Suzanne et le Pacifique (Giraudoux)/10

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Éditions Émile-Paul Frères (p. 251-297).

CHAPITRE DIXIÈME

J’avais été réveillée brusquement, mais par quoi ? Par un rêve ? ou plutôt, pendant la dernière seconde de mon sommeil, le canon n’avait-il pas tonné, un projecteur ne m’avait-il pas illuminée ? Je scrutais à la fois, pour découvrir la cause de ce sursaut, mon esprit, mon corps et l’horizon. Je tâtonnais dans l’île obscure, appuyant sur les plus sensibles de mes oiseaux, cognant aux arbres creux, appelant l’écho, comme dans un salon où l’on cherche le bouton électrique. J’obtins seulement que le soleil se levât. Du fond de ma grotte enfin, comme celui qui a perdu sa bague, qui s’est replacé, après avoir retourné la maison entière, sur la dernière chaise où il l’avait encore, raisonne, se lève, et va droit au bon tiroir, je m’élançai, je grimpai au cocotier le plus proche, je cherchai la fumée du geyser de l’autre île… J’avais trouvé… deux fumées montaient.

Ce n’était pas un mirage. Il y avait deux fumées, et pas quatre îles, et pas deux lignes de brisants. Sur cette aube encore fraîche, je voyais s’imprimer l’haleine des hommes… Les hommes vivaient encore… Si j’avais eu de meilleurs yeux, peut-être aurais-je pu apercevoir une troisième fumée, toute petite, celle d’une cigarette ou d’une pipe !… Au faîte de mon cocotier, je fus soudain inerte, comme si c’était là que je me maintenais depuis cinq ans ; quelques minutes encore, et je n’aurais plus supporté la solitude ; que la fumée eût paru à huit heures, et non à sept, et il eût été trop tard, j’avais lâché tout. Si bien que je le lâchai vraiment, et tombai, le plus mûr de ses fruits… J’étais au bord de la mer, je me jetai dans le Kouro-Shivo comme dans un taxi.

J’étais trop légère ce jour-là pour l’eau salée. J’en sortais parfois tout entière. Je me retenais et me faisais lourde, par peur qu’on ne m’apercût de l’autre rivage. Le livre du naufragé m’avait révélé les coutumes des archipels voisins et de leurs races, et il y avait de quoi me rendre méfiante. Si c’était le vent d’Ouest qui avait soufflé la nuit, l’arrivant venait de Haühaü, où l’on divinise les blanches. Mais s’il avait soufflé de l’Est, c’était de l’île Meyer, où on les mange farcies, et, du Nord, de Samua Bay où les Papous coupent les têtes. Je tins mon bras tout droit hors de l’eau pour voir d’où était venu ce vent qui allait me rendre esclave ou reine. Il ne soufflait pas, les fumées étaient toutes droites, mon visiteur venait du centre de la terre. Mon visiteur, l’idée m’en vint soudain, était venu dans un yacht à vapeur. Mais c’est la maladresse des Européens qui alors m’épouvanta : ils étaient capables de croire, au renflement de l’eau, que c’était un requin et de tirer. J’essayais en vain, car ils étaient capables aussi de tirer sur lui à mitraille, de chasser le nuage de perroquets qui volait juste au-dessus de moi, parlant ma langue et décelant ma présence. Soudain, comme un ballon d’enfant que j’aurais lâché, ce nuage s’éleva… L’étranger avait dû faire un geste. Puis, dans la seconde île, je vis deux gerbes de paradisiers rouges monter, puis des roses, des violets ; quelqu’un attisait ce beau feu, l’étranger avait dû tirer ; mais j’étais déjà près des brisants, et l’oreille droite dans la mer comme un coquillage, je n’avais pu entendre qu’elle. Enfin, je fus dans la lagune, et j’entendis un bêlement, puis un jappement ; l’étranger avait dû prendre mon cerf par la corne, mon singe par la queue. Les poissons de cette eau tranquille aussi étaient effarés. Aucun n’habitait plus le fond de sa couleur, les ablettes roses sur le corail, les tanches sur les fonds striés, mais ils croyaient à tort gagner la sécurité en changeant de décor, et les dorés étaient sur la nacre, les verts sur le sable blanc. Tous agités d’un mouvement régulier qui les poussait chaque seconde un millimètre en avant, et bientôt en effet, j’entendis le bruit d’un moteur… Trop tard… car, au moment où je prenais pied, je vis un canot à pétrole prendre la passe entre les récifs et piquer justement vers mon île. Je jouais aux quatre coins avec plus que ma vie. Je le regardais partir, pour la première fois haineuse, ruisselante et n’ayant de sec que les yeux… Soudain des larmes en jaillirent…

Un regard d’homme ! J’avais vu un regard d’homme ! Un regard d’homme, sans me voir, comme jadis le réflecteur m’avait touchée ! Sur un visage hâlé, aussi peu habiles à se cacher que tout à l’heure les poissons, deux yeux bleus. C’était tout ; le bord du canot coupait la tête juste au-dessous. Je n’avais pas vu de nez humain, de bouche humaine. Le menton, le cou, les épaules, je n’avais rien vu de tout cela. Mais j’avais vu des sourcils, un front, des oreilles. J’avais vu des cheveux noirs et touffus. Je n’avais pas vu cligner ces paupières, car tout avait été trop rapide, mais j’avais vu une main s’élever du canot et caresser ces cheveux ; une autre main, qui toucha doucement l’oreille. Un homme tout entier était là, et dont chaque partie du corps caressait les autres !

