Sur les Aveugles de Jéricho, par Nicolas Poussin

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SÉBASTIEN BOURDON
PEINTRE
(1616-1671)

SUR
LES AVEUGLES DE JÉRICHO
Par Nicolas POUSSIN


SOMMAIRE : Description du tableau. — Éloge de Poussin. — L’abeille. — De la lumière matinale. — L’éclat des figures. — Jésus-Christ. — Les apôtres Pierre, Jacques et Jean. — Les aveugles. — Science de la composition familière à Poussin. — Des proportions. — L’artiste s’est inspiré du Gladiateur mourant, de l’Apollon, de la Vénus de Médicis. — Maxime de Raphaël sur les draperies mise à profit par Poussin. — Expression du visage du Christ. — Attitudes des personnages secondaires. — Du coloris. — Objections. — Lacunes dans la conception de la scène représentée. — La défense de Poussin présentée par un académicien. — Débat entre Bourdon et un de ses confrères. — L’architecture dans le tableau de Poussin. — Les ombres portées.


Les Aveugles de Jéricho[w 1]


Le tableau qui fut porté à l’Académie pour être examiné par M. Bourdon est encore de la main de M. Poussin, et d’une grandeur pareille à celui de la manne, dont l’on fit des remarques dans la dernière assemblée ; mais il est aussi différent de celui-ci dans son ordonnance que dans le sujet qu’il traite. Celui de la manne représente un lieu aride et désert, une lumière sombre et mélancolique, des personnes tristes et languissantes, et enfin c’est la vraie image d’une terre inculte, où les enfants d’Israël sont dans une extrême misère. Tout au contraire, dans celui dont je veux parler, le jour y est clair et serein, l’on y découvre un pays divertissant et des objets agréables, et l’on n’y voit guère de figures qui ne paroissent avec la joie sur le visage.

Le soleil n’étant pas encore fort élevé sur l’horizon, les rochers et les bâtiments jettent de grandes ombres et les arbres et le pied des montagnes paroissent encore chargés de cette fraîche vapeur qui s’élève les matins comme une légère fumée.

D’un côté de ce tableau il y a une montagne dont la cime est escarpée, mais cependant très agréable à cause des superbes édifices et des arbres verdoyants dont elle est embellie.

Sur le penchant de cette montagne, et sur les diverses éminences qui s’abaissent à mesure qu’elles s’approchent, l’on voit quantité de maisons et de palais, dont la structure n’est pas moins riche que leur situation est avantageuse, étant accompagnés de terrasses et de jardins qui rendent leur aspect encore plus agréable. Ces bâtiments sont environnés d’un courant d’eau qui baigne le pied de quelques arbres et semble venir du côté des montagnes.

L’on voit sur le devant du tableau plusieurs figures dont la principale représente Jésus-Christ qui a devant lui deux aveugles à genoux. Le plus proche est vêtu de bleu, et l’autre d’une couleur de laque fort claire. Ce dernier aveugle est conduit par un homme vêtu de jaune, et entre la figure du Christ et le premier aveugle il y a un vieillard vêtu d’une robe tirant sur le vert et d’un manteau gris brun, lequel se baisse et regarde de fort près les yeux de l’aveugle sur lesquels Jésus-Christ a la main.

À côté de ce vieillard on voit un homme qui ressemble assez à un Pharisien : sa barbe est fort longue, son habit est d’une belle laque, et sa coiffure est faite en forme de turban. Il y a auprès de lui un autre homme vêtu d’une robe bleue et d’un manteau jaune qui regarde par-dessus le vieillard qui est courbé. La robe du Christ est d’un blanc jaunâtre et son manteau est de pourpre. Il est accompagné de trois de ses disciples. Celui qui en est le plus proche et qui tourne le dos est couvert d’un grand manteau jaune ; l’on voit seulement au droit d’une épaule la couleur de sa robe qui est d’un gris de lin fort éteint. Des deux autres l’un est vêtu de rouge, et le dernier est habillé de bleu.

Assez loin d’eux et tirant vers la campagne, il y a un homme assis qui a la mine d’un pauvre mendiant ; et de l’autre côté où paroît comme l’entrée d’une ville, on voit une femme vêtue de vert, tenant un enfant entre ses bras, laquelle se détourne pour regarder ce qui se passe.

M. Bourdon voyant la compagnie dans l’attente des remarques qu’il devoit faire sur cet ouvrage, commença son discours par un éloge qu’il fit du mérite de M. Poussin et de ses tableaux ; et, après avoir montré combien il lui étoit difficile d’expliquer assez dignement six parties principales qu’il a remarquées dans celui-ci, qui sont la lumière, la composition, la proportion, l’expression, les couleurs et l’harmonie du tout ensemble, il dit qu’il tâcheroit d’imiter les abeilles qui, trouvant un parterre émaillé d’une infinité de fleurs, en choisissent quelques-unes sur lesquelles elles prennent plaisir d’amasser le miel. Qu’ainsi il ne s’arrêteroit que sur quelques endroits des plus considérables de cet ouvrage, dont il croit tirer plus de fruit ; car, quoiqu’il n’y ait rien qui ne mérite d’être examiné, il ne peut pas entrer dans un détail si exact à cause du peu de temps qu’il a à parler.

Que, comme c’est la lumière qui découvre tous les objets et qui nous donne moyen de les considérer, c’est par elle aussi qu’il juge à propos de commencer à faire ces remarques, ne trouvant rien dans ce tableau qui d’abord surprenne davantage les yeux que ces beaux effets de jour que le peintre a si doctement représentés.

Qu’il a voulu figurer un matin, parce qu’il y a quelque apparence que Dieu choisit cette heure comme la plus belle et celle où les objets semblent plus gracieux, afin que ces nouveaux illuminés reçussent davantage de plaisir, en ouvrant les yeux, et que ce miracle fût plus manifeste et plus évident.

