Sur mon chemin/Livre III/Article 12

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Ernest Flammarion (p. 237-243).

THÉMIS AUX CHAMPS


Je me suis dirigé vers la demeure abandonnée de Thémis. J’ai gravi le grand escalier désert. J’ai promené mes pas sonores dans les couloirs vides.

De ce que j’errai ainsi, l’après-midi d’hier, dans un palais de justice d’où la justice est absente, il n’en résulte point, nécessairement, un événement bien parisien. Mais où sont-ils, à cette heure, les événements bien parisiens ? Qu’on me le dise que j’y coure. Hélas ! Il ne se passe rien. Je ferai donc un article avec rien. Je le ferai avec ces murs silencieux ou grouillera, dans quelques jours, la chicane, avec la contemplation des portes closes, des voûtes muettes et des dalles, éclatantes comme des marbres, on glisse ma rêverie paresseuse. Il faut écrire.

Thémis bâille aux champs ou flirte sur les plages ou encore, relevant d’un geste crâne sa jupe rouge « où le sang ne se voit pas », comme on dit dans Hermani, elle chasse dans les plaines et les bois et tue. Pendant ce temps, on nettoie sa maison de la ville, on recrépit ses murs, on cire ses comptoirs, on réargente la fleur de lys de saint Louis, on redore l’abeille impériale, on gratte ça et là le faisceau des licteurs. Thémis tient à ses bibelots. Les salles sont pleines de plâtres et de fards. La justice humaine est une vieille coquette.

Quelle est donc cette porte qui s’entr’ouvre là-bas ? C’est la porte d’une chambre civile. Elle a été poussée timidement et sans bruit. Allons vers ce prétoire qui ne connaît point de chômage et où des juges courageux ne craignent point de régler les conflits des hommes même au temps des vacances. Il y a des jours et des jours que je n’ai vu fonctionner un tribunal et condamner des gens. Comme disait l’autre, cela me fera bien passer une heure ou deux.

Les vacances au Palais s’appellent vacations. Cette chambre vers laquelle je me dirige est la chambre des vacations. Dans sa prévoyance admirable, la Loi, notre bonne mère, n’a point voulu nous priver entièrement de ses bienfaits, sous prétexte de bains de mer, de chasse et de petits chevaux. Elle a dit que pour les procès civils une chambre entrouvrirait sa porte, au moins trois fois par semaine. Mais la Loi n’a point fixé, sans doute, le temps que cette porte resterait entrouverte, car lorsque j’arrive devant elle elle est aussitôt refermée. Entre cette ouverture et cette fermeture, il s’est bien passé cinq minutes. Les affaires en cours ont été renvoyées à des dates hivernales. La chambre des vacations a siégé et l’on peut encore, Dieu merci ! parler, sans rire, du respect dû à la Loi.

Dans les deux chambres correctionnelles où l’on siège pendant les vacances, les choses se passent également avec une belle rapidité et l’on y expédie, en cinq secs, de petits délits de rien du tout, de petites affaires où il n’est besoin ni d’interrogatoires, ni de témoignages, ni de plaidoiries, ni de jugements longuement motivés. Pour ces petites affaires, il y a de petits avocats qui se lèvent, s’inclinent et disent : « Je demande l’indulgence du tribunal ».

La Chambre des mises en accusation, qui siège d’ordinaire deux fois par semaine, ne siège qu’une fois pendant les vacances. Mais la loi exige cette fois-là. Voici une exigence désastreuse pour messieurs les conseillers qui ont une villa sur l’Atlantique. Ne verra-t-on qu’eux sur les chemins de fer ? Et pourquoi ? Pour faire quoi ? La besogne de vacances est toujours de la mauvaise besogne. Alors ils ont trouvé un « truc » que je vous recommande et qui ne les force au voyage que tous les quinze jours. La chambre des mises en accusation ouvre ses portes le samedi soir et les ferme le lundi matin. Le magistrat est né malin.

La chambre des référés siège, en ce moment, deux fois par semaine. On n’y voit point les grandes figures de la belle saison judiciaire. Il ne s’y trouve ni grands avocats ni avoués. Il ne s’y trouve même point de premiers clercs. Tout au plus y rencontre-t-on des petits clercs timides qui exposent, en rougissant et sans faire de phrases, des affaires que les avocats les plus en renom eussent compliquées avec tant de talent. Mais les petits clercs grandiront et, eux aussi, un jour, ils auront du talent.

