Les Cinq Filles de Mrs Bennet/50

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Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 274-281).
L


Durant les années écoulées, Mr. Bennet avait souvent regretté qu’au lieu de dépenser tout son revenu il n’eût pas mis de côté chaque année une petite somme pour assurer après lui la possession d’un capital à ses filles et à sa femme, si celle-ci lui survivait. Il le regrettait aujourd’hui plus que jamais. S’il avait rempli ce devoir, Lydia, à cette heure, ne devrait pas à son oncle l’honneur et la dignité qu’on était en train d’acheter pour elle, et c’est lui-même qui aurait la satisfaction d’avoir décidé un des jeunes hommes les moins estimables de la Grande-Bretagne à devenir le mari de sa fille. Il était profondément contrarié de penser qu’une affaire si désavantageuse pour tout le monde se réglait aux seuls frais de son beau-frère, et résolu à découvrir, s’il le pouvait, le montant des sommes qu’il avait déboursées pour lui, il se proposait de les lui rendre aussitôt qu’il en aurait les moyens.

Quand Mr. Bennet s’était marié, il n’avait pas considéré l’utilité des économies. Naturellement, il escomptait la naissance d’un fils, par quoi serait annulée la clause de l’ « entail », et assuré le sort de Mrs. Bennet et de ses autres enfants. Cinq filles firent l’une après l’autre leur entrée en ce monde, mais le fils ne vint pas. Mrs. Bennet l’avait espéré encore bien des années après la naissance de Lydia. Ce rêve avait dû être enfin abandonné, mais il était trop tard pour songer aux économies. Mrs. Bennet n’avait aucun goût pour l’épargne, et seule l’aversion de Mr. Bennet pour toute dépendance les avait empêchés de dépasser leur revenu.

D’après le contrat de mariage, cinq mille livres devaient revenir à Mrs. Bennet et à ses filles ; mais la façon dont cette somme serait partagée entre les enfants était laissée à la volonté des parents. C’était là un point que, pour Lydia tout au moins, il fallait décider dès à présent, et Mr. Bennet ne pouvait avoir aucune hésitation à accepter la proposition qui lui était faite. En des termes qui, bien que concis, exprimaient sa profonde reconnaissance, il écrivit à son beau-frère qu’il approuvait pleinement tout ce qu’il avait fait, et ratifiait tous les engagements qu’il avait pris en son nom.

C’était pour Mr. Bennet une heureuse surprise de voir que tout s’arrangeait sans plus d’effort de sa part. Son plus grand désir actuellement était d’avoir à s’occuper le moins possible de cette affaire. Maintenant que les premiers transports de colère qui avaient animé ses recherches étaient passés, il retournait naturellement à son indolence coutumière.

Sa lettre fut bientôt écrite, car s’il était lent à prendre une décision, il la mettait rapidement à exécution. Il priait son beau-frère de lui donner le compte détaillé de tout ce qu’il leur devait. Mais il était encore trop irrité pour le charger de transmettre à Lydia le moindre message.

Les bonnes nouvelles, bientôt connues dans toute la maison, se répandirent rapidement aux alentours. Elles furent accueillies par les voisins avec une décente philosophie. Évidemment les conversations auraient pu trouver un plus riche aliment si miss Lydia Bennet était revenue brusquement au logis paternel, où mieux encore, si elle avait été mise en pénitence dans une ferme éloignée. Mais son mariage fournissait encore une ample matière à la médisance, et les vœux exprimés par les vieilles dames acrimonieuses de Meryton ne perdirent pas beaucoup de leur fiel par suite du changement de circonstances car, avec un pareil mari, le malheur de Lydia pouvait être considéré comme certain.

Il y avait quinze jours que Mrs. Bennet gardait la chambre. Mais en cet heureux jour, elle reprit sa place à la table de famille dans des dispositions singulièrement joyeuses. Aucun sentiment de honte ne venait diminuer son triomphe : le mariage d’une de ses filles, — son vœu le plus cher depuis que Jane avait seize ans, — allait s’accomplir ! Elle ne parlait que de tout ce qui figure dans des noces somptueuses : fines mousselines, équipages et serviteurs. Elle passait en revue toutes les maisons du voisinage pouvant convenir à sa fille et, sans qu’elle sût ni considérât quel pourrait être le budget du jeune ménage, rien ne pouvait la satisfaire.