À ce moment, j’aperçus un manteau accroché à un arbre. La brise s’était levée, une brise d’Est, qui allait amener trop tard le chef qui devait me rôtir, mais agitait ce vêtement et lui commandait des gestes de pantin qui me rappelèrent aussitôt, comme si je les avais oubliés, tous les gestes des hommes. Le bras se balançait, le col s’ouvrait, с’était le manteau d’un homme qui marche, qui respire. Je le palpai, je le cueillis au point même où il tenait à l’arbre, pour ne pas l’abîmer, comme un fruit. J’étais sûre qu’on viendrait à sa recherche : ce n’était pas un de ces manteaux qu’on abandonne dans une île, c’était un de ces chefs-d’œuvre en homespun blanc et bistre pour lequel on n’hésite pas à déranger le soir la femme déjà endormie et sur lui assise, doublé de soie bise ; qu’on adore, avec des revers aux manches et une martingale. Mais on ne le retrouverait pas sans moi, car je m’en enveloppait ! Comme en Orient les amants dans les tapis des harems, on ne le ramènerait pas sans moi chez ce M. Billy Kinley, qui était son maître d’après l’étiquette. Je m’attachai à tout ce qu’il contenait. Je nouai à mon poignet un foulard or et gris, qui sentait le benjoin, à mon genoux un mouchoir de soie vert qui sentait la bergamote. De deux parfums d’homme, je me fis deux amarres. Je fouillai les poches, avide de toucher enfin les résidus du monde qu’un homme porte sur soi ; toutes étaient vides, mais du moins chacune avait son odeur, l’une sentant le tabac blond, l’autre le chocolat, la petite sur la poitrine la menthe. J’aspirai ces flacons de sels, après cinq ans je revins à la vie, l’Europe avec ses parfums passa à ma portée… Je me précipitai à mes échos, pour y crier l’appel que j’avais si souvent répété sur eux ; je courus à l’écho quadruple, dédaignant le double et le triple ; le vent avait tourné et venait de l’Ouest, trop tard, car que m’importait maintenant d’être déesse à Haühaü ! Je courais, effrayant mes tatous, qui regagnaient leurs terriers, mes singes qui remontaient aux arbres. Les animaux me laissaient tout le sol pour cette entrevue humaine… J’étais au centre de la petite presqu’île ronde quand je vis le canot aborder à nouveau, sans doute à ma recherche. L’homme appela. Puis sur ma droite, dans les cocotiers, j’entendis un autre homme qui chantait. Puis, loin derrière moi, un banjo. Un quatrième homme sifflait près de la mer, J’entendais à la fois les quatre harmonies que peuvent faire les humains ; et, dès que l’écho eut rejeté quatre fois mon appel, je sentis cette circonférence se resserrer, l’assaut donné à ma solitude par quatre hommes avec des fusils, des revolvers, des haches ; déjà les branches craquaient, et soudain, quand la pression humaine fut trop forte pour moi, — vingt mètres, trente mètres, tant j’y étais devenue sensible, — ne t’évanouis pas, Suzanne ! — je m’évanouis…

Je ne me décidais ni à bouger ni à rouvrir les yeux. Une à une, reconnaissante à chacune comme si un être nouveau se créait pour mon usage, j’avais entendu leurs trois voix… Ils étaient tout près, penchés sur moi… Sur mon corps je percevais leur haleine, l’une atteignait ma main, l’autre ma joue, l’autre ma gorge. Tout le reste de mon corps était glacé, ces trois points bouillants. Chacun de leurs mots aussi atteignait en moi une fibre précise, un muscle de ma jambe, un point de mon cerveau, et quelquefois une partie de moi-même que je devinais spirituelle et non sensuelle. Trois voix aussi différentes que pour un opéra, la basse, la moyenne, la haute, et je fis vœu dès que toutes trois se seraient unies pour une phrase en trio, d’ouvrir les yeux. Mais chacun ne parlait qu’à son tour. Paroles anglaises dont je comprenais certes le sens, mais qui surtout donnaient à ma mémoire un mouvement sans rapport avec leur contenu, et chacune ouvrait en moi une vision d’Europe et l’épuisait comme une glande…

La voix de basse disait ;

— Les pieds me déroutent. Tout est mystère dans ces îles. Voici la trente-unième race à ajouter aux trente races de Wellney. Mais qu’il y ait des pieds cambrés en Polynésie, c’est la ruine de Spencer et de Heurteau !

Je comprenais tout cela, mais que mes pensées étaient autres !

L’arrivée aux gares, pensais-je ! quand le train décrit une toute petite courbe pour entrer dans le hall, quand l’approche de Paris rend si sensible qu’on devine au-dessous de soi chaque aiguillage. L’arrivée à Saincaize, juste à la sortie du tunnel et qu’on jette des noyaux de cerise sur les voyageurs qui débarquent du train de Bourges !

La voix haute dit :

— Mais cette peau ?

— Fardée et nacrée. La peau s’explique dans Wellney. Mais les pieds me confondent.

