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Statistique littéraire de la production intellectuelle en France depuis 15 ans/02

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Statistique littéraire de la production intellectuelle en France depuis 15 ans
Revue des Deux Mondes, période initialetome 20 (p. 416-446).
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STATISTIQUE LITTERAIRE.




DE


LA PRODUCTION INTELLECTUELLE


EN FRANCE DEPUIS QUINZE ANS.




SECONDE PARTIE.




Sciences, Histoire, Écrits périodiques.
I.

La théologie et la philosophie, on l’a vu précédemment, tout en aspirant encore au gouvernement du monde, trouvent en général le public assez indifférent. Unies durant de longs siècles et séparées plus tard par un divorce éclatant, elles ont fini par devenir ennemies, tout en devenant sceptiques pour elles-mêmes. Il semble aujourd’hui qu’elles ne proclament leur souveraineté que pour s’étourdir sur leur impuissance, et, quand on étudie leur histoire, on se demande si depuis long-temps déjà elles n’ont pas atteint leurs dernières limites. En suivant au contraire, et seulement depuis trente ans, le progrès des sciences naturelles et mathématiques, des sciences qui se fondent sur l’observation, pour se traduire ensuite en applications positives, on cherche, sans le prévoir, où s’arrêtera ce mouvement, et l’on regrette, c’est là un sentiment que chacun de nous a éprouvé, de ne pouvoir revenir dans quelques siècles sur cette terre pour y contempler les merveilles de l’invention humaine. Il s’opère aujourd’hui, dans l’ordre scientifique, un progrès analogue à celui qui s’est opéré dans l’ordre social et politique au moment de la révolution, et, comme à toutes les grandes époques, l’impulsion violente des idées pousse sans cesse vers des idées nouvelles. On peut nier la théologie, la philosophie, on peut contester les progrès de la littérature ; on ne saurait contester les progrès des sciences.

Sous Louis XIV, les savans n’étaient pas étrangers à la philosophie et aux lettres. Aujourd’hui la littérature et la science sont complètement séparées, et l’homme de lettres est tout-à-fait distinct du savant, autant par ses travaux que par son caractère. Aventureux par nature, impressionnable, avide d’émotions, l’homme de lettres laisse dans sa vie beaucoup de choses au hasard. Il craint les positions officielles, fussent-elles même lucratives, lorsqu’elles sont assujétissantes, mais il chérit les sinécures. Il aime l’argent, mais il aime encore plus la dépense. Il est tout à la fois vaniteux, jaloux et obligeant, et, malgré une certaine faiblesse de caractère trop commune aujourd’hui, très accessible aux sentimens généreux et très facile dans les relations. Il joue au succès littéraire comme on joue à la Bourse, au risque de se ruiner d’un seul coup. Quand il est admiré par les uns, il est toujours, fût-il même au premier rang, contesté par les autres. Le savant, au contraire, a dans sa vie quelque chose de la régularité monacale ; il aime les gros emplois, les honneurs et quelquefois l’intrigue. Il travaille long-temps et patiemment pour conquérir une position certaine et bien rentée. Quand il s’est fait sa place dans un monde spécial, personne ne songe à la lui disputer. Il a de plus pour le cumul des sympathies vives, et professe en général pour les gens de lettres un dédain superbe. Si sa gloire n’arrive pas toujours jusqu’au publie, il parvient ordinairement à l’Institut et très souvent à la fortune. La différence qui existe entre l’homme de lettres et le savant se retrouve aussi entre la librairie littéraire et la librairie scientifique. La première est aventureuse ; elle se jette au hasard dans des spéculations téméraires ; elle se fait par les annonces, par les réclames, comme les écrivains par la camaraderie, des succès artificiels, et s’enrichit ou se ruine en quelques mois. La seconde, active sans être bruyante, procède avec prudence ; elle a une clientelle sûre, et, sans réaliser toujours de grands bénéfices, elle fait du moins fort honnêtement ses affaires. Cette librairie a pris, dans ces dernières années, un développement considérable, surtout dans les sciences naturelles, l’agriculture et la médecine.

Les publications qui ont pour objet l’histoire naturelle, les trois règnes, comme on eût dit au temps de Bernardin de Saint-Pierre, sont fort nombreuses, comparées à ce qu’elles étaient il y a trente ans. Ainsi elles donnent, y compris les traités élémentaires et les réimpressions, pour les années suivantes :

1833 : 79 ouvrages.
1834 : 143
1835 : 119
1837 : 97
1838 : 120
1841 : 85
1842 : 67
1843 : 65

Ce sont la géologie, la physiologie végétale, l’anatomie comparée et l’entomologie qui ont fourni le plus de livres. Ici les grands ouvrages sont relativement plus nombreux que dans les autres divisions bibliographiques, et, dans certaines spécialités, le nombre des volumes atteint souvent un chiffre qui en rend l’acquisition fort difficile pour la majorité des acheteurs[1].

L’histoire naturelle a pris de nos jours de tels développemens qu’il serait impossible à l’esprit le plus heureusement doué de l’aborder simultanément dans son ensemble et ses détails. L’observation a réuni un si grand nombre de faits, les idées qui sont nées de ces faits ont été si abondantes, que la science a été forcée de se partager en subdivisions nombreuses, qui tendent elles-mêmes à s’isoler, à se transformer en autant de branches particulières. De là ces importantes monographies dont le sujet, en apparence restreint, eût à grand’peine, il y a trente ans, fourni quelques pages ; et comme la science se vulgarise en s’étendant, comme ici encore il faut apprendre vite, il en résulte que les traités élémentaires et pratiques se sont multipliés dans une proportion considérable. L’étude de l’histoire naturelle est maintenant, avec celle de l’archéologie, la seule qui inspire une véritable passion. Sous ce rapport, cette science est mieux servie que la littérature, car, au lieu de l’exploiter ainsi qu’on exploite les lettres, la plupart de ceux qui la cultivent s’imposent souvent pour elle de lourds sacrifices, et, comme elle figure au budget des gens riches parmi les goûts dispendieux, nous la classerons ici parmi les sciences désintéressées, et surtout parmi celles qui progressent le plus rapidement.

C’est encore parmi les branches éminemment progressives qu’il faut ranger l’agriculture. Le nombre des livres qui concernent cette science s’est considérablement accru pendant ces dernières années, et ces livres, qui se divisent en diverses catégories, embrassent toutes les questions qui, de près ou de loin, se rattachent à l’exploitation du sol. A partir de 1830, le gouvernement s’est occupé de recueillir les élémens d’une statistique agricole[2]. Les premiers résultats de ces recherches ont paru en 1840-1841, et l’on croit, mais à tort peut-être, pouvoir en garantir l’exactitude à un quinzième près. Des travaux intéressans ont été faits, principalement dans la province, sur les perfectionnemens des diverses méthodes, l’appropriation de nouvelles cultures aux diverses localités, l’élève des animaux domestiques. Comme la partie théorique et pratique, la partie administrative et financière a été l’objet d’importantes études, et l’attention s’es portée principalement sur le crédit et l’instruction des populations rurales. L’enseignement de l’agriculture a été introduit dans un assez grand nombre d’écoles primaires, et à quelques-unes de ces écoles ont été annexées des pièces de terre que les élèves cultivent eux-mêmes. Outre les circulaires ministérielles, le gouvernement a fait rédiger des manuels élémentaires ; malheureusement ces publications, qui peuvent être utiles aux cultivateurs éclairés et amis du progrès, restent le plus souvent étrangères à ceux mêmes qui auraient le plus grand besoin de les consulter, par la raison fort simple que la plupart ne savent point lire ou n’achètent jamais de livres. Ce n’est donc qu’en propageant l’instruction élémentaire qu’on peut espérer de populariser l’instruction agricole.

Le mouvement que nous signalons commence vers 1836, et, depuis cette époque, il va toujours en s’activant. L’agriculture interroge son passé. On écrit l’histoire des travaux agricoles chez les Romains et chez les Grecs, on traduit Caton et Columelle, on réimprime Olivier de Serres. Ici encore, comme dans la théologie, comme dans la philosophie, on procède par voie d’enquête. Les monographies se multiplient, et une foule de branches accessoires, dont il était à peine question il y a quinze ans, viennent se grouper autour des branches principales. Ainsi la question chevaline, qui produit quatre ouvrages en 1833, en produit vingt en 1845. L’élève du cheval figure à cette date dans la bibliographie pour un nombre de volumes supérieur à celui dont l’éducation de l’homme était l’objet avant que la querelle universitaire eût mis les partis en présence. L’équitation, comme l’élève et les courses, forme toute une littérature qui constitue un genre nouveau, la littérature du sport, laquelle a ses journaux, et, comme l’église, la philosophie et l’économie politique, son école révolutionnaire, représentée par M. Baucher.

Ce n’est pas seulement par les livres, qui donnent une moyenne de soixante par année, mais encore par l’association que se propagent les connaissances agronomiques. Ainsi on comptait, en 1843, six cent soixante-quatre comices et cent cinquante-sept sociétés savantes, dont un grand nombre font paraître des instructions, des bulletins et des mémoires. A côté de ces institutions, il s’est constitué dans la presse périodique plusieurs journaux spéciaux. Il s’écoulera sans doute encore de longues années avant que toutes les améliorations réclamées pour l’agriculture se réalisent, et, quand on compare les vœux des conseils-généraux, des congrès agricoles, avec les vœux émis dans le XVIIIe siècle par certaines assemblées provinciales, on s’afflige de voir combien, en un sujet aussi important, le progrès rencontre d’obstacles. Les doléances, en bien des points, sont restées les mêmes ; mais, en s’alliant avec l’économie politique et toutes les sciences naturelles, comme elle fait de nos jours, l’agriculture arrivera sans doute à vaincre les difficultés qui entravent encore sa marche. L’industrie a subi de cruelles déceptions. Les chances aléatoires des jeux de la finance ont ruiné bien des fortunes, et, par une réaction toute naturelle, les capitaux se tourneront nécessairement vers l’exploitation du sol, comme les idées s’y tournent depuis dix ans. Les gouvernemens d’ailleurs ont trop souvent l’occasion de reconnaître que la plus terrible des questions qu’ils aient à résoudre est celle des subsistances, et, à une époque où les intérêts positifs dominent la politique, le moyen le plus sûr de conjurer les crises sociales, c’est de prévenir ce cri menaçant : — Le peuple a faim, le pain est cher. — Les épreuves difficiles que nous venons de traverser sont en quelque sorte un stimulant nouveau, et dans cette année même le nombre des publications s’est considérablement augmenté, comme si la disette avait été un aiguillon pour la science.

L’activité que nous venons de constater dans les sciences naturelles et agricoles, nous la retrouvons dans la physique et la chimie, et là encore le nombre des livres augmente sans cesse. On en jugera par le tableau suivant :


1833 48 ouvrages 1838 84
1834 57 1841 108
1835 67 1842 88
1837 70 1843 117

La physique est moins généralement cultivée que la chimie. Représentée dans un grand nombre de villes de province par des hommes d’une véritable distinction, propagée par l’enseignement des facultés où les cours sont suivis avec un grand empressement, alliée puissante de l’industrie et de l’agriculture, la chimie tend à devenir tout-à-fait populaire, et M. Dumas, l’un de ses plus illustres interprètes, a pu dire avec raison qu’elle a le double caractère qui distinguera notre siècle dans l’histoire, d’abord celui de la synthèse qui l’élargit, la poétise même, sans péril pour la sûreté de ses observations, en second lieu celui de la pratique, car elle cherche avant tout à servir les besoins des hommes, les progrès de la société, et elle se regarde avec raison comme un puissant instrument de perfectionnement matériel et moral.

Dans les sciences naturelles, dans la chimie, nous venons de le voir, la production est des plus actives. Il en est de même dans la médecine. Ainsi nous trouvons pour les années


1833 197 ouvrages 1838 187
1834 195 1841 231
1835 213 1842 217
1837 230 1843 236

Ici, comme dans toutes les sciences qui reposent sur des faits, les livres du passé disparaissent pour faire place aux livres modernes. On arrive sans transition d’Hippocrate à Bichat et à Broussais, et il semble que l’érudition, qui formait autrefois la base des études médicales, soit regardée aujourd’hui comme un bagage inutile. Les questions métaphysiques, qui étaient dans l’ancienne médecine comme le point de départ de toutes les théories, ont été de notre temps soulevées pour la dernière fois par Broussais. Ce n’est plus la psychologie, mais la chimie et la physique qui s’allient à la philosophie médicale. On dissèque le cadavre sans discuter sur la nature de l’ame. L’école de Montpellier seule est restée franchement spiritualiste. L’école de Paris, sans être matérialiste, est complètement indifférente.