Il fit donc premièrement remarquer combien la qualité du jour, que le peintre a si bien représentée, donne d’éclat à tout son ouvrage ; car, comme le soleil doit être encore fort bas, puisque ses rayons ne frappent quasi qu’en ligne parallèle les montagnes et les autres corps qui lui sont exposés, on voit que le milieu du tableau est couvert d’une grande ombre à cause des bâtiments qui sont élevés sur diverses hauteurs, de sorte que tout ce qui sert de fond aux figures étant privé de la lumière, elles paroissent avec beaucoup plus de relief, de force et de beauté. Et comme sur les lieux qui paroissent les plus éminents, le jour y frappe en diverses manières et qu’il éclaire certaines parties de la montagne, des arbres et de plusieurs palais, les yeux sont d’autant plus agréablement touchés que ces échappées de lumière font un contraste merveilleux avec les ombres et les demi-teintes qui se rencontrent dans tous ces différents objets ; car, parmi cette diversité de maisons et sur la montagne même il y a des arbres qui n’étant éclairés des rayons du soleil que par la cime et sur les extrémités, conservent encore un air épais qui donne à ces lieux-là une grande fraîcheur et y répand une couleur douce qui unit tendrement toutes les autres ensemble.

Mais ce qu’il fit observer est, qu’encore que les bâtiments les plus éclairés soient directement au-dessus de la tête du Christ, toutefois ils ne diminuent rien de sa force et de sa lumière, parce que ces édifices sont fort éloignés et que leur jour se trouve affoibli et éteint par l’interposition de l’air, ce qui produit même dans tout cet ouvrage un effet d’autant plus admirable qu’on voit qu’une clarté est relevée par une autre, étant bien plus difficile de faire paroître les jours par d’autres jours que par des ombres.

Ces grandes ombres qui couvrent les bâtiments les plus proches ne servent pas simplement à relever le jour qui frappe le haut des montagnes et à faire un fond aux figures, mais elles empêchent qu’on ne voie une trop grande diversité de couleurs et de lumières dans toutes ces maisons, qui paroîtroient trop distinctement si elles étoient éclairées, ce qui n’arrive pas, étant ombrées de la sorte ; car, quoique toutes les parties conservent leurs véritables teintes, néanmoins l’ombre qui passe par-dessus est comme un voile qui en éteint la vivacité et qui empêche qu’elles n’aient assez de force pour venir remplir la vue et la détourner des objets les plus considérables, sur lesquels seuls le peintre veut qu’elle s’arrête. Mais en récompense, dans tous les endroits où il a remarqué que la couleur naturelle de chaque corps ne pouvoit nuire à la beauté de ses figures, il n’a pas manqué d’y répandre de la lumière ; et pour la faire paroître avec plus d’éclat, on voit qu’il en a été avare, et qu’il n’en a mis que peu à la fois, et en certains lieux où elle brille davantage, étant opposés à des corps qui en sont privés.

Quant à celle dont ses figures sont éclairées, c’est où il a fait voir combien il étoit ingénieux dans la distribution des jours et des ombres, et comment il savoit parfaitement augmenter par leur moyen la force, la beauté et la grâce de tous les corps qu’il représentoit. Il suppose que Jésus-Christ et ceux qui l’accompagnent sont dans une place découverte de tous côtés, où il ne se trouve aucun obstacle qui les prive des rayons du soleil, de sorte qu’ils en sont fortement éclairés. Mais cette force de lumière est si judicieusement distribuée, qu’encore qu’elle se répande également sur tous, ce savant peintre néanmoins a si bien su l’affoiblir à mesure que chaque corps s’éloigne, qu’il n’y en a point où elle ne diminue autant qu’il est nécessaire pour bien faire connoître quel est son éloignement.

Il fit encore voir comment pour donner plus de rondeur à ces mêmes corps et tromper la vue avec plus d’adresse, M. Poussin a ménagé la force des ombres et de quelle sorte il s’est servi des demi-teintes et des reflets de lumière, sans qu’il paroisse trop d’affectation dans sa conduite car ces figures sont dans une posture si libre, que toute la disposition en est aisée et les lumières très naturelles. Et, quoique le soleil frappe avec beaucoup de force les parties qu’il éclaire, l’on ne voit pas pourtant qu’il y ait des reflets de lumière qui fassent de mauvais effets, parce que toutes les figures sont placées de telle sorte que les couleurs ne peuvent se réfléchir les unes contre les autres.

Le premier aveugle qui apparemment pourroit recevoir un réfléchissement de lumière très considérable, à cause de la robe du Christ qui est fort éclairée, n’en est pourtant pas trop illuminé ; car le peintre a eu la discrétion de le mettre dans une certaine disposition qui ne peut recevoir une seconde clarté trop sensible, et l’on voit que les reflets qui se rencontrent dans toutes les figures viennent seulement de la lumière universelle dont tous les objets qui les environnent sont illuminés, laquelle leur donne des teintes bien plus douces et plus naturelles que quand elles sont causées par des couleurs fortes et vives qui en sont proches. Cependant on ne laisse pas d’apercevoir quelques parties éclairées de reflets assez forts, mais ce sont des parties qui semblent demander ce secours particulier, parce qu’elles en tirent beaucoup de grâce et de beauté, comme l’on peut remarquer dans la main avec laquelle Jésus-Christ soutient son manteau.

M. Bourdon fit encore observer que les lumières et les ombres ne sont pas répandues par petits morceaux, mais largement, comme l’on voit sur le manteau jaune d’un des apôtres. Ce n’est pas que dans les jours et les ombres de tous les vêtements il n’y ait autant de plis qu’il est nécessaire, mais ces plis sont formés dans les ombres et dans les jours avec les mêmes couleurs, c’est-à-dire qu’ils ne sont que rompus par des demi-teintes et des affoiblissements d’éclats, de lumières et de force d’ombres.