Moi je pensais :

Le vin, dont peut-être une bouteille était là, toute proche ! Les ceps, sur les pentes autour des échalas comme de beaux bigoudis la veille des confirmations ! Les vendanges, à l’époque des pêches, quand on les ouvre et qu’on remplace le noyau par un raisin de muscat !…

La voix du baryton demanda :

— C’est une jeune fille ?

— Tout ce qu’il y a de plus jeune fille. Depuis l’île Rismky on arrache le lobe droit à celles qui ne sont plus vierges. À Salou, on tatoue une main ouverte sur la plante de leur pied. Mais allez tatouer une main sur ces pieds-là !

La limonade, la gazeuse, à la saccharine ! la bouteille éventée qu’on retrouve dans un placard un mois après le passage des petites Elichade ! l’eau de Couzan, l’eau de Périer, le champagne !

— Abandonnée dans l’île. Toutes les fillettes accusées de divination sont isolées pour quatre ans d’après Wellney. Songez qu’on leur arrache le lobe à quinze ans. À neuf dans l’île Barré. Celle-là a vingt ans.

Les châteaux, les églises, les canaux, les jardins, les routes, les chemins, les sentiers, les traces…, la montagne, la neige, les glaciers, les traces, les sentiers, les chemins, les routes, les autos, la rivière enfin, et le grand pont !

— Mais sa peau, Billy.

— Fardée et nacrée.

Tant Billy s’était hâté de répondre, la voix haute et la voix basse s’étaient confondues !…

Les hommes, les petits, les grands, les bègues, les sourds, ceux à moustaches, ceux rasés, ceux en veston, ceux dont le chapeau s’envole et un balayeur le maintient avec son balai… Je n’avais qu’à ouvrir les yeux pour voir tout cela… Mais la voix haute se fâchait…

— Fardée et nacrée, voilà tout ce que tu sais dire. Mais au-dessous du fard ?

Les chiens, les chats, — les cages et les aquariums surveillés par les chats, les chats en porcelaine qui dorment avec des taches dorées et leur nom écrit au-dessous au crayon !

— Peau brune. Type Wellney. Je passe un peu d’acide sur son bras. Regardez…

Alors quelque chose me piqua. Il frottait du doigt mon bras au creux du coude. Entre les hommes et moi, par un acide qui ronge, le contact était repris pour toujours… J’ouvris les yeux… Je les vis tous trois.

— Jack, elle pleure, — dit la voix haute. — Console-la.

Alors Jack, celui qui m’avait touchée déjà (j’avais vu sur moi l’empreinte de ses mains), celui qui avait déjà l’habitude de mon corps et m’avait portée, celui (je voyais sur sa chemise de soie bleue une traînée nacrée comme celle que laisse la lune) qui savait mon poids, mon parfum, s’approcha, souleva ma tête, et enfin je pus parler, et reprendre après tant d’années ma conversation avec les hommes, et dire mon premier mot français qui fit reculer Jack stupéfait et s’approcher les deux autres :

— Un mouchoir ! — dis-je.

Maintenant, c’était le soir de cette journée et nous nous taisions tous quatre. Mes oiseaux étonnés de me voir rester dans la seconde île, regagnaient par vols la première, volant presque à reculons. Chaque rayon aussi nous quittait pour se déposer une minute sur mon vrai royaume et s’éteindre. J’étais vêtue maintenant d’un pyjama de soie noire ; j’avais une gourmette d’or à la cheville, je reprenais la vie d’Europe par ses modes les plus snob. J’avais repris les goûts d’Europe par leur degré le plus aigu, le rhum, le champagne, les pickles. J’étais un peu ivre, la terre pour moi recommençait de tourner.

Maintenant je savais tout de la guerre. J’hésitais encore, à cause de l’accent anglais de mes amis, sur les noms de leurs maréchaux, Pétain, Foch, mais je savais toutes leurs aventures. Jack, qui me semblait le stratège, avait tenu à m’indiquer la manœuvre de la Marne, qui sauva la France : flanc droite, puis flanc gauche ; la manœuvre de Bouchavesne, qui sauva la mairie de Bouchavesne : flanc gauche, puis flanc droite ; enfin la manœuvre de ses patrouilles à lui, par laquelle il fit prisonnier deux uhlans, combinaisons merveilleuses des deux victoires précédentes, flanc gauche-droite, puis flanc droite-gauche. D’Hawkins qui était dans l’état-major, j’avais appris tous les potins de toutes les armées, la visite de lady Abbley déguisée en garçon boucher ; son voyage en auto avec Clemenceau dont il attendait avec admiration des confidences et qui lui dit seulement, après deux jours de silence, montrant des vaches dans un pré : « Si l’on donnait du café aux vaches, on trairait du café au lait. » Sa stupeur dans la salle à manger de lord Asquith en apercevant un an après le début de la guerre le portrait de l’empereur Guillaume en pied. Pour Billy, il parlait peu et portait sur lui tous ses souvenirs, dans la main un morceau de grenade qui l’empêchait de prendre la boussole et lui avait fait commettre, sur le yacht, de grandes erreurs de compas ; un ordre de service signé à la fois par un général anglais qui s’appelait French et un général français qui s’appelait Langlais. Puis, comme il avait été lieutenant d’étapes, il put m’indiquer, à mesure que je lui fournissais des noms limousins, quelles troupes anglaises y avaient campé, à Saint-Sulpice les Hindous, à Limoges les Néo-Zélandais, à Rochechouart les Syriens juifs, et deux escadrons boers pour garder les Russes révoltés près d’Ussel. J’appris aussi les modes de l’année, ils me montrèrent Vogue et Feuillets d’art, et, pour me prouver combien ils m’estimaient et me jugeaient de leur monde, ils m’énumérèrent les derniers mariages, unanimes à blâmer Perscilla Bandenby qui se mariait sans amour et en jaune.