Les nombreux ouvrages que la médecine produit chaque année se répartissent, comme dans les autres branches des sciences, en traités élémentaires très succincts et en monographies très développées. Les livres purement dogmatiques sont de jour en jour plus rares ; mais, en compensation, on a singulièrement perfectionné les ouvrages d’anatomie descriptive et les planches figuratives de l’organisation humaine. Tandis que les philanthropes et les économistes engagent contre le vice et la misère une lutte obstinée, les médecins engagent avec non moins d’ardeur le combat contre les souffrances et la mort. Tous les problèmes de la science ont été posés ; la section de médecine de l’Institut, l’Académie royale, les sociétés spéciales de la capitale et des provinces ont puissamment secondé le mouvement, et elles ont reçu en communication une grande quantité de mémoires, parmi lesquels on a toujours distingué ceux des internes de nos hôpitaux, qui, plus jeunes et par cela même plus dévoués, apportent encore dans le travail la sincérité et l’ardeur. Par malheur, dans aucune autre branche des connaissances humaines, le charlatanisme ne s’est montré plus effronté. Dans aucune autre section bibliographique, on ne rencontre plus de travaux apocryphes et pour ainsi dire impersonnels.

Absorbés tout entiers par une clientelle lucrative, bien des hommes en renom signent des articles ou des livres dont ils confient la rédaction à des jeunes gens d’un savoir plus ou moins solide, lesquels à leur tour, distraits par les examens ou le plaisir, passent à d’autres une partie de la besogne. Il en résulte que dans les dictionnaires, par exemple, les articles les plus faibles sont souvent signés des noms les plus connus. C’est encore cette inexcusable supercherie qui enlève à bien des traités spéciaux une partie de leur valeur, les observations n’étant point faites par l’auteur lui-même, mais par des délégués, des étudians qui n’ont ni la capacité, ni l’expérience requise. Les statistiques médicales, qui seules peuvent faire apprécier la valeur de telle ou telle méthode curative, sont également devenues suspectes, parce qu’elles ont péché souvent par la sincérité. On choisit entre les faits au lieu de les donner tous. De là, comme l’a dit M. Civiale, la différence énorme qu’on observe souvent dans les résultats d’une même méthode, lorsqu’elle est appliquée en particulier et lorsqu’elle est publique et soumise à un rigoureux contrôle, lorsqu’on la juge d’après les statistiques et d’après les faits ; de là aussi la défiance des praticiens consciencieux à l’égard des observations qui ne leur sont point personnelles. On veut exploiter la science comme un moyen de fortune rapide, et, comme le livre n’est qu’une carte de visite qu’on adresse au public, on a soin, pour se faire une clientelle, de guérir les incurables, et de laisser à la terre le soin de couvrir les bévues[3].

À côté de la médecine proprement dite, de celle qui s’occupe exclusivement de l’art de guérir, il s’est développé dans ces dernières années deux branches importantes et nouvelles : l’une, la médecine légale, puissante auxiliaire du droit criminel ; l’autre, l’hygiène publique et privée, qu’on peut appeler la médecine préventive. La médecine hygiénique a principalement dirigé ses recherches sur la condition physique des soldats en garnison ou en campagne, sur celle des détenus dans les prisons, des travailleurs dans les ateliers, des pauvres dans les grandes villes. La première, elle a appelé l’attention sur les enfans employés dans les manufactures, et elle a provoqué la loi bienfaisante qui limite le travail dans la proportion de l’âge et des forces de chacun ; enfin on a également perfectionné l’hygiène morale, sur laquelle MM. Casimir Broussais, Réveillé-Parise et Descuret, entre autres, ont dirigé la principale activité de leurs études. L’impulsion donnée par Pinel et Esquirol à la méthode curative des maladies mentales ne s’est point arrêtée, et, quand on ne guérit pas la folie, on a du moins le secret de la rendre plus douce. Le nombre des livres ou brochures publiés depuis quinze ans sur le régime des aliénés s’élève au moins à quatre-vingts. Les faits que nous venons de citer, pris au hasard parmi tant d’autres du même genre, montrent que la médecine, alliée de la philanthropie et de l’économie politique, a su se faire aussi une noble part dans l’œuvre du perfectionnement social.

Quoique basé sur les lois les plus sévères de l’observation, l’art de guérir, comme toutes les branches des connaissances humaines, a ses rêveurs et ses utopistes, représentés par les homoeopathes, les allopathes, les allo-homoeopathes, les sudropathes, les hydropathes, l’inventeur de la médecine plus dynamique, les magnétiseurs, les phrénologistes, les physiognomonistes, etc, Ce qui distingue avant tout les novateurs médicaux, c’est le mépris profond qu’ils affichent pour les doctrines auxquelles ils veulent substituer leurs théories. Autant la science sérieuse est sceptique pour elle-même, autant l’utopie scientifique est téméraire : elle affirme ses rêveries sans les vérifier, et c’est là ce qui la perd. Les homoepathes, qui publient une dizaine de volumes chaque année, attaquent tous les médecins et prétendent guérir tous les malades. Les phrénologistes, plus pacifiques, n’attaquent et ne convainquent personne. Depuis Gall et Spürzheim, ils n’ont rien fait que des collections de plâtres moulés sur la tête des grands personnages, des dissertations sur le crâne des grands scélérats ; ils ont aussi fondé une société savante, la Société phrénologique, et un recueil, la Phrénologie, journal des applications de la physiologie sociale par l’observation exacte ; mais leur propagande a été vivement contrariée par de nombreux adversaires. Les philosophes les ont attaqués au nom de la psychologie, les écrivains religieux au nom du spiritualisme et de la morale, MM. Lélut et Flourens au nom de la médecine, tandis que M. Colombat de l’Isère, qui est aussi médecin, les raillait dans une comédie agréable : M. Frontal, ou la crânomanie. Les disciples de Mesmer ont été plus malheureux encore. L’Athénée central du magnétisme, qui tenait ses séances dans le passage du Saumon, le Journal du Magnétisme, le Propagateur et la Revue magnétique n’ont pu donner à leurs doctrines la consécration scientifique. Leurs somnambules n’ont pu gagner, depuis vingt ans, le prix de trois mille francs réservé par l’Académie de médecine à celui qui parviendrait à lire à travers un corps opaque. Après avoir occupé quelques instans l’Institut, ils se sont réfugiés dans le cabinet des pythonisses et des cartomanciennes, où ils ont retrouvé leurs confrères les physiognomonistes.

Essentiellement féconde par cela même qu’elle est lucrative, la science médicale, outre les livres et les brochures, se produit encore dans les recueils des sociétés savantes et dans les journaux. Le nombre de ces sociétés est de douze à Paris, non compris la section de l’Institut et l’Académie royale. Le nombre des journaux était, en 1845, de 27, dont le prix variait de 4 francs à 40, et dont, les abonnemens réunis s’élevaient à 410 francs par année. Sur ces 27 journaux, 2 seulement payaient leur rédaction, ce qui prouverait de la part des collaborateurs le plus louable désintéressement, si la plupart des feuilles médicales n’étaient pas trop souvent transformées en véritables prospectus à l’adresse des malades, au lieu d’être seulement d’utiles répertoires à l’usage des praticiens. Ajoutons que la médecine, qui tient sans doute à se montrer de tous points une science complète, a manié la lyre en même temps que le scalpel. Le doyen de la Faculté de Paris figure au premier rang de la Société des enfans d’Apollon, et M. le docteur Fabre, fondateur de la Lancette française, s’est armé du fouet de Juvénal pour corriger, par la Némésis médicale, les professeurs, les étudians, les charlatans. Esculape, on le voit, est resté l’ami des Muses.

Nous n’insisterons pas sur la section mathématique de la Bibliographie de la France, car nous rencontrons là une science tout-à-fait spéciale, en dehors du public pour ainsi dire, et qui ne se révèle qu’à de rares initiés. Comme il s’agit de chiffres, nous les laisserons parler, et, dans leur langage précis, les chiffres nous diront que, depuis quinze ans, l’étude des mathématiques s’est popularisée d’une façon remarquable. Voici, en effet, ce que nous trouvons pour les ouvrages relatifs à l’arithmétique, à la géométrie, à la trigonométrie, au calcul intégral, différentiel, etc.


1833 62 ouvrages 1840 103
1838 88 1845 105

Comme les rêveurs reparaissent toujours et partout, il va sans dire que nous les rencontrons encore ici cherchant, avec une ardeur qui ne se lasse jamais, le mouvement perpétuel et la quadrature du cercle. Nous y rencontrons aussi les improvisateurs, représentés par M. Cauchy. Euler, on le sait, a donné aux recueils des divers corps savans de l’Europe plus de sept cents mémoires de mathématiques pures. M. Cauchy, qui n’est pas Euler, a cependant produit bien davantage. Il fait de l’algèbre comme Calderon faisait des comédies, ce qui ne l’empêche pas de lancer à l’occasion sa brochure néo-catholique sur la question de l’enseignement. Cette intervention d’un mathématicien dans les querelles du clergé nous conduit naturellement à une observation que nos lecteurs sans doute auront faite avant nous : c’est qu’au XVIIe et au XVIIIe siècle, la plupart des grands mathématiciens, des grands géomètres, étaient aussi des philosophes éminens, témoin Descartes, Pascal, Malebranche, Euler ; aujourd’hui, au contraire, un divorce complet existe entre les mathématiques et la philosophie. Les personnes qui s’occupent des sciences positives ne mettent le pied sur le domaine de la spéculation que pour s’y rencontrer avec les utopistes. Ce sont les mathématiciens, les géomètres, les ingénieurs, qui formaient le gros bataillon du saint-simonisme, qui forment encore l’avant-garde de la secte phalanstérienne. La science du calcul aurait-elle donc perdu l’antique propriété de donner de la justesse à l’esprit, ou les épidémies morales qui flottent dans l’air que nous respirons seraient-elles assez délétères pour neutraliser son influence ?

L’astronomie, la marine, l’art militaire, qui relèvent directement des mathématiques, ont suivi dans la publication des livres la même progression. Ainsi, pour l’astronomie et la marine, la production, comparée à diverses années de distance, se répartit comme il suit :


1833 16 ouvrages 1840 28
1838 24 1845 46

Il en est de même pour l’art, l’administration et l’histoire militaires, qui forment, dans les bibliographies, l’appendice de la section mathématique. Sous l’empire, quand le canon grondait depuis Cadix jusqu’à Moscou, on n’avait, en fait de littérature militaire, que des bulletins de victoires. Aujourd’hui que tous les peuples, allanguis dans les douceurs ou plutôt, comme eût dit l’antiquité, dans les dangers de la paix, semblent donner raison à l’abbé de Saint-Pierre, l’armée, n’ayant plus de poudre à brûler, s’est mise à verser de l’encre. Les développemens qu’a reçus l’instruction théorique, les concours ouverts au ministère de la guerre, les loisirs des garnisons, ont contribué à répandre dans tous les rangs de la hiérarchie militaire le goût des études sérieuses, et, avec les règlemens sur le service des diverses armes, on trouve un nombre assez considérable de livres sur ce qu’on pourrait appeler la philosophie de la guerre. Ici encore c’est un progrès que nous avons à signaler.

Ainsi, pour résumer en quelques lignes ce qui vient d’être dit, sur quelque terrain qu’on suive les sciences naturelles et les sciences mathématiques, on les voit grandir sans cesse, exercer sur la société une influence de plus en plus directe et se populariser chaque jour davantage. En ce qui touche cette influence, il suffit de voir la position que l’Académie des sciences a conquise dans l’état, où elle siège en quelque sorte comme un quatrième pouvoir, comme un tribunal souverain que les individus, ainsi que le gouvernement, s’empressent de consulter au sujet de toutes les innovations positives, de toutes les conquêtes industrielles, de toutes les réformes, de tous les perfectionnemens qui intéressent la guerre, la marine, l’agriculture. En ce qui touche la popularité des sciences et leur force d’expansion dans la foule, il suffit de se rappeler que, jusqu’en 1820, l’Institut était resté fermé au public comme un sanctuaire impénétrable, et que, jusque-là, les sciences elles-mêmes s’étaient tenues en dehors de la publicité de la presse, tandis qu’aujourd’hui elles ont, comme le théâtre, leur feuilleton hebdomadaire dans les journaux quotidiens. C’est là chez un peuple comme le nôtre un fait tout aussi significatif que la popularité qui entoure aujourd’hui les noms de nos savans et les statues qu’on leur élève. Il est cependant quelques reproches que nous ne pouvons passer sous silence. Les hommes voués aux études scientifiques sont en général très peu bienveillans les uns pour les autres, et l’Institut, l’Académie de médecine, ont été plusieurs fois transformés en véritable champ clos. De plus, ils se montrent souvent trop disposés à se laisser entraîner sur ce que l’on pourrait appeler le terrain de la science facile. Comme les gens de lettres, bon nombre d’entre eux produisent vite et beaucoup, et s’éparpillent dans une foule de recueils où leurs noms sont enterrés comme leurs œuvres. Certains improvisateurs de feuilletons arrivent, en quelques années, à faire des volumes sans jamais faire un livre. Il en est de même des savans ; les faits, les découvertes, les inventions, se disséminent sans que personne prenne soin d’en dresser le catalogue, comme l’ont fait Fontenelle, Delambre et Cuvier. La plupart de nos contemporains laisseront des mémoires, des articles dans les encyclopédies, des notes dans les comptes-rendus, de petits traités dans les annuaires : combien en est-il qui travaillent à construire leur monument ? La note suivante, extraite de la Littérature française contemporaine, et relative à l’un de nos savans les plus illustres, M. Arago, fera juger beaucoup mieux que tout ce que nous pourrions dire de la dispersion que nous signalons ici. Voici cette note significative : « En suivant la marche tracée par les bibliographes qui nous ont devancés dans la carrière, c’est tout au plus si nous devrions enregistrer ici le nom d’un des savans les plus distingués de la France, M. Arago n’ayant, à proprement parler, publié seul aucun livre. »


II.