Après cela, M. Bourdon vint à parler de la composition de tout le tableau. Il dit que c’est de M. Poussin que ceux qui entreprennent de traiter un sujet peuvent apprendre de quelle sorte il faut étudier d’abord la nature du lieu et les autres circonstances nécessaires à l’histoire qu’on veut représenter. Qu’on voit ici qu’il a été soigneux de s’instruire du pays et de la situation de Jéricho, à cause que ce fut au sortir de cette ville que Jésus-Christ donna la vue aux deux aveugles dont il figure le miracle. Qu’il s’est heureusement servi de ce que Josèphe en écrit, qui parle de cette contrée comme du plus beau et du meilleur pays du monde, et qui attribue la fécondité de son terroir à la vertu d’une fontaine qui est proche de la ville, dont les eaux humectant les terres d’alentour, les rendent grasses, fertiles et chargées de toutes sortes de bons arbres. Que c’est pour cela qu’on voit ces palais et ces maisons de plaisance au bord de ce large ruisseau, parce que c’est ordinairement dans de pareils endroits que les grands seigneurs prennent plaisir à bâtir ; et qu’ainsi en représentant la beauté de ce pays, il a trouvé moyen de satisfaire davantage la vue par les objets divertissants dont il a rempli son tableau, sans rien faire néanmoins dont le trop grand éclat éblouisse les yeux et les détourne de dessus les figures qui en sont le principal objet.

Il ajouta que dans ces figures, outre leur belle disposition, l’on y doit encore remarquer le trait et la proportion, qui sont eux parties dépendantes du dessin, mais que l’on peut considérer conjointement. Qu’étant vêtues, il est malaisé de faire observer toutes leurs largeurs pour bien voir rapport qu’elles ont avec les hauteurs. Qu’il se contenteroit donc de dire que la hauteur du Christ est de huit mesures de tête, qui est la proportion que les anciens sculpteurs grecs et romains ont gardée dans toutes leurs statues comme la plus parfaite. Qu’il la croyoit voir aussi dans les apôtres, quoique leurs habits larges et amples les fassent paroître un peu plus courts, ce qui est même assez convenable à leur naissance et à leur condition rustique.

Qu’une des plus belles figures de ce tableau est à son avis celle du dernier aveugle. Que sa proportion semble avoir été prise sur cette belle statue antique du Gladiateur blessé que l’on voit à Rome dans le palais Farnèse. Car, bien qu’il y ait quelque chose dans les membres de cette statue qui n’approche pas de la beauté ni de la délicatesse de quelques autres qui sont encore plus recommandables, toutes les parties néanmoins en sont si justes et si bien marquées, que parmi les savants elles ont toujours été en très grande estime.

Que dans l’autre aveugle, il y voit quelque chose des mesures de l’Apollon antique, mais véritablement un peu moins de grâce et de noblesse, parce que le peintre en a augmenté les largeurs et les grosseurs pour mieux marquer la bassesse de celui qu’il a voulu peindre.

Qu’il apercevoit aussi quelque ressemblance de la Vénus de Médicis dans cette femme qui se retourne. Mais que n’ayant pas assez de temps pour examiner plus particulièrement toutes les proportions de ces figures, il prioit seulement qu’on remarquât bien les vêtements qui les cachent, puisqu’ils sont si beaux et si bien mis qu’on peut en faire une étude très utile. Que l’apôtre qui est sur le devant, et qui a un manteau jaune, est fait dans la même intention et sur les maximes de Raphaël, qui vêtoit d’ordinaire ses premières figures d’habits amples et grands, laissant les petits morceaux et les draperies les plus légères pour celles qui sont éloignées ; observations très importantes aux jeunes étudiants.

Quant à l’expression, bien qu’elle soit admirable dans toutes les figures, M. Bourdon dit qu’il ne s’arrêteroit qu’à celle du Christ, parce qu’elle étoit si merveilleuse qu’il n’en pouvoit détourner ses yeux pour considérer les autres.

Qu’on ne pouvoit assez admirer cette grandeur, cette noblesse et cette majesté toute divine que le peintre a si bien représentées. Qu’on y découvre cette autorité avec laquelle Jésus-Christ agissoit lorsqu’il faisoit ses miracles. Que sa puissance paroît dans son port et dans son action, et qu’enfin l’on apercevoit sur son visage une bonté et une douceur qui ne charment pas moins l’esprit que les yeux.

Il fit remarquer comment les apôtres sont attentifs à regarder ce qui se passe, comment les aveugles expriment bien tous deux la grandeur de leur foi, par la conformité de leurs actions, et comment encore ce vieillard vêtu de rouge et celui qui se baisse font voir par leurs gestes l’étonnement où ils se trouvent et le désir que cette nation incrédule avoit de voir des miracles.

Les couleurs dont le Christ est vêtu ne sont pas des couleurs que le peintre ait employées et mises les unes auprès des autres sans un grand raisonnement. Comme le jaune et le blanc participent le plus de la lumière, M. Bourdon fit connoître que c’est pour cela que M. Poussin en a fait la robe du Christ, parce que ce sont des couleurs douces auprès de la carnation, et qui pourtant sont des plus vives et des plus apparentes. Son manteau qui est de pourpre relève beaucoup l’éclat de sa robe, et s’unit tendrement avec elle ; car cette couleur composée de rouge et de bleu tient de la lumière et de l’air. Ainsi ces habits étant de couleurs très lumineuses et toutes célestes, ils conviennent parfaitement à celui qui les porte, comme le plus digne et le principal objet de tout le tableau.

Quoique le manteau jaune du premier apôtre soit très vif, il ne détruit point néanmoins la couleur de celui du Christ, mais il s’accorde parfaitement avec elle et encore avec les draperies bleues et rouges des deux autres disciples.

Il fit voir que M. Poussin a éteint et sali en quelque sorte la couleur de laque dont il a vêtu les aveugles, afin que ces habits moins éclatants et plus conformes à leur condition fissent paroître davantage les autres.

