Stello/XIX

La bibliothèque libre.
Charles Gosselin (p. 153-165).


CHAPITRE XIX


Tristesse et pitié


Pendant les longs récits et les plus longs silences du Docteur Noir, la nuit était venue. Une haute lampe éclairait une partie de la chambre de Stello ; car cette chambre était si grande, que la lueur n’en pouvait atteindre les angles ni le haut plafond. Des rideaux épais et longs, un antique ameublement, des armes jetées sur des livres, une énorme table couverte d’un tapis qui en cachait les pieds, et sur cette table deux tasses de thé : tout cela était sombre, et brillait par intervalles de la flamme rouge d’un large feu, ou bien se laissait deviner à demi, et par reflets, sous la lueur jaunâtre de la lampe. Les rayons de cette lampe tombaient d’aplomb sur la figure impassible du Docteur Noir et sur le large front de Stello, qui reluisait comme un crâne d’ivoire poli. Le Docteur attachait sur ce front un œil fixe, dont la paupière ne s’abaissait jamais. Il semblait y suivre en silence le passage de ses idées et la lutte qu’elles avaient à livrer aux idées de l’homme dont il avait entrepris la guérison, comme un général contemplerait, d’une hauteur, l’attaque de son corps d’armée montant à la brèche, et le combat intérieur qui lui resterait à gagner contre la garnison, au milieu de la forteresse à demi conquise.

Stello se leva brusquement et se mit à marcher à grands pas d’un bout à l’autre de la chambre. Il avait passé sa main droite sous ses habits, comme pour contenir ou pour déchirer son cœur. On n’entendait que le bruit de ses talons qui frappaient sourdement sur le tapis, et le sifflement monotone d’une grande bouilloire d’argent placée sur la table, source inépuisable d’eau chaude et de délices pour les deux causeurs nocturnes. Stello laissait échapper, en marchant vite, des exclamations douloureuses, des hésitations pénibles, des jurements étouffés, des imprécations violentes, autant que ces signes se pouvaient manifester dans un homme à qui l’usage du grand monde avait donné la retenue comme seconde nature.

Il s’arrêta tout d’un coup et toucha de ses deux mains les mains du Docteur. « Vous l’avez donc vu aussi ? s’écria-t-il. — Vous avez vu et tenu dans vos bras le malheureux jeune homme qui s’était dit : Désespère et meurs, comme souvent vous me l’avez entendu crier la nuit ! Mais j’aurais honte d’avoir pu gémir, j’aurais honte d’avoir souffert, s’il n’était vrai que les tortures que l’on se donne par les passions égalent celles que l’on reçoit par le malheur. — Oui, cela s’est dû passer ainsi ; oui, je vois chaque jour des hommes semblables à ce Beckford, qui est miraculeusement incarné d’âge en âge sous la peau blafarde des plaideurs d’affaires publiques.

« O cérémonieux complimenteurs ! lents paraphraseurs de banalités sentencieuses ! fabricateurs légers de cette chaîne lourde et croissante pompeusement appelée Code, dont vous forgez les quarante mille anneaux qui s’entrelacent au hasard, sans suite, le plus souvent inégaux comme les grains du chapelet, et ne remontant jamais à l’immuable anneau d’or d’un religieux principe ! — O membres rachitiques des corps politiques, impolitiques plutôt ! fibres détendues des Assemblées, dont la pensée flasque, vacillante, multiple, égarée, corrompue, effarée, sautillante, colérique, engourdie, évaporée, émerillonnée, et toujours et sempiternellement commune et vulgaire ; dont la pensée, dis-je, ne vaut pas, pour l’unité et l’accord des raisonnements, la simple et sérieuse pensée d’un Fellah jugeant sa famille, au désert, selon son cœur ! N’est-ce pas assez pour vous d’être glorieusement employés à charger de tout votre poids le bât, le double bât du maître que le pauvre âne appelle son ennemi en bon français ? Faut-il encore que vous ayez hérité du dédain monarchique, moins sa grâce héréditaire et plus votre grossièreté élective ?

Oui, noir et trop véridique Docteur ! oui, ils sont ainsi. — Ce qu’il faut au Poète, dit l’un, c’est trois cents francs et un grenier ! — La misère est leur Muse, dit un autre. — Bravo ! — Courage ! — Ce rossignol a une belle voix ! crevez-lui les yeux, il chantera mieux encore ! l’expérience en a été faite. Ils ont raison, vive Dieu !

« Triple divinité du ciel ! que t’ont-ils donc fait, ces Poètes que tu créas les premiers des hommes, pour que les derniers des hommes les renient et les repoussent ainsi ? »

Stello parlait à peu près de la sorte en marchant. Le Docteur tournait la pomme de sa canne sous son menton et souriait.

