Les Cinq Filles de Mrs Bennet/48

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Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 261-267).
XLVIII


Le lendemain matin, on s’attendait à Longbourn à recevoir une lettre de Mr. Bennet, mais le courrier passa sans rien apporter de lui. Mr. Bennet était connu pour être en temps ordinaire un correspondant plein de négligence. Tout de même, en des circonstances pareilles, les siens attendaient de lui un effort. Ils furent obligés de conclure qu’il n’avait à leur envoyer aucune nouvelle rassurante. Mais de cela même ils auraient aimé être certains. Mr. Gardiner se mit en route pour Londres aussitôt après le passage de la poste.

Par lui, du moins, on serait assuré d’être tenu au courant. Il devait insister auprès de Mr. Bennet pour qu’il revînt chez lui le plus tôt possible ; il l’avait promis en partant, au grand soulagement de sa sœur qui voyait dans ce retour la seule chance pour son mari de n’être pas tué en duel. Mrs. Gardiner s’était décidée à rester quelques jours de plus en Hertfordshire avec ses enfants, dans la pensée qu’elle pourrait être utile à ses nièces. Elle les aidait à s’occuper de leur mère et sa présence leur était un réconfort dans leurs moments de liberté. Leur tante Philips aussi les visitait fréquemment, et toujours, comme elle le disait, dans l’unique but de les distraire et de les remonter ; mais comme elle n’arrivait jamais sans leur apporter un nouveau témoignage des désordres de Wickham, elle laissait généralement ses nièces plus découragées qu’elle ne les avait trouvées.

Tout Meryton semblait s’acharner à noircir l’homme qui, trois mois auparavant, avait été son idole. On racontait qu’il avait laissé des dettes chez tous les commerçants de la ville, et qu’il avait eu des intrigues qu’on décorait du nom de séductions dans les familles de tous ces commerçants. On le proclamait d’une voix unanime l’homme le plus dépravé de l’univers, et chacun commençait à découvrir que ses dehors vertueux ne lui avaient jamais inspiré confiance. Elizabeth, tout en n’ajoutant pas foi à la moitié de ces racontars, en retenait assez pour être de plus en plus convaincue de la perte irrémédiable de sa sœur. Jane elle-même abandonnait tout espoir à mesure que le temps s’écoulait, car, si les fugitifs étaient partis pour l’Écosse, ce qu’elle avait toujours voulu espérer, on aurait, selon toute probabilité, déjà reçu de leurs nouvelles.

Mr. Gardiner avait quitté Longbourn le dimanche : le mardi, sa femme reçut une lettre où il disait qu’il avait vu son beau-frère à son arrivée, et l’avait décidé à s’installer à Gracechurch street. Mr. Bennet revenait d’Epsom et de Clapham où il n’avait pu recueillir la moindre information ; il se disposait maintenant à demander des renseignements dans tous les hôtels de Londres, pensant que Wickham et Lydia avaient pu séjourner dans l’un d’eux avant de trouver un logement. Mr. Gardiner n’attendait pas grand’chose de ces recherches mais comme son beau-frère y tenait, il s’apprêtait à le seconder. Il ajoutait que Mr. Bennet n’était pas disposé pour l’instant à quitter Londres et qu’il allait écrire à sa famille. Un post-scriptum suivait ainsi conçu : « Je viens d’écrire au colonel Forster pour lui demander d’essayer de savoir par les camarades de Wickham si ce dernier a des parents ou des amis en passe de connaître l’endroit où il se dissimule. Ce serait un point capital pour nous que de savoir où nous adresser avec des chances de trouver un fil conducteur. Actuellement, nous n’avons rien pour nous guider. Le colonel Forster, j’en suis sûr, fera tout son possible pour nous obtenir ce renseignement ; mais, en y réfléchissant, je me demande si Lizzy ne saurait pas nous dire mieux que personne quels peuvent être les proches parents de Wickham. »

Elizabeth se demanda pourquoi l’on faisait appel à son concours. Il lui était impossible de fournir aucune indication. Elle n’avait jamais entendu parler à Wickham de parents autres que son père et sa mère, décédés depuis longtemps. Il était possible en effet qu’un de ses camarades du régiment fût capable d’apporter plus de lumière. Même sans chances sérieuses de réussir, il y avait à faire de ce côté une tentative qui entretiendrait l’espérance dans les esprits.

