Sur la Madeleine, du Guide

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CONFÉRENCE DE M. DE CHAMPAIGNE LE NEVEU
SUR LA MADELEINE DU GUIDE

11 avril 1677[1]

Sainte Madeleine (musée du Louvre, en dépôt au château de Versailles)[w 1]

Il y a tant de sujets à traiter dans la peinture qu’outre les considérations générales, il y en a de particulières qui mériteraient chacune des réflexions académiques, et qui seraient assurément très utiles si elles étaient bien examinées, soit qu’on les regarde par rapport au tout ensemble dont elles font partie, soit qu’on les considère comme séparées et faisant un tout en elles-mêmes.

Ces reflexions sont à mon avis très utiles à soi-même, et très propres à insinuer aux étudiants l’esprit et l’intention qui les doit occuper en travaillant, afin qu’ils ne se contentent pas d’acquérir seulement une pratique de routine, sans l’accompagner continuellement des réflexions nécessaires pour se former une bonne théorie.

J’ai choisi, Messieurs, pour mon sujet, parmi les tableaux du cabinet du roi, cette demi-figure de la main du Guide ; c’est une Madeleine dans sa pénitence, occupée de l’amour de Dieu et des désirs du Ciel ; son action, l’état où elle est représentée, ses cheveux épars négligemment sur ses épaules et la simplicité de sa draperie font juger facilement du mépris qu’elle fait des choses du monde.

La Nature y est d’un beau choix, d’un grand goût de dessin et d’une grande correction. Elle lève les yeux et la tête en haut, la bouche entr’ouverte, le corps un peu penché du côté droit, et les mains croisées sur le sein, lesquelles sont accompagnées de quelques tresses de cheveux qui flottent agréablement sur cette partie que la bienséance empêche en quelque façon de montrer trop à découvert, et cela est fait de manière que ce soit plutôt un effet du hasard que de la prévoyance du peintre. L’expression en est touchante au dernier point ; elle n’est ni trop exagérée, ni trop languissante ; il serait difficile de la considérer quelque temps avec attention sans être touché soi-même de l’amour tout divin dont elle paraît pénétrée.

Il semble que le Guide ait eu dans la pensée de faire ici de cette pécheresse un objet d’amour plutôt que de pénitence, ou du moins d’exposer aux yeux le sens de ces paroles de l’Évangile, que « le grand nombre de ses péchés ne lui a été remis que parce qu’elle a beaucoup aimé ». Et si vous y prenez garde, vous trouverez que tout ce qui est dans ce tableau concourt à cette expression tendre et amoureuse ; vous le trouverez non seulement dans les traits du visage et dans l’âge le plus propre à cette passion, mais encore dans le penchement du corps, et dans une certaine disposition des mains, dont les doigts écartés marquent parfaitement le transport dont l’âme est agitée. Cette action est ordinaire et commune à la plupart de ceux dont l’occupation intérieure est violente.

Tout est grand dans ce petit ouvrage, tout y est noble, tout y est gracieux, et il est sans doute que le Guide n’ayant que cette demi-figure à traiter, il y a voulu rassembler les mêmes beautés et la même perfection qu’il aurait faits dans un sujet de plusieurs figures.

Ce tableau me fait naître une occasion favorable pour entretenir aujourd’hui la Compagnie d’avancer cette proposition :

Que l’on doit garder la même économie dans un sujet de plusieurs figures que dans une seule tête.

Pour établir cette vérité, il est nécessaire de supposer deux choses : que le tableau qui sort de la main du peintre doit être un tout et que ce tout est l’objet de la vue ; il doit lui être proportionné et l’attirer aisément et sans lui faire aucune peine. L’œil a cela de commun avec tous les autres sens qu’il ne peut naturellement se partager à plusieurs objets sans peine et sans diminuer son action, et nous sommes bien moins capables de juger de ces mêmes objets quand ils sont multipliés que lorsqu’il n’y en a qu’un ; et de même que deux ou trois personnes qui nous parlent en même temps partagent notre attention, et font souffrir en quelque façon nos oreilles, ainsi nos yeux se portent avec inquiétude sur plusieurs figures ensemble, quand ces parties ne font point partie d’un tout et n’ont aucune relation l’une à l’autre.

Il est donc nécessaire d’admettre l’unité d’objet dans les tableaux, quelque grande que soit la quantité de figures qu’on y introduit. Quand elles sont bien placées et bien entendues, elles doivent faire le même plaisir aux yeux qu’un concert de quantité de voix fait aux oreilles.

Pour faire une unité parfaite, il faut que les parties qui la composent soient imparfaites en elles-mêmes et lorsqu’on les regarde séparément, en sorte que si elles étaient tirées de leur tout, aucune d’elles ne pourrait faire rien d’achevé et d’accompli. Une seule tête nous fait voir parfaitement cette unité, soit qu’on la regarde dans son sujet et son expression, soit qu’on la considère dans son relief ; et comme elle est la partie la plus familière et la plus commune dans la peinture, l’on ne peut choisir de comparaison plus sensible pour introduire facilement dans l’esprit de la jeunesse les grandes vérités dont on doit sans cesse être occupé dans le général.

