochaine afin de mettre la maison en état.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Bingley.

— Marié ou célibataire ?

— Oh ! mon ami, célibataire ! célibataire et très riche ! Quatre ou cinq mille livres de rente ! Quelle chance pour nos filles !

— Nos filles ? En quoi cela les touche-t-il ?

— Que vous êtes donc agaçant, mon ami ! Je pense, vous le devinez bien, qu’il pourrait être un parti pour l’une d’elles.

— Est-ce dans cette intention qu’il vient s’installer ici ?

— Dans cette intention ! Quelle plaisanterie ! Comment pouvez-vous parler ainsi ?… Tout de même, il n’y aurait rien d’invraisemblable à ce qu’il s’éprenne de l’une d’elles. C’est pourquoi vous ferez bien d’aller lui rendre visite dès son arrivée.

— Je n’en vois pas l’utilité. Vous pouvez y aller vous-même avec vos filles, ou vous pouvez les envoyer seules, ce qui serait peut-être encore préférable, car vous êtes si bien conservée que Mr. Bingley pourrait se tromper et égarer sur vous sa préférence.

— Vous me flattez, mon cher. J’ai certainement eu ma part de beauté jadis, mais aujourd’hui j’ai abdiqué toute prétention. Lorsqu’une femme a cinq filles en âge de se marier elle doit cesser de songer à ses propres charmes.

— D’autant que, dans ce cas, il est rare qu’il lui en reste beaucoup.

— Enfin, mon ami, il faut absolument que vous alliez voir Mr. Bingley dès qu’il sera notre voisin.

— Je ne m’y engage nullement.

— Mais pensez un peu à vos enfants, à ce que serait pour l’une d’elles un tel établissement ! Sir William et lady Lucas ont résolu d’y aller uniquement pour cette raison, car vous savez que, d’ordinaire, ils ne font jamais visite aux nouveaux venus. Je vous le répète. Il est indispensable que vous alliez à Netherfield, sans quoi nous ne pourrions y aller nous-mêmes.

— Vous avez vraiment trop de scrupules, ma chère. Je suis persuadé que Mr. Bingley serait enchanté de vous voir, et je pourrais vous confier quelques lignes pour l’assurer de mon chaleureux consentement à son mariage avec celle de mes filles qu’il voudra bien choisir. Je crois, toutefois, que je mettrai un mot en faveur de ma petite Lizzy.

— Quelle idée ! Lizzy n’a rien de plus que les autres ; elle est beaucoup moins jolie que Jane et n’a pas la vivacité de Lydia.

— Certes, elles n’ont pas grand’chose pour les recommander les unes ni les autres, elles sont sottes et ignorantes comme toutes les jeunes filles. Lizzy, pourtant, a un peu plus d’esprit que ses sœurs.

— Oh ! Mr. Bennet, parler ainsi de ses propres filles !… Mais vous prenez toujours plaisir à me vexer ; vous n’avez aucune pitié pour mes pauvres nerfs !

— Vous vous trompez, ma chère ! J’ai pour vos nerfs le plus grand respect. Ce sont de vieux amis : voilà plus de vingt ans que je vous entends parler d’eux avec considération.

— Ah ! vous ne vous rendez pas compte de ce que je souffre !

— J’espère, cependant, que vous prendrez le dessus et que vous vivrez assez longtemps pour voir de nombreux jeunes gens pourvus de quatre mille livres de rente venir s’installer dans le voisinage.

— Et quand il en viendrait vingt, à quoi cela servirait-il, puisque vous refusez de faire leur connaissance ?

— Soyez sûre, ma chère, que lorsqu’ils atteindront ce nombre, j’irai leur faire visite à tous.

Mr. Bennet était un si curieux mélange de vivacité, d’humeur sarcastique, de fantaisie et de réserve qu’une expérience de vingt-trois années n’avait pas suffi à sa femme pour lui faire comprendre son caractère. Mrs. Bennet elle-même avait une nature moins compliquée : d’intelligence médiocre, peu cultivée et de caractère inégal, chaque fois qu’elle était de mauvaise humeur elle s’imaginait éprouver des malaises nerveux. Son grand souci dans l’existence était de marier ses filles et sa distraction la plus chère, les visites et les potins.