Maintenant, par la grâce de cette soie, de ces foulards, tous mes penchants m’étaient revenus et plus intraitables que jadis. Depuis douze heures à peine je revoyais les hommes, et, au lieu de tout approuver d’eux et de leurs créations, comme je le croyais, je me sentais aussi intransigeante qu’à la pension. À nouveau il était des couleurs que je détestais, le violet, par exemple de la chemise d’Hawkins ; j’étais sans pitié pour les cravates à initiales, j’étais irritée par les souliers d’homme à empeignes trop grandes ; il y avait déjà un champagne que je préférais. J’obligeai Billy à changer ses chaussettes, qui étaient de raies concentriques. Les petites pipes à queue courte et droite, je les aimais aux dépens des pipes à queue courbe. Autant les cheveux blonds à l’argentine, les grandes mains fortes me semblaient dignes de nos caresses, autant je méprisais les cheveux noirs avec raie au milieu et les mains petites et souples. Je préférais le platine à l’or, les palmers aux biscuits secs, la moutarde Dearly à la moutarde ordinaire, toutes ces vérités qu’une génération atteint en vingt ans, j’en étais redevenue maîtresse en un après-midi. Moi qui ce matin eût défailli de joie à l’idée d’un trafiquant, d’un négociant, je trouvais naturel que mes trois sauveurs fussent de jeunes astronomes millionnaires venus ici à leurs frais pour suivre des éclipses. Moi qui souhaitais presque indifféremment l’arrivée d’un Papou, d’un Chinois ou d’un nègre, entre ces trois jeunes lords, dont le premier était duc, le troisième vicomte, il y en avait un qui me rendait la présence des autres presque inutile, par hasard le plus titré, le plus riche : un penchant invincible me portait vers Jack.

Je ne savais me contenir. Chaque fois qu’il se levait, j’avais peine à ne pas le suivre comme un chien. Parfois je voyais mes compagnons rire tous trois ; c’était (car je gardai longtemps encore l’habitude de penser tout haut), que je venais de libérer une de ces phrases à l’infinitif qui me tenaient lieu de raisonnement ; je venais de dire : Tenir Jack dans mes bras, — le faire boire, — tourner son bracelet d’identité jusqu’à ce qu’il criât ! Jack n’en tirait pas d’orgueil et même ne s’en émouvait pas : il avait eu pour voisin à l’hôpital un trépané qui parlait comme moi. Il me soignait comme le trépané ; à chacune de mes paroles inconscientes il s’approchait et voulait me pousser un nouveau coussin sous la tête. La nuit était tombée. Le chauffeur du canot vint aux ordres, comme un chauffeur d’auto avant le théâtre à Paris (Refaire le plastron de la chemise du chauffeur, cousu à l’envers ! Teindre en vert la mèche blanche que le chauffeur avait dans sa perruque ! mes amis s’étendirent tous trois l’un près de l’autre (Cogner doucement leurs trois têtes entre elles !), et chacun, après un certain nombre de milliards d’étoiles, s’endormit. J’avais peur ; ces trois astronomes étendus et immobiles parsemaient l’île d’ombres nouvelles qui marchaient ; mais je n’osai les réveiller, la nuit n’est pas une éclipse.

Je ne pouvais m’éloigner de Jack. J’avais rampé vers lui. Je me disais en vain tout ce que m’eût dit Mademoiselle : que pour la première fois de ma vie je n’étais plus une jeune fille bien élevée, qu’une jeune fille bien élevée ne prend pas une main d’homme, n’embrasse pas un front, ne couvre pas de petits galets, un à un, pour atteindre le poids maximum où sa respiration s’oppresse, une poitrine échancrée d’astronome-lieutenant. Près de ce corps endormi, d’ailleurs, pour la première fois, je me rendais compte de la ruse et de l’agilité que j’avais gagnée dans l’île. Je voyais tout malgré la nuit. Ce jeune homme méfiant qu’un oiseau éveillait, je le piquai d’une épine pour le voir remuer, soupirer. Je replaçais sous sa tête sans qu’il s’en aperçût ses coussins. Je faisais le siège de ce sommeil. Je fardai son visage, je peignis ses lèvres. Je mis près de lui cette herbe qui fait rêver ; il claqua la langue pour exciter un cheval, il remua le troisième doigt de la main droite, mon herbe polynésienne le fit rêver d’une promenade en charrette sur Riverside. Grimpée dans le mancenillier juste au-dessus de lui, je le surveillais, comme les tigres qui se laissent tomber sur le passant ; au moment où son rêve parut le tourmenter, je me laissai tomber près de lui, écartant le cauchemar sans l’éveiller lui-même. Vêtue de nacre dans cette débauche lunaire comme un rat d’hôtel dans l’obscurité vêtu de noir, quoiqu’une jeune fille bien élevée ait ordre de ne pas le faire, je fouillai ses poches. De quelle joie je partageais avec lui chaque chose, chaque arbre, chaque oiseau de ce monde hier encore si terriblement indivisible ! Mais comme il dormait ! Déjà cependant ces perroquets qui n’étaient plus grâce à lui que mes demi-perroquets, ces passereaux mes demi-passereaux commençaient à tournoyer. Mes mille demi-étoiles bougeaient doucement, mon demi-Pacifique ne comblait plus juste l’horizon, c’était l’heure où le monde a du jeu, c’était le matin ; la scie sur les récifs crissait comme à la fin d’une bûche. Étendue enfin, mais aussi mal à l’aise sur le sol de cette île où je n’avais jamais dormi que sur un lit nouveau, j’attendais avec impatience : j’avais oublié de leur demander la saison. J’attendais leur réveil pour savoir si c’était le printemps ou l’été. Et enfin (je n’attendis pas sa part !), mon demi-soleil parut !