— Haye Park ferait l’affaire si les Gouldinez s’en allaient, ou la grande maison à Stoke, si le salon était un peu plus vaste. Mais Ashworth est trop loin ; je ne pourrais supporter l’idée d’avoir Lydia à dix milles de chez nous. Quant à Purvis Lodge, le toit de la maison est trop laid.

Son mari la laissa parler sans l’interrompre tant que les domestiques restèrent pour le service ; mais quand ils se furent retirés, il lui dit :

— Mrs. Bennet, avant de retenir pour votre fille et votre gendre une ou plusieurs de ces maisons, tâchons d’abord de nous entendre. Il y a une maison, en tout cas, où ils ne mettront jamais les pieds. Je ne veux pas avoir l’air d’approuver leur coupable folie en les recevant à Longbourn.

Cette déclaration provoqua une longue querelle, mais Mr. Bennet tint bon, et ne tarda pas à en faire une autre qui frappa Mrs. Bennet de stupéfaction et d’horreur : il dit qu’il n’avancerait pas une guinée pour le trousseau de sa fille et affirma que Lydia ne recevrait pas de lui la moindre marque d’affection en cette circonstance. Mrs. Bennet n’en revenait pas ; elle ne pouvait concevoir que la colère de son mari contre sa fille pût être poussée au point de refuser à celle-ci un privilège sans lequel, lui semblait-il, le mariage serait à peine valide. Elle était plus sensible pour Lydia au déshonneur qu’il y aurait à se marier sans toilette neuve qu’à la honte de s’être enfuie et d’avoir vécu quinze jours avec Wickham avant d’être sa femme.

Elizabeth regrettait maintenant d’avoir confié à Mr. Darcy, dans un moment de détresse, les craintes qu’elle éprouvait pour sa sœur. Puisqu’un prompt mariage allait mettre fin à son aventure, on pouvait espérer en cacher les malheureux préliminaires à ceux qui n’habitaient pas les environs immédiats. Elle savait que rien ne serait ébruité par lui, — il y avait peu d’hommes dont la discrétion lui inspirât autant de confiance, — mais, en même temps, il y en avait bien peu à qui elle aurait tenu davantage à cacher la fragilité de sa sœur ; non cependant à cause du préjudice qui en pourrait résulter pour elle-même, car entre elle et Darcy, il y avait désormais, semblait-il, un abîme infranchissable. Le mariage de Lydia eût-il été conclu le plus honorablement du monde, il n’était guère vraisemblable que Mr. Darcy voulût entrer dans une famille contre laquelle, à tant d’autres objections, venait s’ajouter celle d’une parenté étroite avec l’homme qu’il méprisait si justement.

Elizabeth ne pouvait s’étonner qu’il reculât devant une telle alliance. Il était invraisemblable que le sentiment qu’il lui avait laissé voir en Derbyshire dût survivre à une telle épreuve. Elle était humiliée, attristée, et ressentait un vague repentir sans savoir au juste de quoi. Elle désirait jalousement l’estime de Mr. Darcy, maintenant qu’elle n’avait plus rien à en espérer ; elle souhaitait entendre parler de lui, quand il semblait qu’elle n’eût aucune chance de recevoir de ses nouvelles, et elle avait la conviction qu’avec lui elle aurait été heureuse alors que, selon toute probabilité, jamais plus ils ne se rencontreraient.

« Quel triomphe pour lui, pensait-elle souvent, s’il savait que les offres qu’elle avait si fièrement dédaignées quatre mois auparavant, seraient maintenant accueillies avec joie et reconnaissance ! Oui, bien qu’à son jugement il dépassât en générosité tous ceux de son sexe, il était humain qu’il triomphât. »

Elle se rendait compte à présent que Darcy, par la nature de ses qualités, était exactement l’homme qui lui convenait. Son intelligence, son caractère quoique si différent du sien aurait correspondu à ses vœux. Leur union eût été à l’avantage de l’un et de l’autre. La vivacité et le naturel d’Elisabeth auraient adouci l’humeur de Darcy et donné plus de charmes à ses manières ; et lui-même, par son jugement, par la culture de son esprit, par sa connaissance du monde, aurait pu exercer sur elle une influence plus heureuse encore. Mais on ne devait pas voir une telle union offrir au public l’image fidèle de la félicité conjugale. Une autre d’un caractère tout différent allait se former dans sa famille qui excluait pour la première toute chance de se réaliser.