Le progrès que nous venons de constater dans les sciences naturelles et mathématiques, nous le retrouvons encore dans la géographie, qui forme dans les catalogues les prolégomènes de l’histoire. Ce rapprochement est logique, car il faut connaître le globe pour s’orienter au milieu des peuples qui se sont succédé à sa surface, au milieu de ceux qui s’agitent aujourd’hui sur cette terre, d’où ils disparaîtront bientôt. La géographie, d’ailleurs, a pris dans les sciences historiques modernes une importance de jour en jour plus considérable, parce qu’on a compris qu’il n’y avait pas seulement des peuples juxtaposés et séparés les uns des autres par une rivière, une montagne ou la simple pierre qui marque les frontières, mais de grandes familles de peuples, et dans l’étude de la filiation des races la solution de plus d’un problème politique.

Ce qui frappe d’abord dans la section relative à cette science, c’est l’abondance des grands ouvrages, des relations de voyages entrepris aux frais de l’état, afin de perfectionner les sciences naturelles, d’observer les phénomènes astronomiques, d’étudier l’histoire et les langues, et de prendre possession du globe par la civilisation. Il suffit d’indiquer dans ce genre les expéditions de l’Astrolabe, de la Bonite et de la Favorite. Les explorations géographiques, si heureusement servies par la paix ; l’ont été également par la guerre. C’est la France qui la première a mis les conquêtes militaires au service de la science, et qui a renforcé ses armées d’une brigade de géographes, de naturalistes, d’archéologues. Le grand ouvrage sur l’Égypte, aussi glorieux pour notre pays que les batailles épiques livrées par nos soldats sur la terre des Pharaons, a marqué dans l’histoire des lettres et des sciences l’avènement d’un ordre de travaux jusqu’alors inconnus, d’une série d’études accomplies sous la protection du canon. L’Expédition scientifique de la Morée et l’Exploration scientifique de l’Algérie continuent dignement cette grande œuvre. Aux efforts du gouvernement se sont joints les efforts individuels ; les voyages économiques, politiques, scientifiques ou littéraires se sont multipliés dans une proportion jusqu’alors inconnue, et les Anglais n’ont point gardé le monopole exclusif de l’esprit d’aventures ou du talent d’observation.

Il est encore une autre famille d’hommes intrépides dont les noms ne sont point recueillis par la science, mais qui n’en servent pas moins ses intérêts, tout en se vouant à une autre cause : nous avons nommé les missionnaires. L’important recueil intitulé Lettres édifiantes a reçu de nos jours de nombreuses additions, car les apôtres du catholicisme français sont toujours à la tête du prosélytisme moderne ; mais il est à regretter que l’histoire des missions contemporaines soit dispersée et souvent en fort triste voisinage dans une foule de livres mystiques peu connus du public lettré. Il y aurait tout à la fois profit pour les connaissances positives et satisfaction pour l’honneur national à, donner à cette histoire la consécration d’une publication sérieuse.

Tandis que la passion de l’inconnu, l’attrait du danger et les intérêts les plus divers entraînent les explorateurs les plus aventureux dans les solitudes de l’Océan, les déserts ou les forêts vierges, la simple curiosité, le désir de connaître des lieux illustrés par de grands souvenirs, le charme des beaux paysages et même l’attrait des bonnes tables peuplent chaque année toutes les routes de l’Europe d’un nombre considérable et toujours croissant de voyageurs qui courent le monde civilisé sous la sauvegarde du passeport par les chemins de fer ou les voitures publiques, et s’arrêtent là où finissent les hôtelleries et les routes carrossables. Cette seconde espèce forme le genre touriste, qui lui-même se subdivise en une foule de variétés, telles que le touriste romantique, le touriste archéologue, le touriste politique, etc. De ces nombreuses variétés sont nés les Guides, les Promenades, les Séjours, les Scènes et les Souvenirs de telle et telle contrée, et enfin les Impressions de voyage, dans lesquelles le touriste parle de tout et principalement de lui-même. On a publié sur tous les pays un si grand nombre de descriptions, on a porté sur chaque contrée tant de jugemens divers, qu’il serait aussi difficile, on l’a dit avec raison, de trouver aujourd’hui en Europe un coin de terre dont on n’ait point parlé, que d’imaginer un nouveau paradoxe sur un vieux sujet. Scientifiques, sérieuses ou légères, dictées par l’observation ou par la fantaisie, les relations des voyageurs, comme les excursions des touristes, ont obtenu de notre temps un succès de vogue. Elles forment, avec les romans, le fonds habituel des cabinets de lecture, et donnent, en moyenne, quatre-vingts ouvrages par année, soit douze cents publications en quinze ans.

Ce travail d’exploration que les géographes et les voyageurs ont accompli de notre temps sur tous les points du globe, les érudits à leur tour l’ont exécuté à travers tous les siècles. Montesquieu reprochait aux historiens « d’incliner l’histoire à leur fantaisie, de contourner et de tordre la narration au biais de leurs caprices ; » mais l’on peut croire qu’il eût porté un jugement moins sévère, s’il avait eu à parler de notre époque. Depuis cinquante ans, en effet, le domaine de l’histoire s’est singulièrement agrandi. Cette science, long-temps égarée dans les systèmes, s’est rapprochée des sciences positives par la stricte observation des faits. Elle s’est éclairée par l’expérience de nos révolutions ; elle s’est alliée avec la philologie, avec la politique, avec la jurisprudence, avec la philosophie. Elle ne se contente plus, comme par le passé, d’élever des monumens à la gloire de quelques hommes, de s’enfermer dans les limites d’un seul peuple ; elle étudie tout à la fois l’homme, le peuple, l’humanité ; elle cherche, en signalant les fautes du passé, à enseigner la prévoyance de l’avenir. Moins accessible à la passion, elle est devenue tolérante, et par la tolérance elle s’est élevée jusqu’à l’impartialité. Nous ne parlons ici que de la science considérée d’une façon abstraite, car, en descendant dans le détail des couvres, on trouverait bien des affirmations qui, quoiqu’elles fassent autorité, n’en sont pas moins contestables, et à côté de quelques esprits supérieurs bien des médiocrités intelligentes. Toujours est-il que le progrès, et un progrès immense, est incontestable, et, si dans le nombre vraiment prodigieux des livres historiques qui sont éclos dans ces derniers temps il en est beaucoup dont on ne parle plus, dont on n’a même jamais parlé, la part des couvres durables est assez large encore pour nous faire honneur dans l’avenir.

Les méthodes dans le genre de celle de Lenglet du Fresnoy, qui formaient, dans le XVIII siècle, les prolégomènes indispensables des études historiques, ont complètement disparu pour faire place à des importations étrangères, à Herder, à Vico, à Hegel. Au-delà des faits qui constituent l’histoire de chaque peuple, on a créé de notre temps une histoire idéale de l’humanité. La métaphysique est ainsi redescendue du ciel sur la terre. Comme saint Anselme dans la question du réalisme, elle a cherché à démontrer qu’il y a non-seulement des individus humains, mais l’humanité qui est une, et que la vie des divers peuples ne constitue que les durées particulières d’une vie absolue dans laquelle tout s’enchaîne et tout vient s’absorber. C’est l’énigme de cette vie dont la philosophie de l’histoire, la science nouvelle, s’est appliquée de nos jours à chercher le mot. Cette science nouvelle, telle que nous l’ont donnée l’Allemagne et l’Italie, a été accueillie par l’esprit positif de notre nation avec une certaine défiance. On l’a accusée, non sans raison, de se montrer à l’excès dédaigneuse à l’égard de la chronologie, de plier les événemens au caprice des systèmes ; mais il est incontestable qu’elle a puissamment contribué à agrandir les horizons en forçant à réfléchir, en marquant la science des faits de cette empreinte que la pensée laisse sur tout ce qu’elle touche, en cherchant toujours à remonter de l’effet à la cause. La chronologie et l’histoire universelle donnent environ 20 ouvrages par année. Les manuels et les livres élémentaires sont en majorité. Il faut citer comme des publications importantes la nouvelle édition de l’Art de vérifier les dates, et le Cours d’histoire de M. Daunou.

L’histoire de l’antiquité a repris faveur, et s’est pour ainsi dire rajeunie. On réimprime toujours le bon Rollin, mais on a traduit Heeren et Niebuhr. C’est principalement vers Rome que se tourne la curiosité, et ici encore l’érudition a franchi ses anciennes limites. On étudie le monde antique dans ses rapports avec le monde moderne. La décadence païenne est mise en regard des origines du christianisme, et la science va s’agrandissant sans cesse par les comparaisons et les rapprochemens.

L’histoire sacrée et ecclésiastique, qui comprend, avec les annales générales de l’église, les vies des saints, l’histoire des ordres religieux, des papes et des conciles, a pris depuis 1830 un développement considérable. Le tableau suivant donnera l’idée de cette progression :


1833 34 ouvrages 1841 77
1836 63 1843 89
1838 71 1845 121

En 1833, on trouve surtout des réimpressions d’anciens livres ; mais, en 1845, les livres nouveaux abondent, et l’on peut se croire en pleine renaissance du moyen-âge : ce ne sont qu’histoires de couvens, de missions, d’associations religieuses. L’ordre des jésuites donne lieu en une seule année à vingt-six publications diverses. L’histoire des pèlerinages, des miracles, des apparitions, des reliques, les vies des saints, se propagent dans une proportion qui surprend ; l’illustration et la commandite se réunissent pour exploiter cette branche lucrative. Déjà, en 1836, on avait vu se former à Paris une société hagiologique pour la continuation des Bollandistes, et tout récemment encore il s’est constitué, sous le patronage de M. l’archevêque de Chalcédoine, une société de l’histoire ecclésiastique de France, pour la continuation des grands recueils tels que la Gallia christiana, les Concilia Gallia, etc. Les livres légendaires, comme les livres mystiques, se vendent à grand nombre, et constituent une branche de commerce fort importante que le clergé tend à monopoliser à son profit. On sait que les frères de Saint-Augustin, dont le principal établissement est à Avignon, ont parmi eux une section de commis-voyageurs en librairie désignés sous le nom de missionnaires propagateurs de bons livres. On sait aussi qu’il existe dans plusieurs séminaires des magasins désignés sous le nom de boutiques, destinés à approvisionner le diocèse ; qu’à l’occasion du dernier jubilé, on a vendu dans les sacristies une grande quantité d’Instructions et de Prières, et que dans plusieurs maisons religieuses on fait le commerce des livres. Une Vie de la vénérable mère de Jésus, religieuse de l’ordre de Saint-Dominique, se vend, le titre nous l’annonce, à Langeac, chez les dames de Sainte-Catherine. Pourquoi en effet les dames de Sainte-Catherine ne seraient-elles point libraires, quand le général d’un autre ordre est l’un des directeurs des distilleries du Nord ? Nous insistons sur ce point, parce que, dans la librairie comme dans toutes les autres industries, les corporations religieuses font aux industriels laïques une concurrence d’autant plus redoutable qu’elles se placent en dehors de toutes les conditions ordinaires, et souvent en dehors de toutes les obligations imposées par les lois. Il ne s’agit plus, comme dans la primitive église, de conquérir des ames pour le ciel, mais d’acquérir des immeubles pour la corporation, et la chose est facile en capitalisant, à côté des produits souvent énormes des quêtes et des aumônes, les bénéfices des diverses industries qu’on exploite dans un grand nombre de maisons religieuses.