Aussi c’est de cette disposition de couleurs que s’engendre cette merveilleuse harmonie qui fait la beauté de ce tableau, et M. Bourdon montra comment le peintre y a si bien réussi, que toutes les figures s’unissent tendrement avec les corps qui leur servent de fond, comme il fit voir, dans l’apôtre vêtu de bleu et dans la femme qui a une robe verte, dont les draperies se joignent avec beaucoup de douceur contre les arbres et les terrasses. Et, bien que toutes les couleurs qu’il a employées soient fort vives, elles sont si bien disposées qu’il y a entre elles un accord merveilleux, ayant répandu sur toutes une teinte universelle de la lumière dont l’air est éclairé, laquelle leur donne cette union et cette grâce qui les rend si agréables et si douces à la vue.

Comme M. Bourdon eut cessé de parler, une personne de la compagnie dit que l’on ne pouvoit pas nier que toutes les beautés qu’il venoit de remarquer dans ce tableau n’y fussent en effet : mais néanmoins que M. Poussin ayant entrepris de traiter un sujet aussi considérable que celui de la guérison des aveugles, auxquels Jésus-Christ donna la vueauprès de Jéricho, il lui sembloit ne l’avoir pas exprimé avec toute la grandeur et toutes les circonstances qui doivent l’accompagner. Puisque ce miracle s’étant fait en présence d’une infinité de peuple qui suivoit Jésus-Christ, il n’a peint que trois apôtres, les deux aveugles, quatre autres figures et une femme qui même n’est pas trop appliquée à ce qui se passe et dont l’action paroît trop indifférente pour une occasion où elle devroit être dans une admiration et une surprise extraordinaires. Qu’un si petit nombre de figures ne remplit pas la composition de son ouvrage autant que le sujet l’oblige, ce qui est néanmoins tout à fait essentiel et nécessaire pour faire connoître que ces deux aveugles sont ceux qui furent guéris au sortir de Jéricho.

Une autre personne repartit à cela que, pour ce qui regarde la figure de la femme, il est vrai que M. Poussin pouvoit lui donner quelque expression plus forte, quoiqu’on puisse dire qu’étant éloignée, elle ne voit pas bien ce qui se passe.

Mais quant à un plus grand nombre de figures que celles qui sont dans cet ouvrage, c’est à quoi il n’étoit point obligé, parce qu’il a pu supposer que la multitude des gens qui suivent Jésus-Christ n’est pas autour de lui, et qu’étant éloignée de quelques pas, elle est cachée des bâtiments. Qu’il y en a assez pour être témoins de cette action, puisque par cette figure vêtue de rouge qui paroît surprise, le peintre a représenté l’étonnement du peuple juif, et par celui qui regarde de si près, il figure le désir que cette nation avoit de voir faire des miracles.

Qu’une plus grande quantité de figures n’eût causé que de l’embarras, et empêché que celles du Christ et des aveugles n’eussent pas été vues si distinctement.

Mais qu’outre toutes ces raisons, il falloit considérer que M. Poussin n’ayant eu d’autre intention que de représenter Jésus-Christ qui guérit deux aveugles ; il suffit de bien exprimer la grandeur de ce miracle, toutes les autres choses qu’il a omises n’étant que des accessoires de nulle importance et qui ne servant de rien à l’accomplissement de cette guérison, pouvoient cependant causer de la confusion et gâter la beauté de l’ordonnance.

Qu’il est certain que dans une disposition de tableau, plus il y a de figures, et plus les yeux de ceux qui le regardent trouvent d’objets qui les arrêtent. Que, le peintre voulant fixer entièrement la vue des spectateurs sur le Christ pour faire observer son action, il lui a été plus avantageux de le représenter accompagné de peu de monde, afin que ceux qu’il a peints autour de lui étant attentifs à le considérer, contribuassent en quelque sorte à faire que ceux qui verront cet ouvrage le soient de même, sans se trouver distraits par d’autres mouvements et par d’autres expressions, qu’il auroit été obligé de faire dans la composition d’un plus grand nombre de figures.

Qu’il falloit donc admirer M. Poussin d’avoir si bien représenté cette histoire, qu’il n’y a rien qui ne convienne très parfaitement à son sujet, non seulement dans les actions des figures, mais même dans la disposition du lieu, dans les jours et dans les ombres.

Que l’on connoît assez que cette guérison des aveugles est celle dont saint Matthieu fait mention au chapitre xx, puisque l’on voit ces beaux bâtiments de Jéricho, et même cette fontaine dont il est parlé dans l’Écriture sainte. Mais que ce qui est de plus rare et de plus merveilleux dans cet ouvrage, c’est que Jésus-Christ allant donner la lumière à ces deux aveugles et répandre la joie dans leur âme, on voit que le peintre a aussi répandu dans son tableau un certain caractère d’allégresse et une beauté de jour qui fait une expression générale de ce qu’il veut figurer par son action particulière et cette joie qu’il communique si bien à toutes ses figures est la cause de celle qu’on reçoit en les voyant.

Que c’est une remarque digne de considération et que l’on doit faire dans tous les ouvrages de M. Poussin, qu’il y donne tellement ce caractère général de ce qu’il veut figurer en particulier, que quand il entreprend de traiter un sujet triste et douloureux, il n’est pas jusqu’aux choses insensibles qui ne semblent ressentir de la douleur et de la tristesse ; et s’il représente de la fureur et de la colère, on diroit que le ciel menace la terre et qu’il y a dans l’air une émotion semblable à celle qu’il imprime sur le visage de ses figures.