Tout ce qui entre dans la composition d’un sujet doit contribuer à l’exprimer, ainsi que les parties d’une tête concordent toutes ensemble à marquer plus vivement la passion que le peintre veut représenter. Et comme la rondeur est la forme la plus proportionnée et la plus agréable à la vue (car il n’y a que les angles qui l’arrêtent et la divisent), et que cette rondeur qui se trouve dans une tête vient de la situation des parties qui donnent des jours et des ombres avantageuses, ainsi les figures qui entrent dans un tableau doivent être disposées comme une tête, en rond, autant que les sujets le peuvent permettre. Et quoiqu’il y en ait qui par leur plan soient à peu près dans cette disposition, cependant, faute de s’imprimer dans l’esprit ces vérités, les groupes et les figures ne réussissent pas comme ils feraient, si l’on s’y appliquait avec toute l’attention que la chose mérite, et c’est pour cela que ceux qui ne savent pas se servir de cet avantage ôtent tout le beau jeu qu’ils devraient attendre de leur travail. Comme les moyens que nous avons pour imiter la vivacité et le relief de la nature sur des superficies plates sont très faibles, si l’on ne s’applique avec bien de l’attention à considérer et à approfondir l’artifice que l’on doit y apporter en le joignant à la nature qui nous le montre souvent d’elle-même pour se dégager de la confusion, nous demeurons dans une stérilité fâcheuse.

Cette tête admirable du Guide est un sujet très propre à faire l’application de ce que je viens de dire, étant d’une beauté singulière ; elle a un air si beau et si noble qu’il est difficile de porter l’expression du sujet qu’elle représente à un plus haut degré ; et les mains sont si belles et accompagnent si bien la tête qu’on ne peut rien souhaiter davantage.

En considérant la tête en elle-même, l’on y voit l’observation générale d’une ordonnance de figure tout entière, dont les yeux, le nez, la bouche et le tour du visage font les parties, et l’économie que le Guide y a observée est si juste qu’elle peut servir en quelque sorte au sujet que je me suis proposé. La distribution du jour et de l’ombre y est d’une manière fort agréable et très bien entendue. Il n’y a de l’ombre qu’autant qu’il en faut pour former les parties et relever les jours, lesquels sont aménagés de façon à bien représenter la rondeur de la tête, les plus grands jours étant distribués sur les parties qui sont le plus exposées à la lumière, étant soutenus par des ombres qui leur donnent toute la vigueur nécessaire et suffisante, — le Guide n’ayant pas jugé à propos d’en mettre davantage pour ne point ôter l’agrément que son sujet demande, de sorte que le jour et l’ombre de cette tête feignent extrêmement bien la rondeur de sa forme ; le nez, comme la partie qui doit paraître la plus élevée, contribue à la saillie des parties qui la composent ; les yeux, quoique très vifs, sont si largement traités qu’ils ne nuisent pas aux parties les plus avancées et suivent le tournant de la tête ; et enfin la bouche sert, en tenant la place où elle doit être avec tout l’agrément qu’on peut souhaiter, à rendre par sa force les parties supérieures de la tête plus douces et plus fuyantes.

Les tournants de la tête du côté du jour sont éteints avec toute la discrétion possible, de même que le côté de l’ombre s’affaiblit et s’éteint en se perdant dans le tableau, les plus fortes étant les plus proches des grands jours (sic).

Les mains sont traitées avec économie et nous tiennent lieu ici d’un groupe de figures tout entier, l’auteur ayant voulu distribuer son plus grand jour sur la main droite comme celle qui avance le plus, et la gauche, quoique détachée de la poitrine, sert d’un fond doux (nonobstant son relief) à celle qui avance le plus, et contribue à éteindre doucement la lumière de ce petit groupe.

Il me semble, Messieurs, que l’économie qui fait la beauté de cette tête que vous admirez doit être gardée à la composition d’un grand ouvrage, puisque l’un et l’autre ne doivent être faits que pour la satisfaction des yeux. Mais cette matière, qui est d’une extrême conséquence, demanderait d’être traitée beaucoup plus au long, et c’est à vos lumières que j’ai réservé ce détail, m’étant contenté de vous en faire le plan.

  1. Le manuscrit porte en titre : « Ouverture de la Conférence du 11 avril 1677 par Jean-Baptiste de Champaigne. » – On lit en outre : « Lu le 3 mai 1710. » Enfin l’annotateur du xviie siècle a écrit sur la couverture l’appréciation suivante : « Ce mémoire est très bon : je le laisserais, ce me semble, tel qu’il est, à quelques mots près que je changerais quand il aura été mis au net. » — Les procès-verbaux nous apprennent qu’au xviie siècle ce discours fut relu le 8 novembre 1698.
  1. Note Wikisource : cette reproduction ne figure pas dans l’édition ici transcrite. Voir également la notice du musée du Louvre.