L’histoire, qui dans toutes ses autres divisions a fait de si grands progrès, est ici en pleine décadence, et, à l’exception d’une dizaine d’ouvrages parmi lesquels il faut citer au premier rang les travaux de MM. les abbés Rohrbacher et Receveur, on ne trouve guère que des pauvretés littéraires qui pèchent autant par la forme que par l’érudition. M. Carle et M. Robiano, l’historien du déiste Louis XVIII, correspondant de Robespierre et de Marat, remplacent Mabillon et Fleury. Le pamphlet apologétique a succédé à la dissertation savante ; on ne s’inspire plus pour écrire l’histoire ecclésiastique de la collection de Labbe ou de la Gallia christiana, mais des paradoxes de Joseph de Maistre ; on réhabilite l’inquisition, la Saint-Barthélemy, les égaremens de la ligue ; on fait abstraction complète dans l’histoire de l’église de tous les faits humains, de cette barbarie du moyen-âge qui ne laissa plus d’une fois, comme l’a dit Bergier, que l’écorce du christianisme ; enfin la disette d’ouvrages sérieux est si grande, que c’est à l’Allemagne protestante qu’on emprunte des histoires de la papauté. Nous remarquerons à ce propos que, dans ces derniers temps, il s’est formé entre les écrivains protestans et catholiques une espèce de ligue en faveur des Grégoire, des Innocent et des Boniface, en un mot en faveur de tous les papes qui ont tenté d’humilier la couronne devant la tiare. En est-on plus catholique pour cela ? Nous sommes loin de le penser. On a tenté également, dans l’école rétrograde et déclamatoire du néo-catholicisme et du néo-royalisme, de réhabiliter toutes les violences que la politique a couvertes du manteau de la religion, et, pour montrer jusqu’à quel point certains historiens se sont laissé entraîner de ce côté, il suffira d’un seul exemple, il suffira d’opposer M. Capefigue au cardinal de Richelieu, qui devait cependant être indulgent pour les rigueurs salutaires. Il s’agit de la persécution de Philippe III contre les Maures. M. Capefigue y voit une mesure qui complète le système de défense catholique ; Richelieu la déclare « le plus barbare conseil dont l’histoire de tous les siècles précéderas fasse mention. »

La section bibliographique qui se rattache à l’histoire étrangère présente dans la production des variations très grandes, et la science, en cette partie, paraît subordonnée au mouvement de la politique. On s’occupe du Portugal quand dora Miguel dispute le trône à dona Maria, de la Turquie quand le canon des Anglais renverse les murailles de Beyrouth, de l’Italie quand elle illumine l’Apennin en souvenir de la victoire des Génois, de la Pologne quand elle livre ses batailles héroïques : ainsi, en 1833, l’histoire de cette nation donne 135 ouvrages, dont 111 publiés à Paris par l’émigration ; mais, du moment que tout est calme au ministère des affaires étrangères, nous nous renfermons dans nos limites, et c’est là un fait regrettable, car notre histoire aurait besoin d’être rectifiée, éclaircie, complétée par celle des peuples voisins. Nous savons ce qui s’est fait chez nous, nous ignorons souvent ce que nous avons fait chez les autres. Nous sommes trop disposés à juger les événemens du point de vue de l’égoïsme national, et cependant il y aurait profit pour notre gloire à connaître les annales des autres peuples dans leurs rapports avec les nôtres. C’est ainsi que dans l’Histoire des Guerres de la Péninsule par le général anglais Napier, dans l’Histoire d’Italie de Botta, nous trouvons des faits et des jugemens qui nous réhabilitent contre nos propres écrivains. D’ailleurs, le point de vue auquel se placent les étrangers pour regarder la France est toujours intéressant et souvent instructif ; leur étonnement nous éclaire, leur inexpérience de nos mœurs découvre des détails qui, à cause de l’habitude, nous échappent. Leur connaissance approfondie d’un autre ordre social leur fournit des comparaisons pour nous pleines d’enseignemens. Dans les temps ordinaires, les deux contrées qui fixent le plus notre attention sont l’Angleterre et l’Espagne : l’Angleterre, à cause de nos anciennes et de nos modernes rivalités ; l’Espagne, à cause de la couleur héroïque et romanesque de son histoire ; mais nous avons tant de fois répété à tort ou à raison que nous sommes un peuple providentiel et qu’il n’y a point de frontières pour nos idées, que nous avons poussé parfois jusqu’à la fatuité l’indifférence pour les annales des autres peuples. C’est là un fait regrettable, car, dans la bibliographie contemporaine, nous trouvons plus d’un ouvrage qui prouve que nous pouvons donner des maîtres aux étrangers sur le terrain de leur propre histoire. Il suffit de citer la Révolution d’Angleterre et la Vie de Washington de M. Guizot, l’Histoire de la Conquête de l’Angleterre de M. Augustin Thierry, l’Histoire de Pologne de M. de Salvandy, et l’Antonio Perez de M. Mignet.

Si nous rentrons maintenant dans nos frontières, si nous évoquons les écrivains qui depuis quinze ans ont remué la poussière de nos annales, nous voyons les volumes, l’in-folio comme l’in-32, s’élever en pyramides. Pendant la révolution, les préoccupations du présent étaient trop vives pour que la curiosité pût se tourner avec fruit vers un passé qu’on méprisait d’ailleurs et qu’on démolissait jusque dans ses ruines. Sous l’empire, l’histoire, stérile et bâillonnée, devint une affaire de police ; elle fut placée sous la surveillance de Fouché. Napoléon traçait lui-même au comte de Montlosier le programme de son ouvrage et donnait en même temps à quelques professeurs de l’Université l’ordre d’arranger Tacite. Dans les premières années de la restauration, on vit naître une école monarchique qui chanta l’oriflamme pour rendre un peu d’éclat au drapeau de la vieille monarchie relevé par l’étranger. M. de Marchangy en fut pendant quelque temps le représentant le plus en vogue ; mais à côté de l’école monarchique, s’élevait, dans les générations nouvelles, l’école libérale, qui cherchait à défendre par les traditions du passé les droits méconnus de la nation et ses libertés toujours menacées. Les premiers travaux de cette école, empreints surtout d’un caractère polémique, se révélèrent par des résumés, auxquels vinrent s’ajouter des mémoires et des biographies, qui, à défaut de qualités vraiment scientifiques, se distinguaient par une allure indépendante et nouvelle, une vive passion de la vérité ; mais l’apaisement se fit peu à peu : on comprit qu’au-dessus de toutes les luttes des partis, il y a l’enseignement calme et grave des faits. La politique se retira peu à peu pour faire place à la philosophie et à l’érudition. On s’est mis en quelque sorte à démonter l’histoire pour l’étudier pièce à pièce, l’analyser dans ses moindres détails. Trois écoles distinctes se sont vouées à cette ouvre importante, et, pour faire à chacune sa part, nous rappellerons le jugement qu’en a porté un de nos plus savans et de nos plus ingénieux historiens littéraires. «  Nous avons aujourd’hui, dit M. Patin, l’école érudite et critique, qui se propose de vérifier, d’éclaircir, de compléter les faits déjà connus, et, s’il se peut, d’en découvrir qui ne le soient pas encore ; l’école pittoresque, qui s’applique à reproduire la physionomie des temps et des lieux ; l’école philosophique enfin, qui s’occupe moins des événemens eux-mêmes que de leurs causes, de leurs effets, de leur succession nécessaire, des institutions, des mœurs, des idées, en un mot, des états de la civilisation qu’ils expriment, des lois qui les régissent, des formules générales auxquelles on peut les rapporter… Une excellente histoire serait celle qui résulterait de la conciliation des trois écoles, conciliation difficile tentée par quelques hommes de talent, au nombre desquels est M. Michelet. » On doit à ce mouvement, à la rivalité même des différens systèmes, une masse imposante de travaux, qui seront comptés dans l’avenir au nombre des legs glorieux de notre temps.

Parmi ces travaux, les grandes collections se présentent d’abord. Quelques-unes des vastes publications commencées sous l’ancienne monarchie et interrompues par la révolution ont été reprises avec une ardeur nouvelle. L’Académie des Inscriptions continue aujourd’hui le Recueil des Historiens des Gaules et de la France, commencé par dom Bouquet ; le Recueil des Ordonnances, entrepris par ordre de Louis XIV ; les Chartes et Diplômes de Bréquigny ; l’Histoire littéraire de la France, par les bénédictins. L’Académie a entrepris en outre une collection générale des Historiens des Croisades, partagée en trois séries, sources latines, sources grecques, chroniques orientales, arabes ou persanes, et de plus elle ajoute chaque année de nouveaux volumes aux Extraits et Notices des Manuscrits de la Bibliothèque du roi et à ses Mémoires, qui forment, par la science comme par l’étendue, un recueil sans égal chez les autres peuples de l’Europe. On a tant de fois, et bien à tort, vanté l’indigeste érudition des Allemands, qu’il est bon, quand l’occasion s’en présente, de maintenir notre supériorité, et de ne point admirer dans leurs livres la science qu’ils viennent prendre chez nous.

La Collection des documens inédits relatifs à l’Histoire de France, qui s’imprime sous les auspices et aux frais du gouvernement, complète les publications de l’Institut. Des volumes d’un haut intérêt ont été édités dans cette collection ou préparés pour elle par MM. Augustin Thierry, Cousin, Fauriel, Mignet, Guérard, Beugnot, et les introductions que les éditeurs ont placées en tête de ces volumes, les notes à l’aide desquelles ils ont élucidé les textes donnent à l’ensemble du recueil un nouveau prix ; mais il est à regretter qu’on ait admis des documens dédaignés avec raison jusqu’à ce jour par les publicateurs les plus intrépides, et qu’on ait souvent confié à des solliciteurs habiles ce qu’il eût fallu confier à des érudits laborieux. Il est à regretter surtout de voir figurer dans certaines traductions des erreurs qu’on excuserait à peine dans les travaux les plus obscurs de la province ; nous pourrions citer tel volume où la monnaie si connue de Morlas, dans le Béarn, devient la monnaie de Morlaix dans la Bretagne, où die martis est traduit par mois de mars.

Les sociétés savantes de Paris et des départemens ont activement secondé les efforts de l’Institut et des comités historiques. On doit à la Société de l’Histoire de France la publication d’une vingtaine de volumes qui contiennent des réimpressions épurées de textes ou des documens édités pour la première fois. La province n’est pas restée en arrière, et sur tous les points du royaume des fonds ont été votés pour la publication de pièces relatives à l’histoire locale. Dans la plupart des villes, on a classé les archives, et l’on peut dire qu’aujourd’hui les renseignemens de toute nature abondent. On a fouillé toutes les ruines du passé, car, indépendamment des grands recueils que nous venons de citer et qui presque tous sont des rouvres collectives, il en est d’autres qui ont été entrepris par des travailleurs isolés et conduits à bonne fin par de simples efforts individuels. Il faut citer la collection de M. Guizot, celle de M. Buchon, celle de MM. Petitot et Monmerqué, enfin celle de MM. Michaud et Poujoulat, qui donnent réunies un total de deux cent quarante et un volumes. Il faut ajouter encore à ce chiffre déjà si considérable une foule d’anciens écrits exhumés dans les bibliothèques de l’Europe entière par une phalange de jeunes érudits en général fort ardens pour les recherches, mais par malheur aussi quelquefois fort avares d’idées.

« L’une des causes qui nuisent à ce que l’étude des sciences historiques produise tous les avantages qu’on a droit d’en attendre, disait, en 1835, M. Raynouard dans le Journal des Savans, est cette imprudente précipitation que diverses personnes mettent à publier des fragmens d’un intérêt plus ou moins contestable sans rattacher ces lambeaux épars à des époques, à des événemens, à des personnages qui les encadreraient dans l’histoire. Il est des écrivains qui, fiers d’avoir déterré quelques documens dans les bibliothèques, s’empressent de les publier sans les accompagner des observations qu’ils exigent, s’imaginant avoir acquis des titres littéraires par le seul fait de la publication. » La remarque est fort juste ; mais M. Raynouard aurait pu dire que, si simple que soit le travail de la reproduction, bien des éditeurs n’ont pu même arriver à une reproduction correcte, et qu’on s’est trop souvent montré, pour ces automates de l’érudition, prodigue d’encouragemens qu’il eût été bon de réserver à des travaux d’un ordre plus élevé.

Quand on passe des éditeurs qui publient les documens aux écrivains qui les mettent en œuvre, on est surpris de voir avec quel zèle infatigable les travailleurs se portent aux études historiques. À aucune autre époque, les historiens vraiment dignes de ce nom, les érudits de cette sage et sévère école française illustrée par les Mabillon, les Baluze, les Fréret, les de Laurière, n’ont été ni plus nombreux, ni mieux appréciés. Il suffit de nommer dans l’érudition MM. Daunou, de Pastoret, Pardessus, Beugnot ; dans l’histoire, MM. Guizot, Augustin et Amédée Thierry, Michelet, de Barante, Mignet, Guérard, de Sismondi. Les livres de ces maîtres se trouvent tout à la fois dans le cabinet de l’érudit et la bibliothèque de l’homme du monde, et, comme preuve de la popularité dont ils jouissent, nous rappellerons qu’il est entré dans la circulation près de cent mille exemplaires des œuvres de M. Augustin Thierry. Cependant la curiosité des lecteurs est si grande pour les souvenirs de notre glorieuse patrie, que les compilateurs trouvent encore à se faire une place auprès des écrivains que nous venons de citer. En 1832, à l’époque où, dans la librairie, s’organise le placement à domicile, on vend dans l’espace de quelques mois 50, 000 exemplaires des Tableaux synoptiques de l’Histoire de France. En 1837 et 1838, trois compilations ayant pour titre Histoire de France paraissent simultanément et se vendent ensemble en deux ans et demi à 130, 000 exemplaires. La moyenne des Histoires de France, des Abrégés, des Précis, des Programmes de cette histoire, est de 25 par année, et ces Précis, ces Abrégés, sont toujours, comme les grammaires nouvelles, rédigés sur un nouveau plan. Anquetil, et qui pourrait le croire ? Le Ragois, ce créateur du distique historique et de l’histoire par demandes et par réponses, reparaissent sans cesse continués, illustrés, annotés, et telle est la persistance du succès, que, tout en rajeunissant Le Ragois, on garde encore son nom sur les titres comme un excellent patronage pour la vente.