Ces aveugles, que d’autres peintres auroient cru devoir rendre difformes et contrefaits pour mieux faire paroître leur misère et leur mendicité, n’ont rien de laid ni de fâcheux à voir, et cependant ils ne laissent pas d’avoir des marques assez évidentes de leur pauvreté ; et c’est en quoi ce grand peintre a été merveilleux d’avoir toujours si bien disposé ses figures et fait un si beau choix de tout ce qui entre dans la composition de ses ouvrages, que l’on n’y voit rien qui ne soit d’une beauté singulière et dans des aspects très agréables.

L’action de ces aveugles n’est qu’une même action, parce qu’ils ont tous deux une même fin et cherchent une même chose qui est le recouvrement de la vue. Comme ils n’ont qu’une même pensée, les nerfs qui viennent du cerveau et qui servent au mouvement de la tête font qu’ils agissent tous deux d’une semblable manière ; car, les muscles faisant en l’un et en l’autre de pareilles extensions sont cause que leur front, leur nez et leurs joues s’allongent et se retirent d’une même sorte, de façon qu’on diroit d’abord qu’ils se ressemblent et que ces deux visages, quoique très différents, sont faits sur un même modèle.

Cette personne ayant fini son discours, il y en eut une autre qui dit que, comme la peinture a divers objets, elle a aussi diverses fins dans les choses qu’elle se propose de représenter. Qu’il y a des rencontres où son but principal est de récréer, d’autres où elle veut instruire et d’autres encore où elle prétend instruire et réjouir tout ensemble. Que dans ces différentes intentions, le peintre en a encore une toute particulière qui regarde son art et qui consiste à figurer, quelque sorte de sujet que ce soit, de telle manière qu’il n’y ait rien dans tout son ouvrage qui ne contribue à faire voir une grandeur et une facilité dans l’ordonnance et la disposition des figures, une beauté et une force dans la proportion et les parties du dessin, et une conduite judicieuse dans l’arrangement des couleurs et la dispensation des lumières. Qu’il dépend de l’excellence de son génie et de sa grande capacité de bien exécuter ces parties dont il est absolument le maître et qui appartiennent généralement à tous les ouvrages de peinture. Mais que, quand il s’agit d’exposer une histoire aux yeux de tout le monde, il y a des circonstances qu’un peintre ne peut changer sans se mettre au hasard qu’on y trouve à redire, principalement dans celles où il doit paroître le fidèle historien de quelque événement qui s’est passé de nos jours ou dans les temps les plus éloignés. Mais surtout dans ce qui regarde les mystères de notre religion et les miracles de Jésus-Christ, il doit conserver toute la fidélité possible et jamais ne s’écarter de ce qui passe pour constant et qui est déjà connu de beaucoup de monde ; car en cette rencontre, entreprenant d’enseigner par les traits de son pinceau ce qu’un historien rapporte dans ses écrits, il ne doit rien ajouter ni diminuer à ce que l’Écriture nous oblige de croire, mais plutôt marquer autant qu’il le peut toutes les circonstances de son sujet.

De sorte qu’encore que M. Poussin n’ait rien changé de ce qui regarde l’action particulière de Jésus-Christ qui guérit ces deux aveugles, l’on ne peut pas dire néanmoins que son ouvrage ne fût plus parfait, s’il eût représenté tout ce qui peut servir à faire connoître davantage de quelle façon ce miracle arriva : comme de voir la multitude du peuple qui suivoit Jésus-Christ, l’empressement des aveugles parmi cette foule de gens dont quelques-uns les empêchoient d’approcher, ainsi qu’il est expressément marqué dans l’évangile.

Qu’il semble que Dieu ayant voulu faire ce miracle à la vue d’un grand nombre de juifs, afin qu’en donnant la lumière à ces aveugles, cela servît en même temps à éclairer ce peuple enseveli dans les ténèbres du péché, il ne permît aussi que ces aveugles le suivissent si longtemps et redoublassent leurs cris, jusques à se rendre importuns à toute la multitude, que pour rendre leur guérison plus publique, et la faire éclater davantage, particularités assez dignes de remarque et très essentielles dans la représentation de ce miracle pour le distinguer des autres.

Que M. Poussin étoit assez savant dans la disposition d’un ouvrage, pour ne pas cacher les figures principales de son tableau parmi une plus grande quantité de personnes qu’il auroit représentées, n’étant pas difficile à cet excellent homme de faire en sorte qu’il parût beaucoup de monde à la suite du Messie sans gâter son sujet, dont la multitude même doit faire partie aussi bien que dans celui de la manne, qu’il a si dignement traité.

Mais aussi qu’il regardoit ce tableau d’une autre façon, et ne trouvoit pas que M. Poussin fût coupable de ces manquements qu’on lui pourroit attribuer, parce qu’il ne juge pas qu’il ait voulu représenter ici le miracle arrivé auprès de Jéricho mais bien celui dont il est parlé dans saint Matthieu au chapitre ix, lorsque Jésus-Christ, après avoir ressuscité la fille du prince de la synagogue et s’en retournant, fut suivi par deux aveugles auxquels il ne donna la vue que quand il fut arrivé chez lui.

Sur cela, M. Bourdon interrompant celui qui parloit, dit qu’il n’y a nulle apparence qu’on ait voulu représenter ici les aveugles que l’évangéliste nomme les premiers, puisqu’ils furent guéris dans la maison même où logeoit Jésus-Christ, et que ceux qui sont peints dans ce tableau sont au milieu du chemin. De plus, que la ville de Jéricho est si bien figurée par la beauté des bâtiments qu’on voit dans ce tableau et par les eaux de cette signalée fontaine qui paroît au pied des maisons, qu’il n’y a pas lieu de douter que ce ne soit le même miracle qui arriva dans ce pays-là dont l’on ait eu dessein de faire une fidèle représentation.

Qu’outre cela, quand Notre Seigneur fit le premier miracle il n’y avoit aucun témoin, ayant même défendu à ces aveugles d’en parler à personne.