Alors je me précipitai sur Jack, je le secouai en riant, je réussis avec son corps le contraire de ce que j’avais fait avec les dix-sept corps de l’an passé ; je le tirai par les bras et les cheveux jusqu’à la lagune ; je le précipitai dans l’eau fraîche couverte de rosée où seuls les poissons de nuit remuaient encore. Ses camarades, éveillés par ses cris, riaient, et, unis à lui par ce fil qui joint les amis et les alpinistes, ils se précipitèrent après nous.

Que vous dire encore ? C’est au moment où Billy m’annonça le déjeuner que j’éprouvai pour lui le même sentiment que pour Jack. Même désir de le toucher, de l’embrasser. Même amour pour ses parents et sa famille, même sympathie intarissable pour le moindre de ses gestes, dévouement pour ses vertus. J’étouffais sous ma main des paroles que tous trois croyaient encore des aveux à Jack, mais qui étaient bel et bien des hymnes à Billy. C’est vers Billy, dos à Jack, que je me tournai pendant la sieste. Je m’attaquai à son sommeil de jour comme au sommeil de nuit de Jack. De la même épine, de la même caresse, sans voir cette fois son visage, malgré le soleil, car il l’avait recouvert d’un foulard. Mais c’était bien en moi le même désir, ressenti avec Jack la nuit, que Billy ait une sœur, une maison. Le même, exactement, de voyager à ses côtés, de voir Billy en silhouette sur un volcan jetant des flammes ; de voir, la main de Billy dans ma main, de jeunes crocodiles descendre le Gange, le museau imperceptiblement orienté à chaque groupe de pèlerins vers l’enfant le plus gras. Jack derrière moi s’était éveillé ; il m’agaçait d’une palme, en homme qui se croyait toujours aimé, et, me retournant enfin, je m’aperçus avec épouvante que d’ailleurs il l’était encore. Ma pensée, malgré ma passion pour Billy, ne dépouillait pas Jack de tous ces charmes dont je l’avais chargé à chaque étage de son corps comme un arbre de Noël, J’aimais Billy et Jack. Que pouvait bien signifier tout cela ? Ou la Providence réglait trop bien les choses, et elle me délivrait par les deux seuls hommes au monde qui pouvaient me plaire. Ou mon cœur, cinq ans rouillé, n’était plus qu’un moulin.

Mais que me fallut-il penser le soir, quand Hawkins, modestement, car il voyait les autres préférés, me demanda d’écouter le phonographe. Comme il tournait l’aiguille et de la main appuyait sur le disque, fermant les yeux pour que son doigt perçût mieux les empreintes, comme il allait s’asseoir ensuite, et hésitait, ne trouvant que des places (à part les touffes de cactus) ornées de nacre, d’orchidées, de corail et aucune pour laquelle l’homme fût un ornement ; comme il restait debout, tiré d’embarras une minute, car Jack et Billy avaient choisi la Marseillaise et devaient se lever pour l’entendre, un tic des sourcils d’Hawkins jeta tout vif cet ami dans mon cœur. Un amour plus fort encore que pour les autres, puisque des membres plus lointains de sa famille en étaient touchés. Visiter le grand-père d’Hawkins un jour où la neige tombe sur Londres, donnant à l’Angleterre la seule ressemblance qu’elle pût avoir avec ma plage en nacre ! Nager dans le Gange avec le filleul de la sœur de Hawkins, près de grands bateaux avec des oiseaux mouvants dans leur mâture immobile, des poissons dormants dans leurs remous ! Aller à Compiègne en auto avec le cousin issu de germain de Hawkins, avoir peur, car il conduit les yeux fixés sur moi ! Hawkins, maintenant, cherchait de nouveau à s’asseoir, car la musique en avait fini avec les hymnes nationaux. Le phonographe jouait Sous les ponts de Paris. Hawkins me faisait expliquer les paroles françaises, puis chantait le refrain, mâchonnant l’air de ces mots pour lui nouveaux comme avec de nouvelles dents. Puis ce fut un tango, et sur son visage tout ce qu’un tango peut suggérer à la pensée d’un étudiant d’Oxford, je m’étonnais de le lire dans ses moindres détails. Cinq années de solitude m’avaient appris à deviner d’après les crispations de lèvres ou les reflets sur les joues quels noms propres ou quels noms de ville traversent une pensée d’homme… Rien d’ailleurs que de logique dans la rêverie d’Hawkins. En cette première seconde, il songeait à la Havane, il voyait un passager, au transbordement, effaré de voir tomber sa malle à chapeau dans la mer. En cette deuxième seconde, à deux statues du port de Bahia, dont les oreilles étaient des coquillages gigantesques ; l’un d’ailleurs était faux et l’on n’y entendait pas la mer. En cette seconde, à Madrid, à la caissière bigle du Palace Hôtel, à Goya, à Vélasquez. Puis, soudain, le tango fini, à pas grand’chose, à rien… Que je l’aimais !