« Où se sont envolés vos diables bleus ? » dit-il.

Le malade s’arrêta. Il ferma les yeux et sourit aussi, mais ne répondit pas, comme s’il n’eût pas voulu donner au Docteur le plaisir d’avouer sa maladie vaincue.

Paris était plongé dans le silence du sommeil, et l’on n’entendait au-dehors que la voix rouillée d’une horloge sonnant lourdement les trois quarts d’une heure très avancée au-delà de minuit. Stello s’arrêta tout à coup au milieu de l’appartement, écoutant le marteau dont le bruit parut lui plaire ; il passa ses doigts dans ses cheveux comme pour s’imposer les mains à lui-même et calmer sa tête. On aurait pu dire, en l’examinant bien, qu’il ressaisissait intérieurement les rênes de son âme, et que sa volonté redevenait assez forte pour contenir la violence de ses sentiments désespérés. — Ses yeux se rouvrirent, s’arrêtèrent fixement sur les yeux du Docteur, et il se mit à parler avec tristesse, mais avec fermeté :

« Les heures de la nuit, quand elles sonnent, sont pour moi comme les voix douces de quelques tendres amies qui m’appellent et me disent, l’une après l’autre : Qu’as-tu ?

Jamais je ne les entends avec indifférence quand je me trouve seul à cette place où vous êtes, dans ce dur fauteuil où vous voilà. — Ce sont les heures des Esprits, des Esprits légers qui soutiennent nos idées sur leurs ailes transparentes et les font étinceler de clartés plus vives. Je sens que je porte la vie librement durant l’espace de temps qu’elles mesurent ; elles me disent que tout ce que j’aime est endormi, qu’à présent il ne peut arriver malheur à qui m’inquiète. Il me semble alors que je suis seul chargé de veiller, et qu’il m’est permis de prendre sur ma vie ce que je voudrai du sommeil. — Certes, cette part m’appartient, je la dévore avec joie, et je n’en dois pas compte à des yeux fermés. — Ces heures m’ont fait du bien. Il est rare que ces chères compagnes ne m’apportent pas, comme un bienfait, quelque sentiment ou quelque pensée du ciel. Peut-être que le temps, invisible comme l’air, et qui se pèse et se mesure comme lui, comme lui aussi apporte aux hommes des influences inévitables. Il y a des heures néfastes. Telle est pour moi celle de l’aube humide, tant célébrée, qui m’amène que l’affliction et l’ennui, parce qu’elle éveille tous les cris de la foule pour toute la démesurée longueur du jour, dont le terme me semble inespéré. Dans ce moment, si vous voyez revenir la vie dans mes regards, elle y revient par des larmes. Mais c’est la vie enfin, et c’est le calme adoré des heures noires qui me la rend.

Ah ! je sens en mon âme une ineffable pitié pour ces glorieux pauvres dont vous avez vu l’agonie, et rien ne m’arrête dans ma tendresse pour ces morts bien-aimés.

J’en vois, hélas ! d’aussi malheureux qui prennent de diverses sortes leur destinée amère. Il y en a chez qui le chagrin devient bouffonnerie et grosse gaieté ; ce sont les plus tristes à mes yeux. Il y en a d’autres à qui le désespoir tourne sur le cœur. Il les rend méchants. Eh ! sont-ils bien coupables de l’être ?

En vérité, je vous le dis : l’homme a rarement tort, et l’ordre social toujours. — Quiconque y est traité comme Gilbert et Chatterton, qu’il frappe, qu’il frappe partout ! — Je sens pour lui (s’attaquerait-il à moi-même) l’attendrissement d’une mère pour son fils atteint injustement dans son berceau d’une maladie douloureuse et incurable.

Frappe-moi, mon fils, dit-elle, mords-moi, pauvre innocent ! tu n’as rien fait de mal pour mériter de tant souffrir ! — Mords mon sein, cela te soulagera ! — Mords, enfant, cela fait du bien ! »

Le Docteur sourit dans un calme profond ; mais ses yeux devenaient plus sombres et plus sévères de moment en moment, et, avec on inflexibilité de marbre, il répondit :

« Que m’importe, s’il vous plaît, de voir à découvert que votre cœur a d’inépuisables sources de miséricorde et d’indulgence, et que votre esprit, venant à son aide, jette incessamment sur toute sorte de criminels autant d’intérêt que Godwin en répandit sur l’assassin Falkland ? — Que m’importe cet instinct de tendresse angélique auquel vous vous livrez tout d’abord, à tout sujet ? Suis-je une femme en qui l’émotion puisse dérouter la pensée ? — Remettez-vous, monsieur, les larmes troublent la vue. »

Stello revint s’asseoir brusquement, baissa les yeux, puis les releva pour regarder son homme de travers.