Celui qui étoit de l’avis contraire repartit, que si le texte de l’Écriture porte que Jésus-Christ les guérit lorsqu’il fut arrivé à la maison, ce n’est pas déterminer absolument que ce fût dans une chambre, ni même dans la cour, mais seulement lorsqu’il fut arrivé chez lui : car c’est une manière de parler assez ordinaire de dire qu’une personne en reconduit une autre jusque chez lui et à sa maison, bien qu’il ne passe pas la porte ; et même dans le texte selon la Vulgate, il y a : cum venisset domum, au lieu qu’un peu auparavant lorsqu’il est dit que Notre Seigneur fut ressusciter la fille du prince de la synagogue, le même texte porte cum venisset in domum ; de sorte que si l’on veut permettre au peintre de se servir favorablement de ces deux différentes expressions, il a pu croire que dans l’une l’évangéliste a voulu marquer que Jésus-Christ entra dans la maison pour ressusciter cette fille, parce qu’elle étoit en effet dans une chambre, mais que dans l’autre passage, où il se contente de dire : cum venisset domum, cela signifie seulement que, ces aveugles ayant suivi Notre Seigneur le long du chemin, il ne s’arrêta pour les guérir que quand il fut arrivé auprès de son logis.

Pour ce qui est d’avoir fait ce miracle en secret, et que même Jésus-Christ ne vouloit pas savoir qu’il fût su, l’Évangile ne dit point qu’il n’y eût personne, et ce n’est pas l’avoir représenté trop publiquement que d’y admettre, outre les trois disciples, quatre autres personnes qui peuvent être, ou de ceux qui accompagnoient ces aveugles, comme l’on voit qu’il y en a un qui conduit le dernier, ou bien des passants et des gens du voisinage. Mais, supposé que ce miracle ait été fait dans le logis, et que l’on ne veuille point avoir égard à ces diverses phrases de l’Écriture, la faute seroit beaucoup moins considérable d’être représenté dans la rue et près de la maison ou logeoit Notre Seigneur, que de voir qu’une action faite à la vue d’une infinité de personnes fût peinte dans un lieu à l’écart et presque sans témoins. Quant à cette femme vêtue de vert, on ne doit point trouver à redire qu’elle ne soit pas fort surprise, étant assez éloignée, comme on a déjà dit, pour ignorer ce qui se passoit ; et puis Notre Seigneur ne faisant que poser les mains sur le premier aveugle et le miracle n’étant pas encore fait, de quoi seroit-elle étonnée ? Mais de plus, il faut penser que ce miracle se faisoit à Capharnaüm où Jésus-Christ demeuroit d’ordinaire, et où le peuple étoit si endurci dans l’erreur qu’il ne considéroit point toutes les merveilles que le Seigneur opéroit journellement à ses yeux, et ne changeoit pas de vie, quoiqu’il les prêchât souvent et leur fît les horribles menaces que l’on voit dans l’Écriture.

Pour ce qui regarde la ville de Jéricho qu’on prétend être représentée dans ce tableau, il dit qu’il n’y a aucunes marques par lesquelles on puisse présumer que ce soit plutôt Jéricho que Capharnaüm. Qu’il est vrai que Jéricho, au rapport de Josèphe, étoit une ville bien bâtie et dans une situation agréable. Que cette fontaine dont Élisée changea la malignité des eaux, et les rendit salutaires et bénignes, en arrosoit les environs, et contribuoit à la fertilité du pays ; mais Josèphe, tous les géographes anciens et nos voyageurs modernes ne parlent point que sur la montagne qui est proche du lieu où la ville de Jéricho étoit bâtie, il y eût ni des édifices, ni des arbres ; au contraire, ils conviennent tous que cette ville étoit au milieu d’une plaine, environnée de montagnes qui forment comme un amphithéâtre ; qu’il n’y a que le pied des montagnes qui soit orné de quelque verdure, que du reste elles sont stériles, sèches et inhabitées dans toute leur étendue, particulièrement celle qui est la plus proche de Jéricho, qu’on appelle le mont de la Quarantaine, laquelle est un rocher extrêmement haut, escarpé et presque inaccessible. Ce fut là que Notre Seigneur se retira après son baptême, jeûna quarante jours et quarante nuits et fut tenté du diable ; et c’est d’elle apparemment dont parle Josèphe[1], lorsqu’il dit que Jéricho est assise dans une plaine assez près d’une montagne qui est toute découverte, stérile et fort longue, qui est rude, qui ne produit rien, et qui n’est point habitée. L’eau qui est représenté dans ce tableau, et qu’on dit être la fontaine d’Élisée, n’en pourroit être qu’un des ruisseaux ; car cette source jette un gros bouillon qui ne se voit point ici, quoiqu’il fût assez considérable pour le faire remarquer.

Mais, si M. Poussin avoit voulu représenter Jéricho, il auroit fait paroître des marques plus significatives et plus singulières que celles que l’on voit qui peuvent être communes à plusieurs autres lieux. Comme cette ville est nommée la ville des Palmiers en plusieurs endroits de l’Écriture[2], à cause de la grande quantité de ces arbres qui croissent aux environs, il n’auroit pas manqué d’en représenter quelques-uns, et d’embellir ces jardins et ces terrasses de ces beaux grenadiers, et de ces arbres odoriférants dont on tiroit le baume. Cependant l’on n’y voit rien de tout cela ; et parmi tous les arbres qu’il a peints, il n’y en a pas un qui ressemble au palmier, quoique cette espèce d’arbre ait un privilège tout particulier de s’y rencontrer. Il n’est pas vraisemblable aussi qu’entre ces bâtiments dont il a pris tant de soin de faire voir la belle architecture, il eût oublié l’amphithéâtre et l’hippodrome qui contribuoient si fort à la décoration de cette ville, lui qui, en figurant l’Égypte, n’a jamais omis les pyramides, les obélisques et les autres choses qui font connoître ce pays.

