Sur un ouvrage intitulé : Conversations sur la couleur

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M. DE SÈVE LE PUINÉ
SUR UN OUVRAGE INTITULÉ
« CONVERSATIONS SUR LA COULEUR »[w 1]

6 mars 1677[1]

Messieurs,

J’ai toujours estimé que, pour faire l’ouverture d’une conférence devant une si savante et si célèbre Compagnie, il était nécessaire d’avoir des qualités que je n’ai jamais présumé posséder, ayant pris plus de soin à l’exercice de mon art qu’à celui de la plume et de la langue. En effet la facilité de s’exprimer de cette façon est un don particulier. Il faut avoir un profond savoir pour exposer des préceptes et des raisonnements solides, une grande expérience pour expliquer les principes et les règles de notre profession, beaucoup d’éloquence et de vivacité d’esprit pour en bien discourir, et, par ce moyen, en soutenir la vérité contre les objections qui s’y peuvent opposer. C’est pourquoi, ne me sentant pas doué de ces avantages-là, il m’a semblé être de mon devoir de n’en point entreprendre l’office. Mais reconnaissant que ce que je faisais par défiance et par crainte de ne m’en pouvoir assez bien acquitter était expliqué à mon désavantage, et que des personnes très capables en prenaient occasion de refuser ces fonctions-là à l’Académie, j’ai changé de résolution, et je viens, Messieurs, me soumettre à vos ordres, non pas pour proposer des enseignements, mais pour m’instruire moi-même en la connaissance de la peinture.

L’on entend parler si diversement de ce bel art que je vois une infinité de gens en peine de savoir quelles en sont les propriétés. Il y a quelques années que l’on parla en diverses assemblées du mérite de la couleur ; on en exagéra fortement tous les avantages jusqu’à la mettre en parallèle avec le dessin et à dire que c’est le seul moyen par lequel le peintre peut par venir à sa fin, et qu’il n’est peintre que parce qu’il emploie des couleurs capables de l’y conduire, ce qui donna sujet de faire un discours sur l’étendue et les prérogatives du dessin, et de prouver par des raisons convaincantes que c’est lui qui est le père de toutes les représentations visibles et le directeur même de la couleur. Mais l’on ne décida pas pourtant ce que l’on doit entendre par cette couleur, et dans la suite des conférences, on ne laissa pas, en parlant de l’étroite obligation du peintre, de vouloir faire passer cette partie de la couleur comme la principale de la peinture, avouant néanmoins que le peintre doit s’étudier à bien dessiner, ce qui demande la vie d’un homme ; mais l’on s’attacha particulièrement à rapporter tout ce qu’en ont écrit les auteurs qui ont plus estimé la couleur, s’efforçant par ce moyen d’insinuer dans les esprits que ce doit être la plus importante occupation du peintre. L’on disait au contraire que, la pratique du dessin étant le plus difficile à acquérir, il fallait s’y étudier avec plus de soin, que la couleur a un charme dangereux et qu’elle ne peut rien représenter sans le dessin, qu’il arrive à la plupart de ceux qui s’adonnent trop à la couleur de se départir du dessin et même de la vérité du naturel par trop d’affectation et par l’extrême exagération de la couleur.

Et l’on voit encore aujourd’hui couler comme d’une même source certains écrits, sous le titre de conversations, qui tendent à persuader que le partage du peintre est la couleur, et que les proportions et le dessin sont des propriétés singulières à la sculpture, ce qui, à mon avis, est une chose étonnante de vouloir séparer ce qui naturellement est conjoint, et de restreindre à une seule partie ce qui a un droit souverain sur l’universalité.

Il est vrai que l’auteur de ces conversations ne professe pas ces arts, mais il ne laisse pas d’en vouloir dogmatiser, d’entreprendre d’instruire les amateurs en la connaissance des ouvrages de peinture, et d’en prétendre débiter les principes et les maximes certaines.

J’avoue que cette entreprise est un peu hardie et qu’elle se confond par son propre langage, en se contredisant à soi-même en divers endroits. Cet auteur fait des efforts redoublés et inutiles pour obliger son disciple de se purger de toute prévention, cependant qu’il l’en détourne par son exemple, se faisant connaître le plus préoccupé partisan qui fût jamais pour certaines manières qui semblent n’avoir point été estimées d’autres que de lui ; et dans cet éblouissement, il dit[2], que pour juger parfaitement d’un tableau, il le faut regarder comme si l’on n’en avait jamais vu et préférer ceux qui surprendront davantage ; et peu après[3], il renvoie son amateur à la lecture des auteurs qui ont écrit de la peinture et à la conversation des plus habiles peintres, afin que, par de fréquentes questions, il puisse parvenir à la connaissance des principes de ce bel art. Derechef[4], qu’il ne faut pas se presser, qu’il en faut lire peu et avec beaucoup de réflexion, en faire les applications sur les beaux ouvrages et s’en entretenir avec les plus habiles, afin de s’accoutumer peu après à ces vérités, et, à force de les considérer, qu’elles jettent de plus profondes racines dans l’esprit.