Et la nuit revint. Le phonographe, la lampe électrique du canot à travers les cocotiers, un cri de singe au loin, tout cela donnait à mon âme le mal que donne un jardin public de banlieue, et devant un miroir j’aurais pu d’après mon visage deviner quels mots terribles traversaient en me déchirant toute : le Vésinet, La Garenne-Bezons, peut-être Bois-Colombes… Sur la grève, le mécanicien sifflotait les airs déjà joués, mais en retard de deux ou trois disques. Je savais qu’il s’occupait à réunir tout ce qu’il y avait de bleu, de blanc et de rouge dans le vestiaire pour mettre à la poupe un pavillon français, mais j’hésitais à aller le voir : je n’étais pas sûre de ne pas l’aimer ! Il vint enfin, se courbant devant moi, m’offrant le drapeau boursouflé sur ses deux mains comme un lange avec un enfant. Il avait ce langage assuré, ces yeux à iris carré, ce dandinement des épaules qui vous rendent, avec leur cravate jaune et bleu clair, les chauffeurs-mécaniciens plus chers que l’amour.

Billy, qui était seulement chasseur d’antilopes et de couguars, et qui détestait l’astronomie, avait songé à me ramener au yacht, ancré à Rimsky-Korsakov, dans le désir, je crois, de me montrer dès le lendemain sa collection de peaux et de cornes, mais je décidai de ne partir qu’avec eux tous et d’attendre l’éclipse. Ils m’approuvèrent, car ils craignaient qu’elle ne fût accompagnée d’un typhon, et j’eus tout le temps de leur présenter mon île. Elle était prête.. Au fond, le souci de cette réception avait guidé tous mes actes durant ces cinq années ; j’avais fait de l’île un parc, un salon, astiquant les grèves de nacre, polissant les récifs, colorant de rouge vif par des injections dans les racines des bosquets entiers, que je bordais ensuite d’orchidées nègres, essuyant sur les cavernes marines cette poussière que donne l’Océan avec autant de profusion qu’une route en Provence, ayant dédaigné aussi d’encombrer ma demeure d’objets qui pouvaient être utiles, mais qui l’eussent ridiculisée le jour de mon sauvetage, tables, chaises ou baquets ; c’était un jardin sans un journal sur les pelouses, sans une feuille morte, l’île en somme la mieux cirée de Polynésie, et Billy glissait sur le corail. Aux oiseaux mêmes j’avais donné des habitudes de volière, les nourrissant aux mêmes ronds-points, reléguant les nids-jardins des oiseaux jardiniers dans un seul pré tout planté maintenant de leurs maisons ouvrières, pelant les mousses des palétuviers, seule laideur de mes arbres, pour qu’ils ne fussent pas surpris dans cette flanelle, et tendant le long des allées mes rideaux de plumes, (tout semblables, disait Hawkins, aux rideaux dont on camouflait les routes près du front, avec la différence qu’ils étaient en plumes de paradis). La réception avait tardé, les arbustes étaient devenus arbres, les perroquets parlaient une langue humaine, mais cette heure de thé dans quatre tasses en noix de coco semblait justifier aux yeux de Dieu, et justifiait en tous cas au miens, cinq années de drames et de malheur.

Puis l’éclipse eut lieu, augmentant l’irritation de Billy, qui ne pouvait comprendre l’émotion des deux astronomes, et en quoi les phénomènes terrestres sont primés par les solaires et les lunaires. Il s’indignait, tandis que nous trois, par ce voile jeté sur la lune, comme les serins quand on cache leur cage, nous nous taisions. Il comparait chacun des astres à une des bêtes qu’il chassait, et ne pouvait arriver à le lui préférer. Il criait contre tous ces instruments qu’Hawkins et Jack braquaient sur le ciel sans jamais tirer, soudain apaisé et interloqué par une étoile filante, frappée par eux au cœur. Il disparut, et je l’aperçus plus tard gravant des mots au chalumeau oxydrique sur le rocher du promontoire ; il avait l’air d’un cambrioleur qui forçait les secrets de l’île ; en fait il lui en ajoutait un, il écrivait :

cette île est l’île Suzanne
où les démons de Polynésie
les terreurs
l’égoïsme
furent vaincus par une jeune fille
de Bellac


