Sur mon chemin/Livre I/Article 5

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (p. 30-35).

JEUNESSE !


Ce fut une fête charmante, parmi la verdure, les fleurs et les chansons. Des centaines de jeunes filles glissèrent, rieuses, sur les pelouses et s’assirent en groupes clairs, au pied des arbres pleins d’ombre. Des milliers de jeunes gens et de tous petits, dont les bavardages de cristal chantaient dans les bosquets, s’adonnèrent à de libres jeux. Ce fut bien la fête de l’adolescence, ce fut la fête de la vie. Et dans quel décor ! On ne savait vraiment si c’était la jeunesse qui fêtait la nature ou si la nature ne s’était pas faite plus orgueilleusement belle encore pour recevoir la jeunesse, pour fêter la jeune fille, à l’heure divine où elle devient femme, et l’éphèbe dont nous a parlé Renan, l’éphèbe « tel que l’a fait le gymnase, beau par sa vigueur et sa souplesse ».

Le conseil municipal eut cette idée historique, et nous l’en louerons, de faire défiler, en un jour de beauté, de soleil et de joie, dans un cadre naturel, l’admirable et double théorie de la jeunesse d’aujourd’hui, de la France de demain. Plus de vingt mille spectateurs, des pères et des mères, s’en furent ainsi, dans l’après-midi d’hier, vers ce spectacle unique, vers ce Théâtre des Fleurs qui se dissimule là-bas, tout au bout de la ville, parmi les bois, dans le mystère des verdures, comme le temple antique voué à quelque Cérès jalouse. Mais, ici, il n’y a ni marbre, ni ornements quelconques d’architecture, et cependant je n’oublierai point le charme de ce cirque vert, aux colonnes d’arbres, aux portiques de branches, aux degrés de terre et de mousse, aux vélums frissonnants de lierre, ni cette scène où les platanes et les sapins mêlent leurs feuilles, doucement agités par la brise, ni ce fond de rochers et de cascades qui n’est point une toile, mais vraiment du roc et de l’eau, ni la lumière qui se joue parmi tout cela, les rais du soleil qui font de vert véronèse, de ce vert des couchers de soleil sur les mers d’automne, les feuillages des dernières galeries où glissent les silhouettes, au blanc éclatant, des toilettes d’été.

Et la foule très sage, très honnête et très simple, la foule des dimanches, celle qui donne ses fils et ses filles aux écoles communales, a rempli avec calme la vaste enceinte, et s’est assise, heureuse de la fraîcheur des choses, cependant que le soleil ardait au dehors. Elle attendait que M. le ministre vînt lui parler de sa progéniture, tâche dont celui-ci s’acquitta le plus aimablement du monde, avec des paroles heureuses, qui vous valurent les applaudissements des hommes et les larmes de quelques mères, monsieur Leygues. Je les ai vues couler. Mais il y a beau temps que je n’écoute plus les paroles officielles… Des rires et des pépiements par milliers montent et fuient dans les airs, traversent notre mur de feuillages, nous créent la sensation d’une bande innombrable de pierrots qui se seraient soudain abattus au-dessus de nos têtes, dans l’ombre des grosses branches des marronniers qui nous cachent l’azur intense du ciel… D’un bouquet d’arbres, à notre droite, une harmonie nous vient, une harmonie de flûtes et de hautbois… C’est quelque « marche grecque », quelque « cortège de Bacchus » qui voudrait peut-être nous donner l’illusion d’une cérémonie antique, d’un rite hellène, dans ce cadre, en face de ses sous-bois où se dresse, sur un piédestal dont le décor de guirlandes dorées fait un autel païen, la divinité nouvelle, la République laurée dont la tête s’amincit, pour cette fois, en un ovale digne de Pallas athéné.

Mais non ! et c’est ma joie ? Pas de cabotinisme, pas de costumes de tréteaux, pas de ces singeries qu’aimèrent nos pères, aux heures les plus graves et les plus sanglantes, pas de jeunes vierges vêtues du péplum, comme aux temps d’Olympie et de Thermidor, ou comme les sculpta Phidias à la frise d’Ictinos. Pas de grandes Panathénées dix-neuvième siècle après Jésus-Christ. Et c’est très bien, cela, que des hommes comme M. Lucipia, qui ne peuvent prononcer un discours sans parler des « immortels principes », aient ressuscité une cérémonie chère à la Convention, en laissant de côté tous les oripeaux dont elle affubla ses solennités civiques.

Nous fûmes bien de notre temps hier, et je vous jure que l’esthétique n’y perdit rien. Nos petites bourgeoises de Paris ont du goût ; leurs filles tiennent d’elles, et elles furent pleines de grâce, de fraîcheur et de simplicité. Roses, blanches, de couleurs tendres, ruban au vent, les toilettes de ces enfants étaient douces à l’œil, dans leur agglomération, comme un parterre immense. Je les ai vues défiler avec joie, sans uniformes, sans rythme accentué, sans alignement ridicule, mais gaies, souriantes à tous, se tenant par la main, et, les plus petites, bondissant comme des gazelles.

Les jeunes gens, non plus, n’avaient pas d’uniformes. Ils venaient là en groupes libres, en groupes de patronages postscolaires, qui se révèlent d’une utilité grande, qui continuent l’éducation démocratique de l’école et font œuvre de solidarité pour l’apprentissage à faire, pour le travail à se procurer. Ils défilèrent ainsi, pleins de santé et de force, sur un pas de promenade et de récréation, ils furent là par milliers.

Leur spirale avait fait le tour de la pelouse, si vaste qu’elle en est une plaine, et ils avaient maintenant, au milieu d’eux, comme pour les protéger, vos filles, leurs sœurs, leurs épouses futures… Une émotion impossible à décrire s’empara de toutes les âmes, en face de cette multitude adolescente, d’où se dégageait une puissance formidable qui se prépare pour la lutte du siècle qui viendra ; des larmes coulèrent de bien des yeux, devant ce spectacle de l’Avenir…

Et quand cette manifestation de grâce et de force fut accomplie, les jeux reprirent dans les herbes, sous les charmilles, au pied des vastes platanes ; des groupes à nouveau se formèrent ; des jeunes gens, qui avaient apporté avec eux des violons, jouèrent des valses lentes, et les jeunes filles les écoutaient… Quelques-unes, moins timides, tournèrent entre elles ; d’autres étaient allées vers de petits théâtres comme on en voit dans « la fête chez Thérèse ».


Or, on avait bâti…
Près d’un bassin, dans l’ombre, habité par un cygne,
Un théâtre en treillage où grimpait une vigne…


Là, des jeunes gens, qui passaient leur semaine à l’atelier, disaient des vers. Une petite fille monta sur une petite estrade et conta une petite fable…

Il se dégageait de toutes ces choses un charme adorable… Il est six heures, maintenant : tout cela va être fini bientôt… J’écoute une dernière fois les violons sous les arbres ; je respire l’odeur plus forte des sapins, et je m’arrache à ce rêve en répétant machinalement les trois vers de Baudelaire :

Voici venir les temps où, vibrant sur sa tige,
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;
Les parfums et les sons tournent dans l’air du soir !…