La spéculation ne pouvait manquer d’exploiter une branche qui trouvait auprès du public un aussi facile accès. Des ateliers, c’est le seul mot qui convienne, furent organisés pour fabriquer des histoires de France générales ou particulières. On vit des éditeurs confier la direction de ces sortes d’entreprises à des hommes qui, à défaut de science suffisante ou de connaissances spéciales, présentaient du moins au public la garantie souvent fort suspecte d’un titre officiel. Ces directeurs, à leur tour, traitèrent eux-mêmes avec des rédacteurs de seconde main sur lesquels ils réalisèrent quelquefois des bénéfices considérables, en abaissant à 40 fr. le prix des feuilles qui leur étaient payées 100 fr. par les libraires. Cette convention déplorable, où tout nuit à la dignité des personnes et à la bonté du travail, ne fut pas même, en certains cas, strictement exécutée, car il nous serait facile de citer plus d’un ouvrage où l’entrepreneur a fait faillite à ses adjudicataires, et a gardé pour lui une partie de l’argent tout en prenant le travail. Nous pourrions en indiquer encore où le sous-traitant a soustraité lui-même, en se réservant une nouvelle part de salaire. On conçoit ce que devient l’histoire quand elle est faite à de semblables conditions.

Les ouvrages relatifs à certaines grandes périodes de nos annales sont plus nombreux encore que les ouvrages généraux ; mais, dans cette subdivision de la bibliographie historique de la France, la curiosité se déplace sans cesse, et l’on peut dire en quelque sorte qu’elle voyage de règne en règne. Il y a dix ans encore, le nombre des livres consacrés au moyen-âge dépassait considérablement le nombre de ceux qui traitent de l’histoire moderne à partir du XVIIe siècle, ou de l’histoire contemporaine à partir de 1789. Il s’est opéré de ce côté une réaction remarquable. La grande époque du siècle de Louis XIV, sous le rapport politique comme sous le rapport littéraire, a été l’objet d’investigations nombreuses. On a fait, d’une part, d’heureuses exhumations, telles que les Mémoires de Fléchier sur les grands jours, les Historiettes de Tallemant des Réaux, et de l’autre, on a réimprimé une grande quantité de livres historiques parmi lesquels les Mémoires tiennent la plus grande place. Les ouvrages nouveaux ont été aussi fort nombreux. M. Dumas, qui publiait Jehanne la pucelle en 1832, publiait, en 1844, Louis XIV et son siècle. M. Capefigue, qui a toujours de l’à-propos, nous a donné aussi un Louis XIF de sa façon. Aujourd’hui c’est vers l’empire et la révolution française que l’attention est dirigée. Depuis tantôt quinze ans, le nombre des histoires générales de la révolution s’élève à dix environ par année. Toutes les opinions ont trouvé des représentans et des apologistes. Avec l’histoire monarchique de M. de Conny, nous avons l’histoire populaire de M. Cabet, l’histoire pittoresque de M. A. Béraud, l’histoire ultra-montagnarde de M. Laponneraye. Quant à l’Histoire parlementaire de M. Buchez, cette vaste collection en quarante volumes a conquis, comme recueil de pièces, l’estime de tous ceux qui veulent étudier les faits historiques dans les documens contemporains, et elle a le mérite de faire connaître deux phases de la révolution que les publications du même genre avaient laissées dans l’ombre, le club des jacobins et la presse révolutionnaire. Nous ne parlons point ici de MM. Thiers et Mignet, dont les livres datent de la restauration, et qui ont gardé, après plus de vingt ans, c’est un siècle à notre époque, une véritable et légitime popularité. Cette année même, un nouveau triumvirat historique s’est constitué par MM. Louis Blanc ; Michelet et de Lamartine, et l’ardeur, l’émotion que ces historiens, en se plaçant chacun à des points de vue différens, ont apportées dans leurs livres, le retentissement de ces livres dans le public, montrent que d’autres sentimens que la curiosité, qu’un autre attrait que la beauté littéraire nous appellent vers le spectacle de la révolution française, et que cette grande époque agite encore profondément le monde des idées.

Les ouvrages relatifs à la période napoléonienne sont moins nombreux que ceux qui se rattachent à notre régénération sociale. Nous remarquerons en outre que la production, dans cette section bibliographique, a subi depuis quinze ans une décroissance notable. Ainsi, le nombre des livres traitant du consulat et de l’empire, qui s’élevait à 47 en 1833, n’est plus que de 19 en 1836, et de 14 en 1845. Les dernières années de la restauration avaient été beaucoup plus fécondes, surtout en ouvrages sérieux, car, à part les travaux de M. Thiers et ceux de M. Bignon, à qui Napoléon lui-même avait délégué dans son testament la tâche d’écrire l’histoire de la diplomatie française de 1792 à 1815 ; à part même, si l’on veut, l’histoire de M. Lacretelle, on ne rencontre guère, depuis quelque temps, que des publications pittoresques ou populaires qui sont de nature à fausser la vérité plutôt qu’à la mettre en lumière. Simultanément exploitée par les poètes, les dramaturges, les romanciers et les feuilletonistes, l’ère napoléonienne finira par devenir, comme l’ère de Charlemagne, la source d’un cycle légendaire, et déjà même elle a été l’objet de tant de récits apocryphes, qu’on a pu démontrer dans une brochure pleine de fine raillerie Comme quoi Napoléon n’a jamais existé.

Les mémoires, qui forment depuis trois siècles une des branches les plus importantes de notre histoire nationale, ont été aussi fort nombreux et fort goûtés, et, puisque nous avons nommé ce genre de littérature qui n’appartient qu’à la France, et dans lequel elle n’a été surpassée par aucune autre nation, il n’est peut-être pas sans intérêt d’en retracer rapidement l’histoire. Inconnus de l’antiquité ou du moins exécutés, comme les Commentaires de César, sur un plan tout différent, les mémoires naissent chez nous au XVIe siècle et succèdent aux chroniques. Le travail révolutionnaire qui s’accomplit dans la société s’étend jusqu’à l’histoire. Au moyen-âge, les chroniqueurs racontent sans discuter et même sans penser. Au XVIe siècle, les auteurs de mémoires, tout en suivant à travers les différentes scènes le drame des événemens, défendent sans cesse des idées, des principes politiques, des croyances religieuses. Ils sont violens, sceptiques, crédules, passionnés ; ils cherchent à se consoler de la dureté des temps par les libertés de la pensée, de la tyrannie des partis par l’audace de la plume, et c’est dans les pages qu’ils ont écrites qu’on trouve le tableau le plus dramatique et le plus vrai de la grande époque de la renaissance. Cette veine féconde se continue dans le XVIIe siècle : chaque annaliste prend son personnage, son événement. Les femmes, la duchesse de Nemours, Mme de Motteville, font pénétrer dans l’histoire les graces de l’esprit ; Saint-Simon, par ses portraits, se place à côté de Tacite. On cherche avant tout, en parlant des autres et de soi-même, la sincérité, et, comme dit Voltaire, « tous les mémoires de ce temps sont éclaircis et justifiés les uns par les autres, ils mettent la vérité dans le plus grand jour ; » mais, pendant la régence et sous le règne plus triste encore de Louis XV, la sincérité disparaît avec l’habileté narrative. C’est, pour ainsi dire, l’avénement des mémoires apocryphes ; on n’altère pas seulement les faits, on place le mensonge sous le patronage du nom de ceux mêmes dont on travestit la vie. Courtilz de Sandras, l’auteur de ces mémoires de d’Artagnan qui ont fourni le sujet des Trois Mousquetaires, avait déjà, sous le règne de Louis XIV, ouvert la voie. La Beaumelle donna bientôt les Mémoires de madame de Maintenon. Ces supercheries, en se répétant sans cesse, jetèrent sur le genre une défaveur méritée, et ce qui s’est fait de notre temps est venu ajouter encore à cette défaveur. Les mémoires, en effet, ont été compromis par la spéculation dans une foule de livres entièrement dénués de tout caractère authentique, tels que les Mémoires du cardinal Dubois, de Gabrielle d’Estrées, de Mme de Pompadour, de Mme Du Barri, d’une femme de qualité (Mme Du Cayla), de la marquise de Créqui, de Fouché, etc. Les nombreuses réclamations auxquelles ces livres et d’autres du même genre ont donné lieu ont souvent jeté dans les faits une confusion singulière. Comment croire à cette littérature, quand on voit des éditeurs annoncer qu’ils ont organisé des bureaux où l’on achète des renseignemens sur l’histoire contemporaine, et où l’on met en œuvre ceux que des commis-voyageurs sont chargés de recueillir sur tous les points du royaume ? Comment se reconnaître au milieu des débats contradictoires soulevés par l’authenticité de certains volumes ? Nous nous bornerons à un seul exemple. Au moment de la publication des Mémoires de mademoiselle Cochelet, lectrice de la reine Hortense, le frère de l’auteur déclara, dans une lettre rendue publique, que ces souvenirs avaient été écrits par une main étrangère. L’éditeur, à son tour, déclara que Mlle Cochelet les avait remis, à son lit de mort, à une personne de confiance, dont il les tenait directement.

Les mémoires ont été encore compromis par des noms qui ne devaient point figurer dans la littérature, et il nous suffira de rappeler à ce propos les souvenirs publiés sous le nom de l’héroïne du Glandier. Enfin ils ont été déconsidérés par des livres aussi prétentieux qu’insignifians. De même qu’une foule d’écrivains ou d’artistes complètement inconnus font sculpter leur buste ou tailler leur médaillon comme une offrande qu’ils déposent dans notre panthéon national, de même une foule de personnages obscurs, se prenant bien à tort pour des hommes importans, se sont mis à dicter leurs commentaires et à faire leurs confidences à leur siècle et à l’avenir. Ce sentiment fastidieux de la personnalité reparaît sans cesse, même dans les ouvrages les plus sérieux, et on peut surtout reprocher aux écrivains contemporains de parler d’eux jusqu’au déboire, comme disait La Bruyère à propos de l’abbé de Choisy. Cette manie des mémoires, qui date des dernières années de la restauration, se propage à cette époque comme une épidémie parmi les femmes que leur âge condamne uniquement aux souvenirs. Dans ce groupe, qui relève plus directement de Tallemant des Réaux, moins la finesse et la verve, que de Mmes de Caylus ou de Motteville, quelques femmes posent résolûment en Laïs, la plupart en vestales, et, comme on l’a dit, c’est à qui aura dédaigné les hommages de sa majesté l’empereur Napoléon ou de sa majesté l’empereur Alexandre, repoussé les billets doux du roi Murat ou les sommations du prince Eugène. Après les mémoires des femmes historiques, on eut les mémoires des femmes de salon, ce qui ne fit que donner par le contraste un charme nouveau aux mémoires des femmes de cour du grand siècle.

Le goût qui, dans ces dernières années, s’est développé avec tant d’énergie pour l’étude de nos annales, ne pouvait rester circonscrit dans l’histoire générale ; les provinces, les duchés, les comtés, dont l’agrégation successive a formé la France actuelle, les villes, les plus simples localités elles-mêmes, ont eu leurs annalistes, et si l’histoire qu’on peut appeler individuelle excite en nous de si vives sympathies, c’est qu’elle est, ainsi que l’a dit M. Augustin Thierry, « la seule où notre aine s’attache par un intérêt patriotique ; les autres peuvent nous sembler curieuses, instructives, dignes d’admiration, mais elles ne touchent point de cette manière. » Depuis quinze ans, la production de ces sortes d’ouvrages a toujours suivi une marche ascendante ; on en trouve 128 en 1833, 191 en 1836, et, à partir de 1840, on dépasse toujours le chiffre de 200. La plupart de ces sortes d’ouvrages, rédigés en province, pèchent par l’ordre, par la méthode, par la mise en œuvre, et les auteurs les ont souvent rendus incomplets en négligeant de consulter les documens qui se trouvent en si grand nombre dans les dépôts scientifiques de Paris, et dont les provinces, les villes qu’ils concernent ignorent l’existence. Auprès de quelques ouvrages estimables, excellens, il y a bien du fatras, bien des livres mal écrits, d’une longueur insupportable, d’une lecture fastidieuse. Toutefois, si on les considère comme simples recueils de matériaux, le jugement doit changer : ces livres sont généralement faits avec conscience, à l’aide de recherches assidues, et il en est bien peu qui ne contiennent un fait nouveau, une lumière inattendue.