C’est le lendemain que le canot partit, face au soleil. Pas de typhon, La mer était puissamment calme comme celui qui a renoncé à une colère, j’étais assise face à mon île. Peu à peu elle s’arrondit ; pour la première fois je la vis d’un peu plus loin, de loin, de l’horizon. Elle étincelait, elle n’était plus que rubis et topaze, tous ces rayons dans lesquels j’avais été prise six ans ne m’atteignaient plus que par leur sommet, ma tête seule était encore illuminée par eux ; un mille encore, et je reprenais ma lumière terne d’Européenne, sous la vraie poudre de riz que m’avait prêtée Hawkins. Mais surtout mon île semblait habitée. Dans les frondaisons, dans les formes des collines, il y avait, par moi seule apportée, cette harmonie que quarante millions de Français ont juste achevé d’imposer à leurs montagnes et forêts. Mon île était usée juste comme la France, au-dessus d’elle, c’était par ces vols réguliers et nombreux qui aboutissaient à un être humain comme la queue à sa comète, que volaient les oiseaux, plus épars au-dessus des autres îles que les poussières dans une eau Saint-Galmier. Parfois un arbre que j’avais toujours cru confondu avec les autres m’apparaissait tout seul et me faisait un adieu isolé. Les places que je croyais mes cachettes les plus sûres apparurent aussi pour la plupart : c’est quand je pleurais ou je priais que j’avais été le plus visible. Puis la seconde île se rapprocha d’elle, lui glissa un reflet qu’elle accepta et cacha, comme une femme qui mène au train son ami le billet de l’ami qui reste. Puis un choc au canot, c’était le dernier ressaut de la houle contre mes récifs ; puis une contraction de mon cœur, c’était sans doute la ligne d’où les Canaques qu’on arrache à leur patrie se précipitent à la mer. Deux ou trois de mes oiseaux favoris m’accompagnèrent longtemps, puis, à je ne sais quelle autre limite, désolés mais contraints, m’abandonnèrent. Je pleurais. Billy pour la première fois maudissait la terre, et me détourna de ses bras vers l’avant juste à la seconde où mon île disparut, comme on détourne la tête d’un enfant au moment exact où le monsieur dans le lit meurt.

Ainsi je quittai l’Ile. Parfois je frissonnais, croyant être effleurée à nouveau par un de mes oiseaux ; mais c’était le vent qui emportait une des mille dépouilles de paradisiers entassés sur le pont. Avec des yeux aussi gonflés de larmes qu’une pensionnaire qui va au couvent, je surveillais les glissades de la mallette que mes amis m’avaient prêtée. Petit trousseau de pension qui ne contenait que des litres de perles… Billy essayait de me distraire, me parlant de Wilson, de Victor Hugo, de Verlaine, comme on m’eût parlé, fillette, des pions et des sous-maîtresses que j’allais avoir en Europe… Hawkins qui avait la meilleure vue de tous et qui s’était tourné vers l’arrière resta une demi-heure ainsi avec une jumelle, puis me prit par la main et me dit tout à coup :

— C’est fini : on ne la voit plus…

C’est ainsi que mon île devint invisible…


Que vous dire maintenant ?

Comment, le soir même, j’aperçus une autre terre, puis une autre avec des collines, puis une autre avec des montagnes, et j’avais l’impression que la mer, que le déluge, descendaient ? Comment Billy (rien en moi sans doute n’étant solaire ou lunaire) devint à son tour amoureux et ne me lâcha plus ? Comment mon sauvetage me plaçait au point le plus éloigné de son pays où puisse parvenir une Française ? De plus loin de la France, disait Jack, il n’y avait que Lelestra, l’étoile la plus proche. Comment, par peur d’un raz signalé par notre antenne, nous fîmes relâche deux jours dans une autre île inhabitée ?… Au fond, le sort m’avait gâtée, mon île était meilleure ; ici les fruits étaient plus aigres, les noix de coco plus difficiles à briser… Comment je repris l’habitude de dormir dans un lit, d’abord devant le lit sur le parquet, puis sur le tapis, puis sur des coussins, regagnant le sommeil par degré comme une favorite le trône ? Comment Billy pleurait, chaque soir, à neuf heures, car il était exact comme une montre, quand je refusais sa main ? Nous étions étendus dans des hamacs sur le pont. De grandes étoiles pendaient jusqu’à nous et se relevaient subitement, mais nous ne jouions pas à ce jeu stupide. Nous jouions au loto, seul jeu qui fût à bord. Déjà les étoiles, les oiseaux redevenaient pour moi des molécules étrangères… Plusieurs fois le yacht essaya d’annoncer par radio que j’étais retrouvée, mais l’appareil manquait de puissance, et seuls quelques braves colons ou recruteurs isolés pour six mois dans, les archipels purent s’en réjouir. Parfois un canot retourné ; c’était un Canaque, me disait-on, enfui d’un navire et qui devait être pris dans banc au-dessous. Puis un jour une goélette dont le vieux capitaine se mit à danser en rond quand il apprit mon sauvetage. Son chargement était de whisky et de bordeaux, il nous signala qu’il allait me fêter.

— Épousez-moi, — disait Billy. — Vous m’aimez !

— Non, Billy.

— Épousez=moi, — reprenait Billy qui me tentait avec tous les noms propres qui signifient luxe et beauté, — nous aurons un yacht Kauderlen, toute la vaisselle sera de la vaisselle d’argent Keller. Quel beau bruit dans les tempêtes ! Vous m’aimez !