Or, si l’on ne voit rien ici de ce qui est particulier à la ville de Jéricho, pourquoi donc ne croira-t-on pas plutôt que c’est la ville de Capharnaüm que le peintre a voulu représenter ; puisque c’étoit une grande ville très peuplée et remplie d’une infinité de magnifiques palais et de riches maisons, comme étant la capitale et la plus considérable de la haute Galilée ? L’on sait qu’elle étoit située sur le bord du Jourdain à l’embouchure de la mer Tibériade, dans le plus fertile et le plus agréable endroit du pays ; que ces lieux maritimes sont accompagnés de rochers, où, d’ordinaire, l’on bâtit des tours et des châteaux. Elle n’étoit distante que d’une petite lieue d’une montagne qu’on appelle aujourd’hui le mont de Christ, parce que Notre Seigneur y alloit souvent, et que ce fut là qu’il prêcha les Béatitudes à ses apôtres, et qu’il fit le miracle des sept pains et des petits poissons. La montagne qui est peinte dans le tableau a beaucoup plus de rapport à celle-ci qu’au mont de la Quarantaine, puisque ceux qui parlent de la montagne de Christ disent qu’elle n’est haute et escarpée que du côté de la mer de Galilée[3] ; que du côté de la terre elle s’élève insensiblement par des collines cultivées et couvertes de plantes et de fleurs très agréables[4]. Qu’au pied de cette montagne il y a une fontaine appelée de Capharnaüm qui sépare ses eaux en trois ruisseaux, dont le premier va se rendre dans la mer entre sa source et la ville de Capharnaüm ; le second passe par la ville de Bethsaïde, et le troisième arrose la terre de Génésar. C’est du côté de la terre que le peintre l’a représentée, parce que l’aspect en est plus agréable que du côté de la mer.

Ce que l’on pourroit objecter est de savoir si le temps auquel Notre Seigneur fit le miracle de Capharnaüm est le même que M. Poussin a prétendu représenter. Mais on peut répondre à cela qu’il est bien difficile de dire au vrai à quelle heure Jésus-Christ fit ces deux actions. Car, bien que M. Bourdon ait comme assuré que ce fut le matin, néanmoins, après avoir bien concilié ce que les Évangélistes ont écrit de l’un et de l’autre miracle, on demeurera toujours dans l’incertitude de la véritable heure qu’il pouvoit être. Et l’on dira seulement que le peintre a choisi le matin comme la plus belle partie du jour.

Mais ce qui doit convaincre tout le monde que c’est ici la représentation du miracle que Jésus-Christ fit à Capharnaüm au sortir de la maison du prince de la synagogue, c’est qu’il est dit dans l’Écriture que, quand il alla pour ressusciter la fille de ce prince, il ne mena avec lui de tous ses disciples que Jean, Pierre et Jacques, et qu’au retour il donna la vue à deux aveugles. Ainsi, selon toutes les apparences, il n’avoit avec lui que ces mêmes apôtres qui sont ceux que M. Poussin a fort bien représentés : au lieu qu’au miracle de Jéricho il étoit accompagné de tous ses apôtres et suivi d’une multitude de peuple.

De sorte que, demeurant d’accord de toutes ces choses qu’on ne peut raisonnablement contester, il se trouvera que M. Poussin a traité son histoire dans toute la vraisemblance, et que bien loin de trouver quelque chose à reprendre dans son tableau, on sera contraint d’avouer que c’est un ouvrage très accompli, et qu’on ne peut assez admirer. Car, soit que l’on regarde la riche et magnifique situation de ce lieu, soit que l’on considère la belle et noble disposition des figures, soit qu’on se laisse attirer les yeux par la douceur et la vivacité des couleurs, soit que l’on s’attache à examiner les lumières si naturelles et si bien entendues, soit enfin qu’on se laisse emporter l’esprit par la force et par la grandeur des expressions, l’on voit que toutes les choses y sont dans un état très parfait, et qu’en considérant toutes les figures en particulier, on croit même comprendre ce qu’elles font et ce qu’elles pensent. On reconnoît par l’action du premier aveugle sa foi et la confiance qu’il a en celui qui le touche. Dans le second on aperçoit à son geste qu’il cherche la même grâce. Comme il est presque ordinaire à toutes les personnes qui sont privées d’un des cinq sens d’avoir les autres meilleurs et plus subtils, parce que les esprits qui agissent en eux, pour leur faire reconnoître ce qu’ils cherchent, se meuvent avec plus de force étant occupés en moins de différents endroits ; ainsi ceux qui ont perdu la vue entendent ordinairement fort clair et distinguent assez bien ce qu’ils touchent. C’est ce que M. Poussin a voulu exprimer dans ce dernier aveugle, et en quoi il a merveilleusement réussi. Car l’on remarque dans son visage et dans ses bras qu’il est entièrement appliqué à écouter la voix du Sauveur, et à le chercher. Cette application de l’ouïe paroît dans son front qui est fort uni, et dont la peau et toutes les parties se retirent en haut : elle se connoît encore par une suspension de tous les mouvements du visage qui demeurent dans un même état pour donner le temps à l’oreille de mieux entendre, et pour ne pas troubler son attention.

Comme il est naturel aux vieilles gens d’être défiants et incrédules, le peintre a représenté un vieillard qui s’approche de fort près pour regarder la guérison de l’aveugle. Il ne doute pas du véritable aveuglement de ces pauvres gens qui sont connus dans le pays, mais il doute de la puissance du médecin, ne pouvant se persuader qu’un homme puisse redonner la vue par le seul attouchement de ses mains. C’est pourquoi il prend garde s’il n’emploie point subtilement quelque remède ; et la curiosité se joignant à la défiance, il tâche de découvrir de quelle sorte leurs paupières s’ouvriront. Pour cela il est si attentif à regarder que ses yeux en paroissent d’une grandeur extraordinaire ; ses sourcils sont enflés ; son front est plein de rides, parce que tous les esprits étant portés vers la partie qui travaille sont cause que tous les muscles s’enflent davantage vers ce lieu-là.

