Sur mon chemin/Livre IV/Article 10

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Ernest Flammarion (p. 304-308).

TOMBÉ


Rennes, 14 août, quelques heures après
l’attentat dirigé contre Me Labori.

Je l’ai vu, étendu au travers de la route, la main gauche ensanglantée, fouillant sa noble poitrine, sa jeune femme, à genoux, soutenant sa belle tête de héros tombé. La mort qui semblait prochaine ce matin répandait déjà sa pâleur sur ces traits énergiques. À cette minute suprême, son calme regard rencontra le mien et, de mon poing porté à ma bouche, j’étouffai mes sanglots. Ô force, ô bravoure de l’âme devant la mort ! quelle est donc ta puissance dans le cœur de cet homme ? Ces prunelles que j’avais vues flamboyantes, chargées de menaces et d’éclairs, quand l’avocat de Zola, dans des audiences de tumulte, de haine et de mensonges, lançait l’anathème aux ennemis de la Vérité qui, tel un enfant en bas âge, qui trébuche, essayait alors ses premiers pas, ces prunelles sont maintenant sans colère et je lis en leur pâle azur la douceur infinie du pardon.

Leur tristesse est immense, pour ceux qui jetèrent bas le lutteur au milieu de son combat, par traîtrise et lâcheté, pour ceux qui voulurent clore à jamais cette bouche retentissante, sur le seuil du temple de justice où elle nous apportait une parole de flamme dont plus d’un eût été embrasé ; leur tristesse est immense pour ceux qui ne comprirent rien à la tâche ardente de bonne foi et de sincérité qu’il voulut accomplir, et pour ceux encore qui virent en lui l’avocat d’une cause ennemie, là où il n’y avait qu’un homme clamant sa conviction sur le monde ! Leur tristesse est immense pour les misérables qui lui ouvrent la tombe et qui ne l’entendront point…

Car, il a pu croire qu’il allait mourir. Et moi-même, en face de la matité extraordinaire de son teint et la décomposition de ses traits, je l’ai cru. Et le groupe peu compact encore des passants qui entouraient le malheureux de leurs figures de consternation et d’effroi l’ont cru, et il a pu lire cette crainte d’une issue redoutable sur ces figures. Près de là, fébrile, un homme habillé de noir, le docteur accouru du lycée, attendait avec des gestes impatients le grabat qu’on était allé chercher pour le transport du blessé… Celui-ci n’avait peut-être alors pour lui donner confiance que sa jeune femme : l’atroce douleur et la volonté surhumaine de ne point la laisser éclater la faisaient plus belle encore.

Oh ! ce couple étendu sur la route, dans l’aube terne, froide et désolée du matin tragique ! Elle, avec son calme suprême et des précautions infinies, dépose sur son genou et tient, enfermée dans ses mains, la tête adorée de l’époux. Elle lui parle doucement et très bas, et lui dit des choses qui font monter vers elle son regard plein de la langueur de la mort. Et lui aussi parle, plus bas qu’elle encore, et leur conversation n’est qu’un souffle, une chose qui expire… On ne les entend pas, on voit seulement leurs lèvres remuer, comme dans les muettes prières. J’assiste à ceci, le front découvert, et mon émotion est sans bornes, mes larmes coulent, car cet homme, que ses ennemis mêmes devraient admirer pour la puissance souveraine de sa conviction, la haute envolée de son éloquence et la beauté de son âme, je suis son ami.

Que se disent-ils ? Que se disent-ils ? Labori parle beaucoup maintenant et vite ; et il semble que les minutes ont acquis pour lui un prix inestimable… Elle écoute religieusement, les lèvres closes avec force et volonté, fermées sur le désespoir qui l’étouffe. Elle contemple cette pauvre figure de martyr et s’efforce visiblement de lui demander le secret de la minute qui va suivre…

Mon Dieu ! comme le voilà roulé dans la poussière du chemin… Le sang coule toujours de sa main gauche… Il se sera fait une nouvelle blessure en tombant… Son grand corps halète, sa poitrine se soulève avec effort. Il semble souffrir davantage… Que c’est long, que c’est long à venir, ce matelas pour emporter cet homme ! Le laissera-t-on agoniser longtemps encore sur ce quai, devant nous qu’affole notre impuissance et qui ne pouvons rien que le regarder mourir !

Va-t-il finir ici ? La Providence ne jugera-t-elle pas qu’il est imprudent, pour l’ordre des choses éternelles, d’enlever un tel homme à une telle tâche avant qu’il l’ait terminée ? Cette tâche, qu’il a l’orgueil d’avoir crue de justice, avant beaucoup d’autres, et qui, peut-être, dans quelques jours, quand le conseil de guerre nous aura dit ce qu’il en pense, sera devenue pour tous une œuvre de gloire, cette tâche, il lui a tout donné. Il lui avait donné sa situation au Palais, il lui a sacrifié sa situation politique, et tous ses intérêts privés ou publics, et son repos, et sa santé déjà ; oui, il avait donné tout cela à ce qu’il estimait être la vérité. Mais ce n’était pas encore assez et voilà maintenant que la vérité va être faite de son sang.

Enfin, on l’emporte, et le médecin espère. Le crime aura été inutile. Je quitte Labori. Mon devoir exige que je me rende en hâte à la salle d’audience. Je vois tout de suite que l’on vient d’apporter la nouvelle abominable. La colère et la douleur des uns, la consternation des autres, l’indignation quasi-générale qui gonfle les poitrines, les altercations et les violences, les responsabilités que l’un se jette à la face, les injures qui grondent, le mot d’« assassins ! » qui frémit sur les lèvres de ceux-ci quand ils regardent ceux-là, les groupes debout sur les chaises entourant ce grand orateur pour lui dire de parler, ou cet homme à la plume vindicative, pour lui crier de se taire ; l’atmosphère de combat qui nous chauffe, les gendarmes qui nous envahissent, et nos cannes que l’on nous confisque et nos poings qui se ferment, oui, tout cela signifie bien que l’on a abattu d’un coup de revolver Me Labori, et qu’on le sait…