Et ailleurs[5], il dit que le spectateur n’a qu’à s’abandonner à son sens commun pour bien juger de ce qu’il voit, que ses yeux naturels sont capables de juger des ressemblances aussi bien que des effets que doivent produire les principes de la peinture.

Et quand il entreprend de définir ce que doit être un peintre[6], il dit qu’il ne faut pas qu’il s’arrête seulement à la correction du dessin, ce qui est, dit-il[7], le propre des sculpteurs, lesquels, ne pouvant imiter toutes les formes, cherchent à réparer ce défaut par des ajustements inventés, que les mesures[8] ne regardent point la peinture, qu’elles sont des effets de la géométrie et de la perspective, que l’étude de Rome[9] ne donne qu’un goût artificiel, que l’on ne trouve point[10] dans les antiques la vérité du naturel, et il n’en estime la proportion qu’à condition que l’on en ôte la crudité et la sécheresse dans les parties du corps aussi bien que dans les draperies[11], que le peintre doit considérer la couleur comme son objet principal[12].

Il avoue que l’expression peut être dite l’âme du dessin et de la peinture[13], mais qu’à parler plus proprement, l’âme de la peinture est dans le coloris que les peintres Lombards, sans la régularité du dessin, ont bien mieux représenté la vérité que les autres peintres par une grande correction[14] ; et après avoir avoué que toutes les sciences sont tributaires au peintre[15], et qu’il a un droit sur elles qu’on ne peut lui disputer, il se reprend incontinent en disant que c’est le porter si loin qu’on le perd de vue, et qu’il est inutile de le chercher autre part que dans la couleur.

Puis il dit qu’il n’est qu’imitateur des choses visibles, et que ces choses ne sont visibles que par la couleur, qu’il ne doit considérer qu’elle seule[16], en faire un bon choix et s’en servir d’une main libre et aisée, que de concevoir le peintre par ses inventions, c’est n’en faire qu’un avec le poète, le concevoir par la perspective, c’est ne pas le distinguer d’avec le mathématicien, et par les proportions et mesures des corps, c’est le confondre avec le sculpteur et le géomètre[17] ; mais quand il parle du héros de son livre, la peinture est tout autre chose : il dit que ce qui contribue le plus au brillant de ses ouvrages est la disposition des objets ; car, dit-il, la lumière et les couleurs ne serviraient pas beaucoup si les corps n’étaient placés et disposés pour le recevoir avantageusement, non seulement dans la disposition des objets particuliers, mais dans le tout ensemble de l’ouvrage ; et dans l’estime qu’il fait de ce peintre, il se laisse emporter à des expressions outrées, disant que c’est l’esprit tout seul qui a travaillé à ses tableaux, et que l’on peut dire qu’à l’imitation de Dieu il a soufflé ce même esprit dans les ouvrages plutôt qu’il ne les a peints[18].

Vous voyez bien, Messieurs, par toutes ces contrariétés, qu’il est malaisé d’asseoir un fondement assuré sur ces conversations. Quant à moi, j’ai toujours cru que, pour être bon peintre, il faut connaître la nature des choses pour leur approprier les expressions convenables, en savoir les proportions et les justes mesures, pour en bien marquer la forme, d’être fort instruit de l’histoire, du mode et de la situation des lieux, pour en disposer l’ordonnance avant d’y poser le coloris, et que toutes ces choses doivent non seulement le précéder, mais le gouverner et le conduire. C’est pourquoi je supplie la Compagnie de vouloir délibérer, me soumettant, avec tout le respect que je dois, à ses décisions.

Ce discours a été prononcé pour ouverture de la conférence (un mot illisible) en l’Académie, le sixième jour de mars, par M. de Sève le puiné. Fait le 6 mars 1677.
H. Testelin.
  1. 1. Notes du manuscrit :

    « Lu le 3 décembre 1712.

    « Relu le 7 octobre 1713.

    « Avant de mettre en ordre les bagatelles de ce mémoire, qui me parait bon, il faut consulter M. Coypel et savoir s’il sera convenable de critiquer dans notre recueil un auteur connu et qui a des partisans. »

  2. Page 20.
  3. Page 27
  4. Page 30.
  5. Page 94.
  6. Page 95.
  7. Page 98.
  8. Page 92.
  9. Page 249.
  10. Page 256.
  11. Page 253.
  12. Page 275.
  13. Page 273.
  14. Page 104.
  15. Page 90.
  16. Page 92.
  17. Page 100.
  18. Page 227.
  1. Note Wikisource : l’ouvrage sur lequel porte la conférence de Pierre de Sève le Puiné est Conversations sur la connoissance de la peinture, et sur le jugement qu’on doit faire des tableaux, par Roger de Piles (consulter sur Gallica).