Cet homme, vêtu de rouge et coiffé d’une espèce de turban, ne s’arrête pas à regarder l’aveugle ; mais il considère Jésus-Christ, et l’action qu’il lui voit faire étant une action tout extraordinaire, il paroît étonné, et dans l’admiration. Il admire en homme d’esprit qui médite sur ce qu’il voit : il a les yeux attachés sur le visage du Sauveur, comme pour y découvrir d’où peut venir cette vertu qui lui donne de si grands avantages.

L’on voit dans cette autre figure qui s’avance pour regarder l’aveugle, que son esprit et sa raison n’agissent pas tant à considérer la grandeur de celui qui guérit, que font ses yeux à remarquer ce qui se passe. Aussi la physionomie de cet homme ne paroît pas fort spirituelle : il a la tête grosse, mais chargée de chair, ce qui n’est pas la marque d’un homme d’esprit.

L’autre figure, qui tient le dernier aveugle, a la mine fort rustique : et pour les trois apôtres, ils ont des airs de visage très différents. Il y a toute sorte d’apparence, comme il a été dit, que M. Poussin a voulu représenter saint Jean, saint Pierre et saint Jacques qui étoient comme les trois favoris de Notre Seigneur, et ceux qui l’ont toujours accompagné dans les occasions où il a plus fait éclater sa gloire et sa puissance. Celui des trois qui est vêtu de jaune peut être pris pour saint Jacques, l’on ne voit son visage que de profil : mais il y a un certain air et une joie qui découvre le plaisir qu’il reçoit, voyant ces pauvres aveugles s’approcher de son Maître avec une foi si grande. Pour saint Jean qui est un jeune homme vêtu de rouge, il semble qu’il regarde avec compassion et dédain tout ensemble ce vieillard qui est si fort attaché à considérer les yeux de l’aveugle, et qu’il observe l’effet que ce miracle va faire dans cette âme incrédule et curieuse. L’on voit sur le visage de ce même saint des marques véritables de cet amour et de cette pureté qui l’ont rendu le bien-aimé du Fils de Dieu ; et soit que l’on regarde la sérénité de son front, ou que l’on considère la grandeur et la vivacité de ses yeux, ou enfin que l’on observe cette couleur de chair si belle et si fraîche, il n’y a rien qui ne représente la bonté de son tempérament et la pureté de son âme.

Quant à saint Pierre, quoiqu’on ne voie que le haut de sa tête chauve et un de ses yeux, l’on découvre pourtant dans cet œil et dans son sourcil quelque chose qui témoigne son indignation contre ce peuple si endurci.

Ce que l’on peut ajouter à ce que M. Bourdon a dit des couleurs et des lumières qui servent à faire fuir ou avancer les figures, c’est que non seulement toutes les couleurs des vêtements sont amies les unes des autres, mais aussi que les figures sont disposées de telle sorte qu’on ne voit pas qu’une partie fort éclairée tombe aussitôt sur une autre aussi lumineuse, ni une grande ombre sur une autre ombre de même force. Lorsque l’extrémité d’une draperie claire vient à se terminer sur une autre, c’est d’ordinaire sur l’endroit où il y a une demi-teinte. Ce qui s’observe pareillement dans les parties ombrées, dont les extrémités ne tombent pas sur les ombres les plus fortes. Et c’est ce qui sert à faire détacher les corps, et qui empèche que deux couleurs claires et proches l’une de l’autre ne viennent tout ensemble frapper la vue, et ne confondent les espèces qu’elles envoient. Car ce qui cause cette confusion qui éblouit d’ordinaire les yeux, c’est lorsque trop de parties illuminées sont près les unes des autres ; de même que les ombres, étant confondues ensemble, empêchent qu’on ne distingue pas bien les corps, et font qu’il ne paroît qu’une masse obscure très désagréable. Mais, quand l’on garde une belle économie de couleurs et de lumières, telle qu’elle paroît dans ce tableau, alors l’on donne à son ouvrage cette harmonie et cette union qui font un agréable concert et une douceur charmante dont la vue ne se lasse jamais.


COMMENTAIRE


Cette conférence a été tenue le samedi 3 décembre 1667 dans la salle de l’Académie. Elle est la septième et dernière que Félibien ait publiée, après en avoir « couché le texte par escrit », selon les termes de Testelin.

En 1668, Sébastien Bourdon fit une seconde conférence. Nous avons inutilement parcouru les procès-verbaux de l’Académie pour découvrir la date précise du discours de Bourdon. À maintes reprises, le secrétaire parle des conférences et de l’ordre qu’il convient d’établir dans ces réunions, fort goûtées du public ; mais ce qu’il importerait avant tout de connoître, les noms des orateurs, les sujets traités, Testelin omet d’en rien dire. Nous savons toutefois que Bourdon prit pour sujet de sa conférence l’un des deux tableaux d’Annibal Carrache représentant le martyre de saint Etienne et faisant partie du cabinet du roi. (Ces deux tableaux sont au Louvre)[5] C’est Guillet de Saint-Georges qui a consigné, dans sa notice sur Sébastien Bourdon, lue à l’Académie le samedi 7 juin 1692, le sujet du discours prononcé par le peintre en 1668[6].

  1. Histoire des Juifs, liv. V, chap. iv.
  2. Deutéron., 34, Judith, 2 et 3, Paral., 28.
  3. Zualart, lib. iv.
  4. Adricom.
  5. Nos 145 et 146 du catalogue de Frédéric Guillet, édition de 1873.
  6. Voy. Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, publiés par MM. L. Dussieux, E. Soulié, Ph. de Chennevieres, Paul Mantz, A. de Montaiglon. Paris, Dumoulin, 1854. 2 vol. in-8o, t. 1er, p. 101.
  1. Note Wikisource : cette illustration ne fait pas partie de l’ouvrage ici transcrit.