Sur le Parallèle de la condition des facultés de l’homme avec la condition et les facultés des animaux

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SUR LE PARALLÈLE
DE LA CONDITION ET DES FACULTÉS DE L’HOMME
AVEC
LA CONDITION ET LES FACULTÉS DES AUTRES ANIMAUX


(Ouvrage traduit de l’anglais, par M. Robinet.)




Mais, monsieur Robinet, vous qui savez penser et qui nous avez montré par votre traité De la nature[1] que vous êtes en état de faire vous-même une bonne chose, pourquoi avez-vous perdu votre temps à nous en traduire une aussi pauvre[2] ?

Il n’y a ni vues nouvelles, ni sentiment, ni chaleur, ni style dans une matière qui en comportait tant. Si j’ai jamais été tenté de refaire un ouvrage, c’est celui-là. À mesure que j’en continuais la lecture, il se présentait à moi une foule d’idées, tantôt conformes, tantôt contraires aux idées de l’auteur. Si c’est une grande avance pour celui qui veut écrire que d’avoir sous ses yeux un livre médiocre, celui-ci aura parfaitement bien ce mérite. On renfermerait en cinq ou six pages tout ce qu’on voudrait en avoir fait. Le reste est une rabâcherie sur la nature de l’homme et l’énorme distance qui le sépare des animaux. Si l’auteur y avait bien regardé, il aurait vu que cet orgueilleux bipède était à peu près dans le règne animal, ce que le Titien est entre les peintres ; inférieur à chacun et même à plusieurs, si l’on considère ses facultés séparées ; supérieur à tous, si on les considère réunies. La raison, armée d’une pierre et d’un bâton, est seule plus forte que tous les instincts animaux.

Ce qu’il ajoute sur notre première éducation et sur l’avantage pour les mères d’allaiter elles-mêmes leurs enfants, est écrit partout ; mais il est à propos de le répéter jusqu’à ce qu’on ait opéré une conversion générale. Il y a un grand mot à dire et une triste vérité sur le génie ; c’est que l’homme à qui la nature l’a départi, et la femme qu’elle a douée de la beauté, sont deux êtres condamnés au malheur ; la femme par la séduction, le génie par l’ignorance et l’envie.

Quand on s’avise d’accuser la nation française de légèreté, il ne faut pas la louer de sa sociabilité, parce que le défaut qu’on blâme est l’effet de la qualité qu’on loue. Il faut que tout s’use en un moment chez un peuple où le même homme promène dans un jour une chose nouvelle dans cent endroits divers. Brisez les portes des sérails : mêlez à Constantinople les hommes avec les femmes ; tâchez de communiquer à ces engourdis et stupides Musulmans le même mouvement rapide qui emporte nos Français ; devenus aussi sociables, bientôt ils seront aussi légers. Un seul de nos turbulents compatriotes foisonne plus que mille Musulmans.

Oh ! combien de choses vraies, touchantes et douces, il y avait à dire sur le penchant de l’homme vers la femme ; la femme, l’être de la nature le plus semblable à l’homme, la seule digne compagne de sa vie, la source de ses pensées les plus délicieuses et de sa sensation la plus exquise et la plus vive, la mère de ses enfants ; celle qui sait quand il lui plaît élever ou calmer les vagues de son cœur ; l’unique individu sous le ciel qui sente ses caresses, et dont l’âme réponde pleinement à la sienne ; celle qui vient dans ses embrassements réunir la grâce et la force que la nature a séparées ! Celui qui n’aime pas la femme est une espèce de monstre ; celui qui ne la cherche que quand il en est averti par le besoin, sort de son espèce et se range à côté de la brute.

Si l’on parle du goût, il faut distinguer le goût de la nation, qui est toujours le produit des siècles, et le goût d’un particulier, qui est toujours le résultat d’une suite d’observations fines qu’on a quelquefois oubliées. La mémoire des observations passe, mais leur impression reste et dirige le jugement qu’on appelle tact. Rien n’est plus rare que le tact exquis en musique. Plus l’expression d’un art est vague, plus il est difficile de la saisir. La parole grave en moi l’image ou l’idée, le pinceau la tient sous mes yeux, le son l’indique et s’éteint.

Parmi les qualités propres à l’homme, l’auteur compte la religion, qu’il regarde comme une de ses prérogatives les plus précieuses. Malgré tout ce qu’il en dit et que nous n’ignorons pas, toute religion suppose un Dieu qui s’irrite et qui s’apaise ; car s’il ne s’irrite point, ou s’il ne s’apaise pas quand il est irrité, plus de culte, plus d’autels, plus de sacrifices, plus de prêtres. Je n’y verrai donc que le germe fécond des impostures et des haines les plus dangereuses, la corruption de la morale universelle, les transes de la vie et le désespoir de la mort ; car ce Dieu irascible et placable, qui est-ce qui ne l’a point irrité ? qui est-ce qui est sûr de l’avoir apaisé ?




  1. Voir ce que dit à ce sujet Diderot, t. II, p. 298, Réfutation de l’Homme.
  2. Ce préambule est tiré des mss. de l’Ermitage.