Sur Bossuet
SUR BOSSUET[1]
Dans l’ordre des écrivains, je ne vois personne au-dessus de Bossuet ; nul plus sûr de ses mots, plus fort de ses verbes, plus énergique et plus délié dans tous les actes du discours, plus hardi et plus heureux dans la syntaxe, et, en somme, plus maître du langage, c’est-à-dire de soi-même. Cette pleine et singulière possession qui s’étend de la familiarité à la suprême magnificence, et depuis la parfaite netteté articulée jusqu’aux effets les plus puissants et retentissants de l’art, implique une conscience ou une présence extraordinaire de l’esprit en regard de tous les moyens et de toutes les fonctions de la parole.
Bossuet dit ce qu’il veut. Il est essentiellement volontaire, comme le sont tous ceux que l’on nomme classiques. Il procède par constructions, tandis que nous procédons par accidents ; il spécule sur l’attente qu’il crée tandis que les modernes spéculent sur la surprise. Il part puissamment du silence, anime peu à peu, enfle, élève, organise sa phrase, qui parfois s’édifie en voûte, se soutient de propositions latérales distribuées à merveille autour de l’instant, se déclare et repousse ses incidentes qu’elle surmonte pour toucher enfin à sa clé, et redescendre, après des prodiges de subordination et d’équilibre, jusqu’au terme certain et à la résolution complète de ses forces.
Quant aux pensées qui se trouvent dans Bossuet, il faut bien convenir qu’elles paraissent aujourd’hui peu capables d’exciter vivement nos esprits. C’est nous-mêmes, au contraire, qui leur devons prêter un peu de vie par un effort sensible et moyennant quelque érudition. Trois siècles de changements très profonds et de révolutions dans tous les genres, un nombre énorme d’événements et d’idées intervenus rendent nécessairement naïve, ou étrange, et quelquefois inconcevable à la postérité que nous sommes, la substance des ouvrages d’un temps si différent du nôtre. Mais autre chose se conserve. La plupart des lecteurs attribuent à ce qu’ils appellent le fond une importance supérieure, et même infiniment supérieure, à celle de ce qu’ils nomment la forme. Quelques-uns, toutefois, sont d’un sentiment tout contraire à celui-ci qu’ils regardent comme une pure superstition. Ils estiment audacieusement que la structure de l’expression a une sorte de réalité, tandis que le sens ou l’idée n’est qu’une ombre. La valeur de l’idée est indéterminée ; elle varie avec les personnes et les époques. Ce que l’un juge profond est pour l’autre d’une évidence insipide ou d’une absurdité insupportable. Enfin, il suffit de regarder autour de soi pour observer que ce qui peut intéresser encore les modernes aux lettres anciennes n’est pas de l’ordre des connaissances, mais de l’ordre des exemples et des modèles.
Pour ces amants de la forme, une forme, quoique toujours provoquée ou exigée par quelque pensée, a plus de prix, et même de sens, que toute pensée. Ils considèrent dans les formes la vigueur et l’élégance des actes ; et ils ne trouvent dans les pensées que l’instabilité des événements.
Bossuet leur est un trésor de figures, de combinaisons et d’opérations coordonnées. Ils peuvent admirer passionnément ces compositions du plus grand style, comme ils admirent l’architecture de temples dont le sanctuaire est désert et dont les sentiments et les causes qui les firent édifier se sont dès longtemps affaiblis. L’arche demeure.
- ↑ Publié pour la première fois dans un numéro spécial du Bien Public, Dijon, 1926.