Sous l’ancienne monarchie, la plupart des provinces avaient déjà leurs historiens particuliers, dom Vaissette pour le Languedoc, dom Lobineau pour la Bretagne, dom Calmet pour la Lorraine ; mais ces historiens étaient dés bénédictins"qui cherchaient avant tout à faire des livres savans, hérissés de faits, de dates, de dissertations, et dans lesquels la partie relative à l’église dominait souvent aux dépens du reste. Bien qu’ils aient gardé auprès des érudits une considération méritée, leur manière, et quelquefois aussi leurs idées, sont passées de mode, et l’on a refait pour les générations nouvelles des livres nouveaux. Le premier ouvrage vraiment remarquable qui ait paru dans ce genre est l’Ancien Bourbonnais, commencé en 1832, à Moulins, par M. Achille Allier. Ce n’est, pas seulement comme travail d’histoire, d’archéologie ou de statistique que l’Ancien Bourbonnais mérite d’être distingué, c’est aussi comme l’une des productions les plus remarquables de l’art typographique en province. Il y a vingt ans à peine que dans nos villes les plus importantes on n’avait point encore édité, nous ne dirons pas un livre de luxe, mais un livre d’une exécution supportable. L’apparition de l’Ancien Bourbonnais fut le signal d’une véritable révolution, et depuis on a vu paraître sur les divers points du royaume des ouvrages tout à la fois artistiques et historiques, qui, sous le rapport de l’exécution matérielle, peuvent soutenir la comparaison avec les produits des presses parisiennes. L’Ancienne Auvergne a succédé à l’Ancien Bourbonnais ; puis, après les livres sérieux, où le dessin n’était qu’un commentaire indispensable, sont venus les livres dans lesquels le texte n’était plus qu’un commentaire du dessin. La province avait commencé par des illustrations savantes ; Paris continua d’exploiter cette veine par des illustrations pittoresques, et les libraires montrèrent tant d’empressement à spéculer sur cette branche d’industrie, qu’on vit paraître simultanément trois Bretagnes illustrées ; c’était plus qu’il n’en fallait pour compromettre l’histoire des provinces. L’ouvrage le plus considérable qui ait été entrepris dans ce genre, non-seulement pour la France, mais pour aucun autre pays de l’Europe, est sans contredit la publication faite sous les noms de MM. Cailleux, Taylor et Nodier, et connue sous le titre de Voyage pittoresque et artistique dans l’ancienne France. Quand l’ouvrage sera terminé, si jamais on le termine, chaque exemplaire coûtera au souscripteur ou à ses héritiers trente-trois mille francs, et la somme totale des souscriptions prises par l’état représentera le chiffre énorme de deux millions.

Les annalistes des villes sont aussi nombreux que les villes, et quelquefois on en rencontre pour la même localité plusieurs dans la même année, sept par exemple pour Reims seulement en 1843. C’est qu’en effet l’histoire des provinces, qui s’allie chaque jour plus intimement avec l’archéologie, la numismatique, la statistique, descend de plus en plus du général au particulier, et des monographies on arrive par degrés aux infiniment petits. On ne s’en tient plus à l’histoire des villes, on écrit celle des sièges, des institutions municipales, des établissemens de charité, des rues des ponts, des beffrois, des cloches, des maisons, des girouettes ; on a des livres spéciaux sur les vitraux de Bourges, les stalles de la cathédrale d’Amiens, le maître-autel de Calais, etc. Les Annuaires, publiés aux frais des départemens, sont devenus eux-mêmes des miscellanées historiques qui renferment des biographies, des bibliographies, des textes du moyen-âge, de la géographie et de la statistique.

Si nous n’avons pas encore, comme on l’a tant de fois répété, une histoire de France qui réponde à tous les besoins, qui satisfasse toutes les curiosités, ce ne sont pas les documens qui manquent ; mais il est au-dessus des forces d’un homme de réunir et de dépouiller la gigantesque collection de tous les livres qui recèlent cette histoire. Ne serait-ce point une rouvre utile et glorieuse pour le gouvernement qui l’entreprendrait de donner aux hommes éminens qui se sont livrés à l’étude de nos annales la mission de prendre dans tous ces livres ce qu’il y a de bon et ce qu’il y a de vrai, de le coordonner pour qu’il puisse être embrassé d’un seul regard, d’élever enfin un monument de toutes ces pierres dispersées ? Condensée en quelque sorte par la rapidité des communications et par l’unité des idées, la France ne sera bientôt plus qu’une seule ville, à peine séparée de ses divers quartiers par des jardins féconds. Ce beau pays veut se connaître, et, de même que d’un seul regard il peut embrasser son enceinte comme un panorama immense, de même il doit lire son histoire dans un seul livre.


III.

L’archéologie, la numismatique, la généalogie, le blason et la biographie forment, d’après les bibliographes, l’appendice et le complément de l’histoire, et, comme elle, l’archéologie et la numismatique ont suivi dans ces dernières années une marche ascensionnelle, tout en se déplaçant.

L’archéologie présente deux grandes divisions qui comprennent, l’une l’antiquité, l’autre le moyen-âge. Dans la section relative à l’antiquité, on trouve l’archéologie grecque, l’archéologie romaine, l’archéologie orientale. L’étude du monde romain, qui attira pendant long-temps les préférences des érudits, et qui garde encore dans l’histoire un rang distingué, n’est guère cultivée aujourd’hui que par les savans de la province. Dans le monde scientifique de la capitale, c’est la Grèce, c’est l’Orient, et, dans l’Orient même, l’Égypte et la Perse, qui fixent spécialement l’attention. Ajoutons que la découverte des ruines de Ninive vient de constituer une branche nouvelle, l’archéologie assyrienne, qui ne peut manquer de donner des résultats importans. Travailleurs ardens et obstinés, les archéologues, hellénistes, orientalistes ou romains, ont donné au public un grand nombre d’ouvrages qui se recommandent autant par l’étendue des recherches que par la beauté de l’exécution typographique ; aussi l’Europe, qui nous envie ces grands ouvrages et qui les imite, s’empresse-t-elle de les placer dans les bibliothèques de ses palais, de ses musées, comme un ornement tout à la fois et comme un guide.

L’archéologie du moyen-âge a fait des progrès non moins notables. A partir de l’abbé Lebeuf, qui en posa les principes avec certitude et méthode, cette science était restée à peu près stationnaire, mais depuis quinze ans elle s’est constituée sur des bases nouvelles. Vers 1830, on voit naître l’architectonique, qui s’occupe de décrire les monumens, de déterminer leur âge, de les classer d’après les époques auxquelles ils appartiennent. Vers 1835, une seconde branche s’ajoute à l’architectonique : c’est l’iconographie, qui interprète les représentations figurées et la symbolique monumentale, principalement en ce qui concerne les édifices religieux. Il n’est pas aujourd’hui en France un seul monument chrétien qui n’ait été décrit très en détail, et souvent même plusieurs fois, excepté pourtant ceux des environs de Paris, qui, par une bizarrerie singulière, sont les moins connus du royaume.

L’architecture civile, l’architecture militaire, les arts industriels, ont été également l’objet de travaux importans et surtout de travaux originaux et neufs. En dressant la statistique des monumens que nous a légués le moyen-âge, on a rougi d’avoir oublié si long-temps ceux qui nous en avaient dotés. On a cherché, en remontant aux origines mêmes, les noms des architectes, des sculpteurs, des émailleurs, des orfèvres, en un mot de tous ceux qui ont travaillé, au milieu de la barbarie du passé, au progrès des arts plastiques et des arts du dessin. On a fait marcher de front la biographie des artistes et la description de leurs œuvres. Dans chaque subdivision, le nombre des grandes publications s’est augmenté. Il suffit de rappeler pour l’histoire générale les Arts au moyen-âge de M. du Sommerard ; pour la glyptique, c’est-à-dire l’art de graver les pierres dures, soit en creux, soit en relief, le Trésor de numismatique et de glyptique de M. Lenormant ; pour l’orfèvrerie, les travaux de M. l’abbé Corblet ; pour les arts céramiques, l’intéressant traité de M. Brongniart, qui a mis la chimie et la technologie au service de l’archéologie, en même temps que, dans son laboratoire de Sèvres, il dérobait au moyen-âge le secret de ses vitraux coloriés ; pour la peinture sur verre, l’Essai historique d’Hyacinthe Langlois, l’Histoire de la peinture sur verre de M. de Lasteyrie, et le magnifique ouvrage de MM. Martin et Cahier, les Vitraux de la cathédrale de Bourges ; pour l’iconographie chrétienne, les travaux de MM. les abbés Duval et Jourdain ; pour les tappiz à ymages, les Anciennes tapisseries historiées de M. Jubinal ; pour la miniature, les Peintures et ornemens des manuscrits de M. de Bastard ; pour l’architecture, les Peintures de Saint-Savin, la Statistique monumentale de Paris, la Monographie de la cathédrale de Noyon et la Monographie de la cathédrale de Chartres. La plupart des ouvrages que nous venons de citer, entrepris dans l’espace de quinze ans, représentent, sous le rapport industriel, une valeur vénale considérable, car il en est dans le nombre qui ne coûteront pas moins de 30,000 francs l’exemplaire, et, sous le rapport de l’érudition, ils révèlent chez les auteurs un zèle digne des plus sincères encouragemens.

En même temps que les monographies se répandent, la science s’étend et recule sans cesse ses limites ; elle sait qu’elle ne peut être complète et sérieuse qu’à la condition d’être en quelque sorte universelle, et de ne point séparer le monde antique de la société du moyen-âge ; aussi voyons-nous aujourd’hui les hommes qui la représentent le plus dignement embrasser, pour ainsi dire, dans l’ensemble de leurs études tous les temps et tous les lieux, expliquer la Grèce par l’Orient, Rome par la Grèce, et la France par Rome. Nous retrouvons encore ici cette méthode comparative et cette tendance encyclopédique que nous avons rencontrée tant de fois déjà. Les déclamations mystico-pindariques, néo-catholiques et romantiques auxquelles l’archéologie s’était livrée avec une effervescence souvent ridicule, semblent aujourd’hui avoir fait leur temps, comme les hypothèses. Cette science a compris sagement qu’elle ne pouvait acquérir une valeur réelle qu’à la condition de donner des faits, de s’appuyer sur des inductions positives, de parler clairement et simplement. Protégée par le gouvernement, bénie par le clergé, enseignée dans les séminaires, célébrée dans les congrès, représentée dans toutes les sociétés savantes, installée dans des musées magnifiques, interprétée dans des livres somptueux, étrangère aux passions politiques, et calme comme les ruines, l’archéologie peut être comptée au premier rang de ces sciences heureuses qui, sans scandale et sans bruit, font asseoir doucement leurs initiés sur les fauteuils de l’Institut, ou les introduisent à titre de conservateurs dans ce paisible royaume des sinécures, qu’on nomme les bibliothèques et les musées.

Compagne ou plutôt sueur de l’archéologie, la numismatique, quoique restreinte entre un petit nombre d’érudits, n’en a pas moins fait des progrès sérieux. Leblanc et Tobiesen-Duby en avaient été long-temps les seuls oracles, mais ni l’un ni l’autre n’expliquaient les types monétaires. Des voies nouvelles ont été de nos jours ouvertes à la science, qui s’est mise en rapports plus directs avec l’histoire, en rapports intimes avec l’iconographie et la symbolique païenne ou chrétienne. MM. Letronne, de Saulcy, Duchalais, de la Saussaye, l’ont éclairée de toutes les lumières que peut donner une connaissance parfaite des arts, des croyances et des mœurs dans l’antiquité et dans le moyen-âge. Grace à leurs travaux ingénieux et positifs tout à la fois, la numismatique a désormais sa place marquée dans les bonnes études historiques comme leur complément nécessaire.

La numismatique nous conduit droit au blason, et par le blason nous entrons de plain-pied dans la généalogie, branche aujourd’hui fort à la mode ; ce qui montre que, même au prix des plus terribles révolutions, il est difficile de faire disparaître les petites misères de la vanité. À voir les titres de certains livres, on pourrait se croire encore dans le XVe siècle, au temps où les hérauts d’armes de la Toison-d’Or comptaient parmi les dignitaires de l’état. La copie des armoiries, la transcription des titres héraldiques, la vérification de ces titres, plus ou moins authentiques, sont devenues pour quelques personnes une véritable profession, et l’exploitation du blason, l’histoire de la noblesse, sont regardées dans la librairie comme une bonne affaire[4].

