Orgueil et Prévention/9

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Traduction par Eloïse Perks.
Maradan (1p. 76-86).


CHAPITRE IX


Élisabeth passa presque toute la nuit auprès de sa sœur et eut le plaisir de répondre, sur les informations qu’envoya demander de bonne heure M. Bingley et que vinrent prendre peu après les élégantes femmes-de-chambre de ses sœurs, qu’elle était un peu mieux. Alors Élisabeth écrivit un mot à sa mère pour lui demander de venir juger par elle-même de l’état d’Hélen, et les pria de l’envoyer sur-le-champ à Longbourn. Mme Bennet ne tarda pas à se rendre au désir de sa fille ; elle vint à Netherfield, accompagnée de Catherine et de Lydia.

Si Mme Bennet avait trouvé Hélen dangereusement malade, elle eût été très-affligée ; mais, voyant que sa maladie n’aurait pas de suites fâcheuses, elle ne désirait nullement un prompt rétablissement, le retour de la santé devant nécessairement l’éloigner de Netherfield. Elle ne voulut point écouter les instances que lui fit sa fille de la reconduire à Longbourn, et le médecin, qui arriva en cet instant, dit qu’il serait fort imprudent de la déplacer, qu’il fallait au moins attendre que la fièvre fût passée.

Après être restée quelque temps avec Hélen, et sur l’invitation de Mlle Bingley, Mme Bennet et ses trois filles descendirent au salon. Bingley vint au-devant de Mme Bennet et lui dit qu’il espérait qu’elle n’avait pas trouvé mademoiselle Hélen plus malade qu’elle ne le croyait.

« En vérité, monsieur, je ne m’attendais pas à la trouver si mal, ce fut sa réponse. M. Jones dit qu’il est impossible de la déplacer maintenant ; il faut que nous abusions encore pendant quelque temps de votre bonté.

» — La déplacer ! s’écria Bingley, il n’y faut pas penser. Ma sœur, je suis sûr, ne voudrait pas entendre parler de son déplacement.

» — Vous pouvez être persuadée, madame, dit très-froidement miss Bingley, que tant que Mlle Bennet demeurera ici, on aura pour elle toutes les attentions possibles. »

Mme Bennet fut prodigue de remerciemens.

« Si je ne comptais sur vos bons soins, ajouta-t-elle, je serais vraiment inquiète, car elle est bien, bien malade ; elle souffre beaucoup, mais avec une patience d’ange : en vérité, on ne peut désirer un caractère plus aimable que le sien ; je dis souvent à mes autres filles qu’elles ne peuvent lui être comparées. Vous avez un fort joli salon, M. Bingley ; Netherfield est la maison la plus agréable qu’il y ait dans ces environs, j’espère que vous ne penserez pas à la quitter de sitôt.

» — Tout ce que je fais est décidé à la hâte, reprit-il ; si je dois quitter Netherfield, je serai sans doute parti cinq minutes après en avoir eu l’idée. Cependant, pour le moment, je m’y crois fixé.

» — Voilà absolument ce que j’eusse pensé de vous, dit Élisabeth.

» — Vous commencez à me comprendre ! s’écria-t-il en se tournant vers elle.

» — Oh ! oui, je vous entends parfaitement bien.

» — J’aimerais à prendre ceci pour un compliment ; mais être sitôt pénétré, cela ne fait-il pas un peu pitié ?

» — C’est selon : je ne prétends pas dire qu’un caractère caché, difficile à connaître, soit plus ou moins estimable que le vôtre.

» — Lizzy ! s’écria sa mère, pensez où vous êtes, n’allez pas vous livrer à toutes ces boutades indiscrètes que l’on vous permet à la maison.

» — Je ne savais pas, continua M. Bingley, que vous étudiassiez les caractères ; cette occupation doit être très-intéressante.

» — Oui ; mais les caractères embrouillés sont les plus amusans, ils ont du moins cet avantage.

» — La province, dit Darcy, doit généralement fournir peu pour une telle étude, la société y est si rétrécie !

» — Oui, mais le monde change et donne toujours matière à de nouvelles observations.

» — Sans doute ! s’écria Mme Bennet en entendant ce mot province, on est aussi bien pour cela en province qu’ailleurs. »

Tout le monde fut surpris ; et Darcy, jetant sur elle un regard de mépris, se retira à l’autre bout du salon. Mme Bennet, croyant l’avoir forcé au silence, continua d’un air triomphant :

« Je ne vois pas que Londres ait tant d’avantages sur la province si ce n’est la quantité de magasins et de places publiques. La campagne est bien plus agréable, n’est-il pas vrai, M. Bingley ?

» — À la campagne, répondit-il, je ne désire pas d’autre séjour, et à Londres, je pense de même ; tous les deux ont leurs avantages. Je puis être également heureux dans la capitale ou dans la province.

» — Ah ! oui ! c’est que vous avez l’esprit bien tourné ; mais monsieur, regardant M. Darcy, semble croire que la campagne n’est rien du tout.

» — En vérité, maman, vous vous trompez, dit en rougissant Élisabeth, vous avez mal compris M. Darcy ; il a seulement voulu dire que la société était bien plus nombreuse à la ville qu’à la campagne : vous savez que cette observation est juste.