L’une après l’autre, les journées s’écoulaient à Longbourn dans une anxiété que redoublait l’heure de chaque courrier. Car toute nouvelle, bonne ou mauvaise, ne pouvait venir que par la poste. Mais avant que Mr. Gardiner écrivît de nouveau, une lettre venant d’une tout autre direction, — une lettre de Mr. Collins, — arriva à l’adresse de Mr. Bennet. Jane, chargée de dépouiller le courrier de son père, l’ouvrit, et Elizabeth, qui connaissait le curieux style des lettres de son cousin, lut par-dessus l’épaule de sa sœur :


« Mon cher Monsieur,


« Nos relations de parenté et ma situation de membre du clergé me font un devoir de prendre part à la douloureuse affliction qui vous frappe, et dont nous avons été informés hier par une lettre du Hertfordshire. Croyez bien, cher Monsieur, que Mrs. Collins et moi sympathisons sincèrement avec vous et toute votre respectable famille, dans votre présente infortune, d’autant plus amère qu’elle est irréparable. Je ne veux oublier aucun argument capable de vous réconforter dans cette circonstance affligeante entre toutes pour le cœur d’un père. La mort de votre fille eût été en comparaison une grâce du ciel. L’affaire est d’autant plus triste qu’il y a fort à supposer, ainsi que me le dit ma chère Charlotte, que la conduite licencieuse de votre fille provient de la manière déplorable dont elle a été gâtée. Cependant, pour votre consolation et celle de Mrs. Bennet, j’incline à penser que sa nature était foncièrement mauvaise, sans quoi elle n’aurait pas commis une telle énormité à un âge aussi tendre. Quoi qu’il en soit, vous êtes fort à plaindre, et je partage cette opinion non seulement avec Mrs. Collins, mais encore avec lady Catherine et miss de Bourgh. Elles craignent comme moi que l’erreur d’une des sœurs ne porte préjudice à l’avenir de toutes les autres ; car, ainsi que daignait tout à l’heure me faire remarquer lady Catherine, « qui voudrait maintenant s’allier à votre famille » ? Et cette considération me porte à réfléchir sur le passé avec encore plus de satisfaction, car si les événements avaient pris un autre tour, en novembre dernier, il me faudrait participer maintenant à votre chagrin et à votre déshonneur.

« Laissez-moi vous conseiller, cher Monsieur, de reprendre courage, de rejeter loin de votre affection une fille indigne et de la laisser recueillir les fruits de son coupable égarement.

« Croyez, cher Monsieur, » etc.

Mr. Gardiner ne récrivit qu’après avoir reçu la réponse du colonel Forster, mais il n’avait rien de satisfaisant à communiquer. On ne connaissait à Wickham aucun parent avec qui il entretînt des rapports, et très certainement il n’avait plus de famille proche. Il ne manquait pas de relations banales, mais depuis son arrivée au régiment on ne l’avait vu se lier intimement avec personne. L’état pitoyable de ses finances était pour lui un puissant motif de se cacher, qui s’ajoutait à la crainte d’être découvert par la famille de Lydia. Le bruit se répandait qu’il avait laissé derrière lui des dettes de jeu considérables. Le colonel Forster estimait qu’il faudrait plus de mille livres pour régler ses dépenses à Brighton. Il devait beaucoup en ville, mais ses dettes d’honneur étaient plus formidables encore.

Mr. Gardiner n’essayait pas de dissimuler ces faits. Jane les apprit avec horreur :

— Quoi ! Wickham un joueur ! C’est inouï ! s’écriait-elle. Je ne m’en serais jamais doutée !

La lettre de Mr. Gardiner annonçait aux jeunes filles le retour probable de leur père le lendemain même qui était un samedi. Découragé par l’insuccès de ses tentatives, il avait cédé aux instances de son beau-frère qui l’engageait à retourner auprès des siens en lui laissant le soin de poursuivre ses recherches à Londres. Cette détermination ne causa pas à Mrs. Bennet la joie à laquelle on s’attendait, après les craintes qu’elle avait manifestées pour l’existence de son mari.