La biographie, qui clot dans les catalogues la section relative à l’histoire, donne environ par année deux cent cinquante publications dont la plupart sont des brochures. Nous rencontrons d’abord les biographies universelles, qui ne sont plus comme autrefois l’ouvre patiente d’un seul homme, mais une œuvre collective, à laquelle prennent part des écrivains de toutes les opinions, politiques ou religieuses, d’où il résulte qu’on y trouve des disparates singulières et des morceaux d’une médiocrité déplorable à côté d’articles excellens qui meurent là, perdus dans le nombre, sans autre profit pour l’auteur que de lui rapporter, dans les entreprises bien payées, 100 francs pour chaque feuille in-8o compacte. Les biographies consacrées par la province à ses illustrations ont fourni, depuis quinze ans, une quantité assez notable de volumes. Ces monographies se sont remarquablement perfectionnées, et un grand nombre d’entre elles donnent sur les hommes qui ont joué un rôle plus ou moins célèbre dans l’histoire contemporaine des renseignemens fort exacts et trop peu consultés. On peut y puiser aussi pour l’histoire littéraire d’utiles indications, car, sur tous les points du royaume, on recherche avec un soin extrême tous les souvenirs qui se rattachent à la vie des hommes célèbres que nos villes s’honorent d’avoir vu naître ; ainsi, Malherbe à Caen, Balzac à Angoulême, Corneille à Rouen, Gresset à Amiens, sont devenus pour quelques érudits une spécialité qui suffit à leur gloire. Quant à la biographie contemporaine, qu’elle soit générale ou particulière, religieuse ou politique, car elle a pris toutes les formes, on peut dire, sans être injuste à son égard, qu’elle est devenue l’image du chaos, et qu’elle présente tant de jugemens contradictoires, tant de réticences, de si étranges exagérations, qu’il deviendra impossible à ceux qui la consulteront dans l’avenir de s’arrêter avec la moindre certitude à ses affirmations, et de choisir entre des apothéoses qui font souvent pitié et des insultes qui indignent. Pour les uns, elle n’est devenue trop souvent qu’un pamphlet, un registre de mensonges ; pour les autres, un mandat à vue tiré sur la vanité.

La biographie-pamphlet, celle qui dénigre toujours, pour être injuste et passionnée, n’est point à dédaigner absolument ; elle est avare de réflexions, mais prodigue de faits et de dates, et c’est précisément là ce qui lui donne quelque prix. Elle réduit bien des usurpateurs de renommée à leur juste valeur en révélant le secret de leurs succès ; elle montre avec quel engouement irréfléchi nous faisons souvent des grands hommes, et combien sont rares ceux qui restent fidèles à une idée, à un principe, ceux qui savent nettement ce qu’ils veulent, où ils vont, et qui gardent leur caractère.

La biographie apologétique, celle qui loue toujours, nous montre aussi, par l’exagération même de l’éloge, tout ce qu’il y a de factice dans certaines réputations, ce que valent en présence du bon sens public, après un an, souvent même après un mois, toutes les flatteries mensongères. L’admiration se prodigue à tel point, on l’a dit avec raison, qu’elle se déconsidère, et c’est faire acte d’esprit de la mépriser comme une monnaie qui n’en vaut pas la peine. Jamais, en effet, les Plutarque au petit pied n’ont été plus prodigues de formules admiratives ; l’écrivain le plus obscur devient sous leur plume une des individualités les plus saillantes de l’époque : il ne peut être apprécié que par des hommes de cœur, jugé que par des hommes d’esprit, compris que par des hommes de pensée.

Entre la biographie qui loue et la biographie qui dénigre se place la biographie vénale qui dénigre et qui loue, selon qu’on la paie. « Voyez, disait Nodier en 1837, tels ou tels livres biographiques ; en est-il beaucoup où, comme dans la quatrième page des feuilles quotidiennes, on ne puisse acheter une célébrité proportionnée à l’étendue que l’on paie ou au nombre d’exemplaires qu’on déclare vouloir prendre ? » Dans ces sortes de livres, les personnes intéressées ne donnent pas seulement des notes, elles peuvent rédiger elles-mêmes leurs articles et se traiter avec une bienveillance proportionnée, comme la célébrité qu’on leur accorde, au nombre d’exemplaires pour lesquels elles ont souscrit.

A une époque de publicité comme la nôtre, où chacun cherche à s’étourdir par le bruit qui se fait autour de son nom, où chacun veut avoir son buste, les biographies devaient nécessairement descendre aux infiniment petits, et se multiplier proportionnellement au nombre des individus qui, pour avoir un instant occupé le public, se croient destinés à occuper la postérité. Toutes les classes de la société ont aujourd’hui leur panthéon. Pour la noblesse, comme on eût dit en 1788, ce panthéon est principalement généalogique ; pour les deux autres ordres, il est biographique et se subdivise en une foule de livres particuliers. Nous avons vu paraître tour à tour la Biographie des hommes utiles, des imprimeurs, des enfans précoces, des bandits célèbres, des nains, des acteurs, du clergé contemporain, des femmes auteurs, des députés. Ce dernier genre est né en 1814 avec le gouvernement constitutionnel. Il a été cultivé avec succès, par M. Blanqui, de l’Institut, entre autres, qui donna en 1829, au journal le Figaro, des esquisses qui firent vendre ce journal à 20,000 exemplaires.


IV

Comme transition entre les sciences spéculatives, naturelles et historiques d’une part, et de l’autre la poésie, le roman et le théâtre, nous rencontrons les journaux quotidiens et les recueils périodiques, placés sur la limite indécise de la littérature et de la science, et les embrassant souvent toutes les deux à la fois. Nous n’avons à donner ici ni une histoire du journalisme quotidien ni une histoire de la presse périodique ; un volume entier n’y suffirait pas. Notre tâche est plus modeste : nous voulons montrer seulement ce qu’a été la production de ce côté, et faire juger, par le simple chiffre des publications, de la masse effrayante de phrases, de paradoxes, de vérités, de mensonges, qui ont été jetés au public, de l’esprit, de la verve et de l’argent qui sont restés enfouis sous cette lave de papier lancée depuis quinze ans par ce volcan toujours allumé qu’on nomme la presse.

D’après un tableau dressé par M. Balbi en 1828, la production générale des journaux était à cette époque, pour le globe entier, de 3,168 ; soit pour la France 490, pour l’Europe entière 2,142, pour l’Amérique 978, pour l’Asie 27, pour l’Afrique 12, pour l’Océanie 9.

Depuis l’époque où fut dressé le tableau de M. Balbi, le rapport de la production est resté à peu près le même entre les divers états, mais le chiffre a haussé partout. Ainsi le total des journaux ou recueils périodiques, qui était de 176 pour Paris en 1828, s’élevait en 1833, pour cette ville seule, à 217, et à 428 en 1845, plus 1 journal allemand, 4 journaux anglais, 1 journal espagnol et 6 journaux polonais, ce qui présente un total de 440. Le nombre des journaux ou recueils périodiques publiés dans la province peut être porté approximativement à 560, dont la moitié environ s’occupent plus ou moins de politique. Le département le plus riche en journaux politiques est celui du Nord, qui en compte 20 ; on en trouve ensuite 12 dans la Seine-Inférieure, 8 dans l’Aisne et les Bouches-du-Rhône, 7 dans le Rhône et le Pas-de-Calais. A part une vingtaine de feuilles quotidiennes et de recueils dont l’existence date de plusieurs années, le contingent bibliographique de cette section est fourni par une foule de publications plus ou moins éphémères qui disparaissent, les unes après quelques semaines, le plus grand nombre après quelques mois, les plus heureuses après deux ou trois ans. Fonder un journal est aujourd’hui dans les lettres, la politique, la science et l’industrie, le rêve d’une foule de gens avides de se créer une influence ; mais, le faire vivre étant le secret d’un petit nombre, il en résulte que dans aucune autre branche les tentatives n’ont été plus nombreuses et les succès plus rares. Il serait curieux, car on atteindrait à un chiffre énorme, de donner le total des sommes qui se sont englouties dans ces tentatives ; nous nous bornerons à compter la quantité de feuilles quotidiennes ou de recueils hebdomadaires, mensuels ou bi-mensuels, qui ont été créés, la plupart pour mourir presque aussitôt, dans les années suivantes :


1833 251 journaux 1838 184
1834 180 1840 146
1835 165 1841 166
1836 151 1842 214
1837 158 1845 185

Parmi ces journaux et ces publications périodiques, chaque chose a sa part, la politique, la science, la littérature, l’industrie, le scandale. L’histoire de la presse politique, à partir de 1830 et dans les premières années qui suivirent la révolution de juillet, est marquée par les nombreux essais qui furent faits pour fonder de nouveaux organes de publicité, par l’ardeur avec laquelle les écrivains se portèrent à la discussion des principes, par la préoccupation, nouvelle alors dans le journalisme quotidien, des améliorations administratives, morales et matérielles. Comme toujours au lendemain d’une révolution, les partis agités, les uns par le regret, les autres par l’espérance, laissent parler tout haut les haines ou les sympathies, et, en parcourant aujourd’hui dans les journaux de 1831 et de 1832 bien des pages oubliées par ceux mêmes qui les ont écrites, on se demande si seize années seulement nous séparent de cette époque. On retrouve là, comme un écho lointain de la révolution française, cette discussion ardente, passionnée, où la colère tient souvent lieu de talent, où la polémique irritée s’attaque, sans ménagement et sans calcul, à tout ce qui lui porte ombrage. Trois journaux marquent à cette date dans la politique nouvelle : le National, né dans les derniers jours de la restauration, activement mêlé à la lutte suprême que le droit divin venait de soutenir contre les principes de la liberté moderne, et qui représentait un libéralisme progressif dont les partisans protestaient, tout en acceptant les conséquences sociales de la révolution de 89, contre les excès sanglans de la république, contre le despotisme de l’empire et les hypocrisies de la restauration ; — l’Avenir, qui avait pris pour devise Dieu et la liberté, et qui voulait : 1° obtenir du pouvoir la complète liberté des cultes et de l’enseignement ; 2° décider le clergé à refuser tout salaire de l’état ; 3° rendre au catholicisme son ancienne influence par la pauvreté de ses prêtres, la libre prédication, et réconcilier la science et la foi, depuis long-temps séparées ; — le Globe, qui, tout en faisant à la politique une part très secondaire, se mêlait cependant au mouvement d’une manière active par la propagation de doctrines économiques qui, depuis, ont germé dans les esprits. Outre les trois journaux que nous venons de citer, on vit paraître, en même temps que la Tribune, feuille quotidienne, une foule de brochures dans lesquelles on déclarait nettement la guerre au gouvernement nouveau. C’étaient les publications périodiques de la Société des droits de l’homme, celles de l’Ami de la liberté, qui réimprimait les pamphlets de 93. En 1833, on était en pleine renaissance révolutionnaire ; nous avons compté dans cette seule année 250 publications républicaines, parmi lesquelles il en est où l’on réhabilite Robespierre et Marat. Cet état de crise se continue jusqu’en 1835, mais l’adoption des lois de septembre replaça la presse politique sur un terrain plus calme, et le résultat le plus immédiat de ces lois fut de faire disparaître des journaux et des brochures le mot de république, qui fut remplacé par celui de démocratie.

Ce ne sont pas uniquement les lois de septembre qui ont déterminé dans la presse quotidienne ce retour à des habitudes plus paisibles. L’opinion publique avait devancé la législation pour condamner ces imprudentes apologies de l’anarchie et de la terreur, ces exagérations d’un parti qui, sans tenir compte des immenses conquêtes de la liberté moderne, voulait recommencer une révolution en prenant 93 pour point de départ. Le parti républicain lui-même, sans chef et sans idées organisatrices, avait travaillé, plus activement encore que le pouvoir, à sa propre ruine. Après six ans de combats et de troubles, on se replaça sur le terrain de la lutte constitutionnelle, et, au moment où l’apaisement se fit à l’intérieur, la presse quotidienne entra dans une phase nouvelle.

Le journalisme de la restauration, qui exerça sur l’opinion publique une si grande influence, puisait avant tout sa force dans ses principes, dans le dévouement des écrivains à ces principes mêmes, dans les sacrifices de toute espèce qu’ils faisaient au triomphe de leurs idées. Durant les premières années qui suivirent la révolution de juillet, les espérances et les craintes qui naissaient d’un avenir incertain, l’émotion des partis, les regards de l’Europe entière tournés vers la France, les passions que soulevèrent les luttes politiques, soutinrent le journalisme à la hauteur de sa mission, et, malgré ses emportemens, il sauvait sa dignité, parce qu’il se dévouait à la discussion des principes et des grands intérêts, et que la politique était toujours pour lui l’affaire dominante. Bientôt, malheureusement, la politique fut subordonnée à l’exploitation industrielle. En réduisant considérablement le prix de certaines feuilles quotidiennes, en créant la presse à 40 francs, ce qui n’était après tout qu’une heureuse innovation, si l’on avait su s’arrêter à temps, on fut amené fatalement à chercher d’abord des abonnés pour couvrir des frais énormes et allécher les actionnaires par de gros dividendes. Jusqu’alors on s’était adressé surtout aux convictions du public, on s’adressa bientôt à sa curiosité ; on n’avait parlé qu’à la raison des hommes, on parla, pour faire des abonnemens nouveaux, à la sensibilité des femmes. De là, dans la presse quotidienne, l’invasion du roman-feuilleton, invasion déplorable pour la presse elle-même au simple point de vue de ses intérêts matériels, pour le public et pour le talent des écrivains ; — déplorable pour la presse, car elle a imposé aux administrations des journaux des sacrifices souvent ruineux pour s’assurer la collaboration de tel ou tel romancier en vogue, elle a créé une masse flottante d’abonnés qui suivaient de feuille en feuille, sans s’arrêter aux nuances des opinions, leur conteur favori, et elle a fait dépendre le succès d’un journal du succès d’un feuilleton ; — déplorable pour le public, car elle a détourné son attention des lectures sérieuses, elle en a fait un grand enfant qui préfère son amusement à tout le reste, elle a dépravé son goût, blasé son esprit, et popularisé par une publicité immense tous les excès, tous les écarts d’imaginations sans règle et sans frein ; — déplorable enfin pour les lettres, car elle a complètement détrôné la critique sérieuse, elle a dégradé l’art en en faisant un métier, elle a tué dans leur germe bien des idées heureuses ; elle a épuisé les écrivains par une production incessante et forcée. Voilà bien des récriminations sans doute, mais nous ne croyons pas être trop sévère, et nous ne faisons que répéter ici ce que tant d’autres, ce que le public lui-même avait dit avant nous, tout en se laissant prendre aux romans-feuilletons et aux comptes-rendus des procès criminels, qui ont envahi, comme les romans, les colonnes de nos journaux quotidiens, au grand détriment de la discussion sérieuse, de la littérature et de la morale.