» — Certainement, ma chère, mais, quant au voisinage, il faut en convenir, il y a bien peu de voisinage comme le nôtre ; car, enfin, nous avons ici vingt-quatre familles à voir. »

Il n’y eut que la crainte de blesser Élisabeth qui pût engager M. Bingley à tenir son sérieux. Sa sœur fut moins délicate : elle sourit à M. Darcy d’une manière fort expressive. Élisabeth, voulant détourner la conversation, demanda à sa mère si Charlotte Lucas avait passé la veille à Longbourn.

« Oui, elle est venue avec son père. Ne trouvez-vous pas sir William fort aimable, M. Bingley ? Ses manières sont si distinguées, il a toujours quelque chose de joli à dire : voilà ce que, moi, j’appelle un homme bien élevé ; et ceux qui croient montrer leur importance par un air froid et dédaigneux se trompent beaucoup.

» — Charlotte a-t-elle dîné avec vous ?

» — Non, elle n’a pas voulu rester. Je pense que sa mère avait besoin d’elle pour faire les minces pies[1]. Quant à moi, M. Bingley, j’ai des domestiques pour tout. Mes enfans sont autrement élevées ; mais chacun fait à sa manière. Les demoiselles Lucas sont de bien bonnes filles, c’est dommage qu’elles ne soient pas jolies ; ce n’est pas que je trouve miss Lucas très-laide, mais aussi elle est notre intime amie.

» — Elle paraît fort aimable, dit Bingley.

» — Oui, mais il faut avouer qu’elle est bien laide ; lady Lucas elle-même me l’a souvent dit : elle m’envie la beauté d’Hélen. Je ne devrais pas louer ma propre fille, mais, à dire vrai, on ne voit pas beaucoup de femmes plus jolies qu’elle ; c’est ce que tout le monde dit. Elle avait à peine quinze ans quand un ami de mon frère Gardiner en devint amoureux ; ma belle-sœur croyait qu’il l’aurait demandée en mariage, mais il n’en fit rien : je pense qu’il la trouvait trop jeune. Il composa néanmoins des vers à sa louange, et je vous assure qu’ils étaient bien jolis.

» — Et ainsi finit son attachement, dit Élisabeth avec impatience ; beaucoup d’autres que lui se sont guéris de même. Je voudrais bien savoir qui a découvert le premier l’efficacité qu’a la poésie pour chasser l’amour ?

» — J’avais toujours considéré la poésie comme un aliment de l’amour, dit Darcy.

» — Oui, d’un amour très-enraciné. Tout nourrit une passion déjà profonde, mais, si ce n’est qu’une inclination légère, je suis persuadée qu’un couplet la détruirait entièrement. »

Darcy sourit, et le silence qui suivit faisant craindre à Élisabeth de nouveaux propos de sa mère, elle voulait parler, mais ne savait que dire… Peu de momens après, Mme Bennet renouvela ses remerciemens à M. Bingley des bontés qu’il avait pour Hélen, en s’excusant d’être obligée de lui laisser encore Lizzy.

M. Bingley fut d’une politesse si franche qu’il força sa sœur à l’imiter et à employer les phrases d’usage : elle le fit avec bien peu de grâce, mais Mme Bennet fut satisfaite, et bientôt demanda sa voiture.

Catherine et Lydia s’étaient parlé bas pendant toute la visite : le résultat de cette conversation fut que la plus jeune rappela à M. Bingley la promesse qu’il avait faite, à son arrivée dans le pays, de donner un bal à Netherfield.

Lydia était une grande et belle fille de quinze ans, fort gaie et fort étourdie, favorite de sa mère, et par cette raison introduite dans le monde beaucoup trop tôt[2] ; elle était naturellement peu timide, et les attentions des officiers, que ses manières et les bons dîners de son oncle attiraient, l’avaient rendue hardie. Elle se décida donc sans peine à parler à M. Bingley au sujet du bal, ajoutant qu’il serait mal à lui de ne pas tenir sa parole. La réponse qu’il lui fit enchanta Mme Bennet :

« Je suis tout prêt, je vous assure, à tenir ma promesse ; et quand votre sœur sera rétablie, vous pourrez vous-même fixer le jour du bal. Mais vous ne voudriez pas danser pendant qu’elle est malade ? »

Lydia lui dit qu’elle était satisfaite :

« Oh ! oui, ajouta-t-elle, il vaut mieux attendre le rétablissement d’Hélen ; et sans doute qu’alors le capitaine Carter sera de retour de la ville. Quand vous aurez donné votre bal, ajouta-t-elle, je ferai en sorte qu’ils en donnent un à leur tour (elle parlait des officiers) : je le dirai au colonel Forsters. »

Mme Bennet et ses filles quittèrent alors Netherfield ; Élisabeth alla aussitôt rejoindre Hélen, abandonnant à la critique des deux dames et de M. Darcy sa propre conduite et celle de ses parens : on ne put cependant engager ce dernier à se moquer d’Élisabeth, ni même à sourire des bons mots de Mlle Bingley sur ses beaux yeux.



  1. Gâteaux que l’on fait en Angleterre au temps de Noël.
  2. Il n’est guère d’usage de présenter ses filles dans le monde avant qu’elles n’aient atteint l’âge de dix-sept ou dix-huit ans ; il est rare de même, dans les grandes maisons, qu’avant cet âge elles dînent avec leurs parens : elles ont une table à part, présidée par leur institutrice.