Elizabeth se demandait comment pourrait être assurée à Wickham et à Lydia une indépendance suffisante. Mais il lui était aisé de se représenter le bonheur instable dont pourraient jouir deux êtres qu’avait seule rapprochés la violence de leurs passions.

Une nouvelle lettre de Mr. Gardiner arriva bientôt. Aux remerciements de Mr. Bennet il répondait brièvement par l’assurance de l’intérêt qu’il portait à tous les membres de sa famille, et demandait pour conclure de ne pas revenir sur ce sujet. Le but principal de sa lettre était d’annoncer que Mr. Wickham était déterminé à quitter la milice.

« …Depuis que le mariage a été décidé, c’était mon vif désir de lui voir prendre ce parti. Vous penserez sans doute comme moi que ce changement de milieu est aussi opportun pour ma nièce, que pour lui. Mr. Wickham a l’intention d’entrer dans l’armée régulière, et il a d’anciens amis qui sont prêts à appuyer sa demande. On lui a promis un brevet d’enseigne dans un régiment du Nord. La distance entre ce poste et notre région n’est pas un désavantage. Il paraît bien disposé, et je veux croire que, dans un autre milieu, le souci de sauvegarder leur réputation les rendra tous deux plus circonspects. J’ai écrit au colonel Forster pour l’informer de nos présents arrangements, et le prier de satisfaire les créanciers de Wickham à Brighton et aux environs, par la promesse d’un règlement rapide pour lequel je me suis engagé. Voulez-vous prendre la peine de donner la même assurance à ses créanciers de Meryton dont vous trouverez ci-jointe la liste remise par lui-même. Il nous a déclaré toutes ses dettes ; — j’aime à croire du moins qu’il ne nous a pas trompés. — Haggerston à nos ordres, et tout sera prêt d’ici une huitaine de jours. Wickham et sa femme partiront alors pour rejoindre le régiment, à moins qu’ils ne soient d’abord invités à Longbourn, et ma femme me dit que Lydia désire ardemment vous revoir tous avant son départ pour le Nord. Elle va bien et me charge de ses respects pour vous et pour sa mère.

« Vôtre,

« E. Gardiner. »


Mr. Bennet et ses filles voyaient aussi clairement que Mr. Gardiner combien il était heureux que Wickham quittât le régiment de la milice. Mais Mrs. Bennet était beaucoup moins satisfaite. Voir Lydia s’établir dans le Nord de l’Angleterre juste au moment où elle était si joyeuse et si fière à la pensée de l’avoir près d’elle, quelle cruelle déception ! Et puis, quel dommage pour Lydia de s’éloigner d’un régiment où elle connaissait tout le monde !

— Elle aimait tant Mrs. Forster, soupirait-elle, qu’il lui sera très dur d’en être séparée. Il y avait aussi plusieurs jeunes gens qui lui plaisaient beaucoup. Dans ce régiment du Nord, les officiers seront peut-être moins aimables !

La demande que faisait Lydia d’être admise à revoir sa famille avant son départ fut d’abord accueillie de la part de son père par un refus péremptoire, mais Jane et Elizabeth désiraient vivement pour le bien, ainsi que pour la réputation de leur sœur, qu’elle fût traitée moins durement, et elles pressèrent leur père avec tant d’insistance, de douceur et de raison de recevoir les jeunes époux à Longbourn qu’il finit par se laisser persuader. Leur mère eut donc la satisfaction d’apprendre qu’elle pourrait exhiber la jeune mariée à tout le voisinage avant son lointain exil. En répondant à son beau-frère, Mr. Bennet envoya la permission demandée et il fut décidé qu’au sortir de l’église, le jeune couple prendrait la route de Longbourn. Elizabeth fut surprise cependant que Wickham consentît à cet arrangement. En ce qui la concernait, à ne consulter que son inclination, une rencontre avec lui était bien la dernière chose qu’elle eût souhaitée.