Les feuilles quotidiennes, qui forment la réserve de la presse, ont été flanquées, depuis vingt-cinq ans, par une nuée de petits journaux, qui, pour combattre avec des armes légères, n’en ont pas moins porté des coups souvent redoutables. Ce genre éminemment français est au journalisme sérieux ce que le vaudeville est à la haute comédie de mœurs. Laissant généralement de côté les grandes questions de la politique, ces petits journaux s’attaquent principalement aux ridicules et aux personnes. Toutes les individualités excentriques que le hasard ou l’intrigue élèvent sur un piédestal usurpé sont par eux immolées avec une implacable ironie, et il s’est dépensé de ce côté plus de verve et d’esprit qu’il n’en eût fallu dans d’autres temps pour assurer la renommée de vingt pamphlétaires, mais, par malheur aussi, plus de cynisme et de médisance qu’il n’en fallait pour compromettre la liberté. Le Figaro, qui se débita en 1827 à 20,000 exemplaires dans un seul jour pour Paris seulement, est le doyen de cette presse légère, dont les organes les plus malignement indiscrets ont été, depuis 1830, la Caricature, le Charivari et le Corsaire. C’est là que viennent d’ordinaire faire leurs premières armes les romanciers qui n’ont point encore de libraires, les poètes à la recherche d’un éditeur, les vaudevillistes qui travaillent à faire recevoir leurs premières pièces. Les petits journaux ont, dans ces derniers temps, enfanté les petits livres, recueils anecdotiques et satiriques dont l’avènement dans notre littérature est marqué par l’apparition des Guêpes, qui obtinrent beaucoup de succès, car le succès ne fait jamais défaut à l’esprit. Les Guêpes à leur tour ont enfanté, vu l’accueil qu’elles ont reçu, toute une famille de productions éphémères, aujourd’hui justement oubliées.

La littérature, comme la politique, a été représentée par de nombreux organes périodiques ; ces sortes de journaux, en général plus calmes, plus mûris que les feuilles quotidiennes, sont de nature à exercer l’influence la plus salutaire sur les destinées du pays, dont ils représentent la civilisation dans toutes ses nuances : « Les hommes qui se préoccupent de l’avenir, a dit Henri Fonfrède[5], doivent exciter par leur avis ou leur exemple ces publications d’intérêt littéraire, politique et moral, où les jeunes talens peuvent développer les germes de leurs dispositions naturelles, poser les bases de leur réputation d’hommes, et conquérir dès le début des titres à la confiance du pays ; car, au grand jour de la presse, les réputations factices avortent, les louanges de complaisance s’éteignent, et, pour peu que la lutte publique continue, chacun est bientôt mis à sa place. » Le célèbre publiciste bordelais a de tout point raison ; mais des difficultés si nombreuses et si diverses viennent entraver les publications de ce genre, qu’il est plus aisé de constater des tentatives que des succès. Les revues, qui remplacent aujourd’hui les magasins, les archives littéraires, les bibliothèques, les décades, sont d’origine anglaise. Une autre importation britannique, mais moins littéraire et moins sérieuse, s’est implantée parmi nous ; nous voulons parler des feuilles hebdomadaires illustrées, qui forment une branche importante dans ce que nous appellerons la littérature des grands enfans et qui placent la propagation des idées ou des doctrines littéraires sous la protection des rébus et de la vignette sur bois. Mentionnons encore les journaux de théâtres et les journaux de salons, feuilles éphémères qui naissent sans cesse pour mourir après quelques numéros, et qui, trouvant toujours des rédacteurs sans trouver jamais d’abonnés, si ce n’est parmi les acteurs empressés de se faire louer, vivent comme les enfans prodigues de l’héritage paternel, et se perpétuent depuis quinze ans sous les titres les plus divers. Avec les journaux de théâtres et les journaux de salons, nous avons les journaux d’enfans, filles ou garçons, puis les journaux des femmes. Viennent ensuite, après les recueils destinés aux différens âges et aux différens sexes, ceux qui s’adressent aux diverses classes, aux divers goûts, aux diverses professions[6]. L’industrie a ses feuilles spéciales, et il ne lui suffit plus d’envahir par ses annonces au moins le quart de la surface des grands journaux.

Comme la presse administrative ou industrielle, la presse scientifique et la presse agricole se sont constituées en 1835. Cette date est à noter, car, de même que 1832 et 1833 marquent dans notre histoire intellectuelle l’avènement de toutes les excentricités, de toutes les théories subversives, des égaremens les plus condamnables de la pensée, de même 1835 marque le point de départ du progrès régulier et du développement auquel nous assistons. La presse scientifique semble appelée à prendre chaque jour un accroissement nouveau ; les livres en effet marchent trop lentement pour suivre le mouvement rapide qui nous entraîne, et ce n’est qu’au moyen de publications périodiques que les hommes spéciaux peuvent, comme on dit, se tenir au courant.

Écho fidèle de toutes les clameurs de la société au milieu de laquelle nous vivons, la presse, on le voit, a traversé, depuis trente ans, bien des phases diverses. Exclusivement politique dans les premières années de la restauration, elle devient vers 1825, au moment de la querelle de l’ancienne et de la nouvelle école, politique, critique et littéraire. A la révolution de 1830, la littérature est complètement dominée de nouveau par la politique, et la politique elle-même est envahie par le socialisme et par les passions qui se réveillèrent à cette époque avec tant de violence dans les partis extrêmes. Vers 1836, l’agitation s’apaise, et une ère nouvelle commence, qu’on pourrait appeler l’ère industrielle. C’est le moment où les journaux quotidiens, tout en baissant leur prix, augmentent leur format et s’ouvrent aux annonces et aux romans-feuilletons, en faisant néanmoins aux questions administratives une plus large place. Cette période dure encore ; mais on peut espérer, en voyant le mouvement instinctif qui nous entraîne vers toutes les améliorations, que la presse ne tardera point à sortir des voies étroites et dangereuses où l’esprit de spéculation l’a un instant engagée. Elle doit rester et elle restera ce qu’elle fut sous la restauration, la plus imposante manifestation des forces sociales ; néanmoins, pour qu’elle demeure à la hauteur de sa, mission, il faut qu’elle soit, non pas une affaire de métier pour des écrivains de profession, mais une affaire de dévouement pour les citoyens d’un pays libre.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Parmi les grands ouvrages publiés dans ces dernières années, nous citerons : l’Histoire des Poissons, de MM. Frédéric Cuvier et Valenciennes, qui contient plus de cinq mille espèces de ces animaux, et qui n’a pas moins de 20 volumes ; l’Histoire des Lépidoptères, ou Papillons d’Europe, qui en a 16 ; l’Iconographie des Chenilles, annoncée en 60 livraisons ; l’Histoire naturelle des Mammifères, commencée en 1819 et terminée en 1842, le plus important ouvrage qui ait paru depuis Buffon sur les quadrupèdes ; l’Histoire naturelle des Oiseaux de paradis, les Oiseaux d’Amérique, la Paléontologie française, par M. Alcide d’Orbigny, etc. Ce sont là des monumens qui font in égal honneur à la science, à la typographie et aux arts du dessin.
  2. « Jusqu’à ces dernières années, dit M. Jung, l’un de nos écrivains qui ont traité avec le plus de succès les sciences agronomiques, on n’avait fait que des efforts mal dirigés et incomplets pour dénombrer toutes les richesses de notre territoire ; mais, depuis 1830, le gouvernement, abandonnant les voies suivies jusqu’alors, s’est décidé à employer une méthode d’exploration plus propre à fournir les bases réelles d’une statistique agricole. Le bureau de la statistique générale chargé de ce soin a adressé aux maires, aux fonctionnaires et aux notables de toutes les communes de France, autant d’exemplaires d’un’ tableau rédigé sur un plan simple et uniforme, et leur a demandé d’en remplir les indications. Il est ainsi parvenu à réunir un pareil nombre de statistiques locales qu’il a soumises à la révision de commissions formées par cantons, par arrondissemens et par départemens ; puis, pour éliminer encore davantage les chances d’erreur et réduire à des proportions convenables un travail qui comprenait 18 millions et demi de termes numériques, il les a rapprochés et groupés de différentes manières, en s’adressant aux localités mêmes pour les vérifications et les rectifications. » (Voir le remarquable travail de M. Jung, intitulé Agriculture de la France.)
  3. Nous ne parlerons point ici de la littérature médicale exploitée par les empiriques, qui, au lieu d’écrire leurs livres pour les hommes spéciaux, les écrivent pour les malades en attaquant la science et ceux qui la cultivent consciencieusement. Le sujet est assez riche pour avoir formé en quelques années une petite bibliothèque de brochures qui contiennent les élémens d’un piquant chapitre de mœurs.
  4. Pour montrer ce qu’est devenue la science généalogique depuis le père Anselme et le père Menestrier, nous empruntons à un journal judiciaire quelques détails qui nous semblent tout-à-fait caractéristiques. M. de Saint-Allais, qui s’intitulait chevalier et généalogiste de l’ordre noble du Phénix de Hohenlohe, historiographe de l’ordre noble de Saint-Hubert de Lorraine, chevalier, grand officier et généalogiste de l’ordre royal, hospitalier et militaire du Saint-Sépulcre de Jérusalem, etc., avait ouvert, sous la restauration, un cabinet de généalogie qui obtint quelque succès ; mais après la révolution de juillet, et malgré la résurrection du bourgeois gentilhomme, M. de Saint-Allais vit diminuer chaque jour sa clientelle, et en 1832 il écrivit à l’adresse de toute l’ancienne noblesse une circulaire dans laquelle il l’engageait à acheter les titres nombreux qu’il avait réunis. Nous extrayons de cette circulaire le passage suivant : « Parmi toutes mes collections, dit l’historiographe de l’ordre de Saint-Hubert de Lorraine, il existe une série dite critique sur laquelle il convient de s’expliquer ; elle se compose de pièces judiciaires, d’actes patens et authentiques qui constatent des meurtres, des faux, des concussions, des déprédations, des dettes déshonorantes, des usurpations de noblesse et de titres honorifiques, des anoblissemens dissimulés, des violences, des actes réprouvés par nos lois et par nos mœurs, enfin toutes les passions qui sont malheureusement inséparables de l’humanité, mais qui peuvent ternir l’éclat de certaines familles ; et, si l’insouciance de ces familles ne les porte à retirer les titres et les actes qui constatent les services et l’illustration de leurs ancêtres, peut-être rempliront-elles le devoir de retirer ceux qui constatent leurs délits, leurs vices, leurs défauts, afin de ne pas laisser des matériaux qui peuvent fournir à quelques écrivains les moyens de fonder un ouvrage qui serait un monument perpétuel de chagrin ou de désagrément pour elles et leur postérité. »
  5. Œuvres de Henri Fonfrède, tom. III, pag. 286.
  6. C’est ainsi que nous trouvons pour les célibataires le Messager des Mariages ; pour les musiciens le Sabbat musical, la Mélomanie, le Monde musical ; pour les gens de loi, outre le Droit et la Gazette des Tribunaux, le Journal des Huissiers, le Journal des Avoués, le Journal des Notaires ; pour les militaires la Sentinelle de l’armée ; pour la milice citoyenne le Garde national ; pour le clergé le Journal des prédicateurs, les Annales de l’archiconfrérie du Sacré Coeur de Marie, rue Notre-Dame des Victoires (à la sacristie) ; pour les gourmets le Gastronome ; pour les marins la Flotte ; pour les commerçans le Journal des Faillites, le Journal des Usines, le Journal des Tissus, le Garde-Meuble, journal d’ameublement, le Journal des Nouveautés, etc.