La cour d’assises doit juger tous les jours. Elle ne le fait point. C’est que plusieurs procès intéressants ont été rayés du rôle. Ça n’est pas difficile. Il suffit que l’accusé consente à faire quelques mois de prévention supplémentaires. S’il a un avocat qui compte, un vrai, un avocat qui serait déshonoré s’il paraissait au Palais pendant les vacances, cet avocat saura bien le convaincre de la nécessité de se pourvoir devant la Cour de cassation contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation. Ainsi, son affaire qui était inscrite pour la période de repos judiciaire et qui risquait de venir devant le jury à cette époque, sera renvoyée à de lointaines calendes. C’est pourquoi il ne reste plus en cette saison que des cambriolages ridicules et des abus de confiance sans intérêt dont il est impossible de rendre compte dans les journaux, ce dont j’enrage.

Ces vacances sont immenses. On croit qu’elles n’ont que deux mois ; elles en ont quatre. Elles commencent avant et durent encore après. On commence à, renvoyer les affaires « après vacation » dès la fin de juin. Les magistrats ne sont point les seuls coupables de cet état de choses. Les avocats y contribuent. Au mois de juillet, un grand avocat rapetisse s’il se montre dans les couloirs, en robe. À la fin de ce même mois, on l’y voit en veston. Il montre déjà sa tenue de campagne. Il va partir ; il part. Il ne reste plus que ses secrétaires pour demander quelques remises qu’on ne lui refuse jamais. Un avocat qui fait encore métier d’avocat à cette époque est un croquant. C’est un homme qui plaide pour gagner de l’argent et qui a besoin de cet argent pour vivre, ce qui est le comble. On le montre du doigt. Il se déclasse.

Août arrive ; alors il ne reste plus que des stagiaires sans relations et qui n’ont pu entrer dans un grand cabinet, ce qui leur permettrait en temps ordinaire de plaider quelques belles affaires d’office. Pendant les vacances, on leur donnera de la besogne, et ils espèrent bien avoir l’occasion de « se montrer. »

Mais cette besogne qu’on leur distribue est si peu intéressante, qu’elle ne leur permet, comme je vous le disais tout à l’heure, qu’un coup de toque au tribunal. Du temps que j’étais avocat, cela m’arrivait de prononcer ainsi cinq plaidoiries de suite, et je n’avais pas la pépie.

Du reste, quand on plaide, il vaut mieux se taire. Il y aura toujours quelqu’un pour vous en être reconnaissant, ne serait-ce que le tribunal.

Je me rappellerai toute ma vie ce jeune avocat auquel on avait confié un relégable, et qui voulut plaider à toutes forces, alors que le président le suppliait de se taire : « Nous venons de découvrir, lui disait le président que votre client n’est pas relégable ; il est donc inutile de plaider contre la relégation. » Mais le jeune homme n’en voulait plus démordre : « Quelle erreur est la vôtre, monsieur le président ! s’exclamait-il. Mon client est sous le coup de la relégation, et je vais vous le prouver ; après quoi, je vous prouverai également qu’il serait injuste de lui en faire l’application. » Il plaida deux heures et montra quelque talent. Le client fut relégué. « Que voulez-vous ! lui dit l’avocat, le tribunal m’a donné raison sur le premier point et tort sur le second. » Et il s’en fut, heureux de n’avoir point perdu tout à fait la partie.

J’avais fait le tour des galeries, devisant de la sorte, évoquant des souvenirs, philosophant sur ces vacances interminables qui accumulent les dossiers, causent de préjudices sans nombre aux bons contribuables, et laissent croupir sur la paille humide des cachots nos bons assassins. Je n’avais rencontré que quelques ouvriers, une robe noire et un garde républicain conduisant, avec des chaînettes, un affreux voyou. Soudain, je me heurtai à un Anglais qui sortait de la Sainte-Chapelle, un Bœdecker à la main. Il me demanda où gîtait la Cour de cassation ; je la lui indiquai d’un geste, puis je me sauvai, non sans aller serrer la main au concierge du Palais, qui s’ennuie, par les temps qui courent, à mourir. Je le vis dans sa loge, solitaire et taciturne. Je lui parlai de Thémis absente. « Madame rentre le 15 octobre », me dit-il avec un sourire.