— Comment, il revient sans cette pauvre Lydia ! Il quitte Londres avant de les avoir retrouvés ! Qui donc, s’il s’en va, se battra avec Wickham pour l’obliger à épouser Lydia ?

Comme Mrs. Gardiner désirait retourner chez elle, il fut convenu qu’elle partirait avec ses enfants le jour du retour de Mr. Bennet. La voiture les transporta donc jusqu’au premier relais et revint à Longbourn avec son maître.

Mrs. Gardiner repartait non moins intriguée au sujet d’Elizabeth et de son ami de Pemberley qu’elle l’avait été en quittant le Derbyshire. Le nom de Darcy n’était plus jamais venu spontanément aux lèvres de sa nièce, et le demi-espoir qu’elle-même avait formé de voir arriver une lettre de lui s’était évanoui. Depuis son retour, Elizabeth n’avait rien reçu qui parût venir de Pemberley. En vérité, on ne pouvait faire aucune conjecture d’après l’humeur d’Elizabeth, son abattement s’expliquant assez par les tristesses de la situation présente. Cependant, celle-ci voyait assez clair en elle-même pour sentir que si elle n’avait pas connu Darcy, elle aurait supporté la crainte du déshonneur de Lydia avec un peu moins d’amertume et qu’une nuit d’insomnie sur deux lui aurait été épargnée.

Lorsque Mr. Bennet arriva chez lui, il paraissait avoir repris son flegme et sa philosophie habituels. Aussi peu communicatif que de coutume, il ne fit aucune allusion à l’événement qui avait motivé son départ et ses filles n’eurent pas le courage de lui en parler elles-mêmes.

C’est seulement l’après-midi lorsqu’il les rejoignit pour le thé qu’Elizabeth osa aborder le sujet ; mais lorsqu’elle lui eut exprimé brièvement son regret de tout ce qu’il avait dû supporter, il répliqua :

— Ne parlez pas de cela. Comme je suis responsable de ce qui s’est passé, il est bien juste que j’en souffre.

— Ne soyez pas trop sévère pour vous-même, protesta Elizabeth.

— C’est charitable à vous de me prémunir contre un tel danger. Non, Lizzy, laissez-moi sentir au moins une fois dans mon existence combien j’ai été répréhensible. Ne craignez point de me voir accablé par ce sentiment qui passera toujours assez tôt.

— Croyez-vous qu’ils soient à Londres ?

— Je le crois. Où pourraient-ils être mieux cachés ?

— Et Lydia souhaitait beaucoup aller à Londres, remarqua Kitty.

— Elle peut être satisfaite alors, dit son père froidement, car elle y demeurera sans doute quelque temps.

Après un court silence, il reprit :

— Lizzy, je ne vous en veux pas d’avoir eu raison contre moi. L’avis que vous m’avez donné au mois de mai, et qui se trouve justifié par les événements, dénote un esprit clairvoyant.

Ils furent interrompus par Jane qui venait chercher le thé de sa mère.

— Quelle aimable mise en scène, et que cela donne d’élégance au malheur ! s’écria Mr. Bennet. J’ai bonne envie, moi aussi, de m’enfermer dans ma bibliothèque en bonnet de nuit et en robe de chambre, et de donner tout l’embarras possible à mon entourage. Mais peut-être puis-je attendre pour cela que Kitty se fasse enlever à son tour.

— Mais je n’ai pas l’intention de me faire enlever, papa ! répliqua Kitty d’un ton vexé. Et si jamais je vais à Brighton, je m’y conduirai beaucoup mieux que Lydia.

— Vous, aller à Brighton ! mais je ne voudrais pas vous voir aller même à Eastbourn pour un empire ! Non, Kitty. J’ai appris enfin la prudence, et vous en sentirez les effets. Aucun officier désormais ne sera admis à franchir le seuil de ma maison, ni même à passer par le village. Les bals seront absolument interdits, à moins que vous n’y dansiez qu’avec vos sœurs et vous ne sortirez des limites du parc que lorsque vous aurez prouvé que vous pouvez consacrer dix minutes par jour à une occupation raisonnable.

Kitty, qui prenait toutes ces menaces à la lettre, fondit en larmes.

— Allons, allons ! ne pleurez pas, lui dit son père. Si vous êtes sage, d’ici une dizaine d’années je vous promets de vous mener à une revue.