« Suivez à présent, reprit le Docteur, le cours de l’idée qui nous a conduits jusqu’où nous sommes arrivés. Suivez-la, s’il vous plaît, comme on suit un fleuve à travers ses sinuosités. Vous verrez que nous n’avons fait encore qu’un chemin très court. Nous avons trouvé sur les bords une monarchie et un gouvernement représentatif, chacun avec leur Poète historiquement maltraité et dédaigneusement livré à misère et à mort, et il ne m’a point échappé que vous espériez, en vous voyant transporté à la seconde forme du Pouvoir, y trouver les Grands du moment plus intelligents et comprenant mieux les Grands de l’avenir. Votre espoir a été déçu, mais pas assez complètement pour vous empêcher, en ce moment même, de concevoir une vague espérance qu’une forme de Pouvoir plus populaire encore serait tout naturellement, par ses exemples, le correctif des deux autres. Je vois rouler dans vos yeux toute l’histoire des Républiques, avec ses magnanimités de collège. Epargnez-m’en les citations, je vous en supplie, car à mes yeux l’Antiquité tout entière est hors la loi philosophique à cause de l’Esclavage qu’elle aimait tant ; et puisque je me suis fait conteur aujourd’hui, contre ma coutume, laissez-moi dire paisiblement une troisième et dernière aventure que j’ai toujours eue sur le cœur depuis le jour où j’en fus témoin. Ne soupirez pas si profondément, comme si votre poitrine voulait repousser l’air même que frappe ma voix. — Vous savez bien que cette voix est inévitable pour vous. N’êtes-vous pas fait à ses paroles ? — Si Dieu nous a mis la tête plus haut que le cœur, c’est pour qu’elle le domine. »

Stello courba son front avec la résignation d’un condamné qui entend la lecture de son arrêt.

« Et tout cela, s’écria-t-il, pour avoir eu, un jour de diables bleus, la mauvaise pensée de me mêler de politique ? comme si cette idée, jetée au vent avec les mille paroles d’angoisse qu’arrache la maladie, valait la peine d’être combattue avec un tel acharnement ! comme si ce n’était pas un regard fugitif, un coup d’œil de détresse comme celui que jette le matelot submergé sur tous les points du rivage, ou celui…

— Poésie ! poésie ! ce n’est point cela, interrompit le Docteur en frappant sa canne avec une force et une pesanteur de marteau. Vous essayez de vous tromper vous-même. Cette idée, vous ne la laissiez pas sortir au hasard ; cette idée vous préoccupait depuis longtemps ; cette idée, vous l’aimez, vous la contemplez, vous la caressez avec un attachement secret. Elle est, à votre insu, établie profondément en vous, sans que vous en sentiez les racines plus qu’on ne sent celles d’une dent. L’orgueil et l’ambition de l’universalité d’esprit l’ont fait germer et grandir en vous comme dans bien d’autres que je n’ai pas guéris. Seulement vous n’osiez pas vous avouer sa présence, et vous vouliez l’éprouver sur moi, en la montrant comme par hasard, négligemment et sans prétention.

O funeste penchant que nous avons tous à sortir de notre voie et des conditions de notre être ! — D’où vient cela, sinon de l’envie qu’a tout enfant de s’essayer au jeu des autres, ne doutant pas de ses forces et se croyant tout possible ? — D’où vient cela, sinon de la peine qu’ont les âmes les plus libres à se détacher complètement de ce qu’aime le profane vulgaire ? — D’où vient cela, sinon d’un moment de faiblesse, où l’esprit est las de se contempler, de se replier sur lui-même, de vivre de sa propre essence et de s’en nourrir pleinement et glorieusement dans sa solitude ? Il cède à l’attraction des choses extérieures ; il se quitte lui-même, cesse de sentir, et s’abandonne au souffle grossier des événements communs.

« Il faut, vous dis-je, que j’achève de vous relever de cet abattement, mais par degrés et en vous contraignant à suivre, malgré ses fatigues, le chemin fangeux de la vie réelle et publique, dans lequel, ce soir, nous avons été forcés de poser le pied. »

Ce fut, cette fois, avec une sombre résolution d’entendre, toute semblable aux forces que rassemble un homme qui va se poignarder, que Stello s’écria :

« Parlez, monsieur. »

Et le Docteur Noir parla ainsi qu’il suit, dans le silence d’une nuit froide et sinistre :