Mais j’aimais tout le monde. Cette vague indifférence que nous éprouvons pour nos semblables, ma solitude l’avait haussée de ton, et elle commençait à l’amour. Dans toute l’île Lewis j’essayai de trouver un être humain que je n’aimerais pas… Mais allez contempler cinq minutes l’iris, devenu minuscule à cause des plongées, d’un pêcheur de perles, la malice dans la prunelle d’un évêque, dans la pupille d’un Canaque la foi en un dieu plus beau que le plus beau Canaque, et ne pas se sentir par eux transportée d’amour ! L’approche de chaque être humain me donnait l’ivresse d’une pipe d’opium. Je me retenais pour ne pas l’embrasser et aspirer son souffle, ses yeux crépitant. Devant chaque tête humaine je m’arrêtais comme devant une cage et je sifflais aux oiseaux. Même dans l’île Rateau où les gens vivent avec avidité, se partageant l’air avec des soufflements, assemblant au sommet de leur visage tous leurs yeux, nez et bouches comme des parasites, comme s’ils allaient plonger et s’en délivrer en enfonçant peu à peu la tête, je n’en pus trouver un qui me fît horreur. Même en Papouasie… Cette aube sur les rives de la Fly ! Tout dormait, à part de petits échassiers qui marchaient sur les feuilles de nénuphar sans enfoncer… Un grand arc lunaire s’élevait avec les sept couleurs de l’autre (voulez-vous que je les récite ?) plus une dorée. Un casoar accroupi près de moi lançait en l’air sa tête encore aveugle comme une élastique, retirait les peaux blanches de ses yeux et, me voyant, s’enfuyait sur les immenses pattes qui ont mené ses ancêtres d’île en île depuis la Tasmanie. Jeannot le canaque, que nous appelions République, car il avait été condamné à mort avec sursis à Nouméa, pour insulte à la République — nous le tenions par ce mot ; la moindre incartade et sa condamnation reprenait force ! — Jeannot allait au bain, et laissait derrière lui en secouant les lianes de jasmin une trace plus parfumée que celle de la Première de chez Guerlain, et vous envoyait ensuite par son plongeon une bouffée de vin chaud et de cannelle qui était l’odeur de la Fly. Enfin le docteur Albertino parut, poursuivi par les femmes du chef papou qui lui vendaient des insectes rares pour vingt francs (que la vie devient chère !). Il avait une grande barbe noire à travers laquelle apparaissait parfois une petite main blanche, qui gesticulait, la sienne. Le soir, à la fête du village, pour que les Papous continuassent à le croire sorcier, il enflamma un peu, très peu de son alcool (il le ménageait pour confire ses nouveaux serpents) et il avala les flammes. Il avait de petits complets d’alpaga blanc exécutés, disait-il, par M. Tomasini, le seul tailleur au monde que n’inquiète pas le problème des bretelles. Et je l’aimai ! et je fus déçue de l’aimer, comme je l(êtais autrefois de n’éprouver que de l’indifférence.

C’est le 1er  juillet 1918 que j’arrivai à Honolulu, où la fille de l’évêque, apprenant que je n’avais pas de robe, m’envoya la plus belle des siennes pour la réception et, hasard ou habitude hawaïenne, vint m’attendre au palais dans la robe jumelle. C’était la première femme vêtue que je voyais, je me précipitai dans ses bras, nous ne fûmes une minute que la même forme en soie verte. Du yacht, Billy avec sa longue-vue pouvait croire qu’on ne redonne pas impunément une femme à son sexe et que je m’étais fondue en lui dès la première rencontre. Il fallut partir au bout d’une heure : jamais le chœur des Hawaïens n’avait eu à chanter à aussi peu d’intervalle l’hymne de la jeune fille qui arrive et l’hymne de la jeune fille qui part.

À New-York, M. Cazenave donna un dîner en mon honneur chez Sherry. Il y avait là enfin un commandant français, qui avait une main de fer, un lieutenant qui avait un gantelet mécanique, et la première chair française que je pus serrer était un métal affreux. Le capitaine avait un clapet d’argent sur le crâne ; je retrouvais mes compatriotes comme après l’explosion d’une chaudière. Un quatrième, comme je lui demandais d’un peu loin combien leur mission comprenait d’officiers, leva la main en l’écartant pour m’indiquer qu’ils étaient cinq, oubliant qu’il n’avait plus que quatre doigts. Mais la guerre avait juste épargné en chacun d’eux le trait par lequel il pouvait me plaire, et j’étais heureuse de penser que j’aimais dans les hommes la part la moins périssable. J’étais la seule personne au monde qui n’eût pas entendu encore de récits de guerre ; vous pensez s’ils en profitèrent. Le commandant, un peu familier, me touchait parfois de son crochet de fer, doucement, comme pour irriter sans le détruire un beau feu. Plus heureux que s’ils révélaient à la Belle au Bois Dormant après son réveil l’invention de la poudre, de l’imprimerie, des truffes et du champagne, ils m’expliquèrent les tranchées, les fils de ter crénelés, les sacs barbelés, se souriant au mot « cavalerie ». C’est à ce moment, tout à fait par hasard, que mes yeux se portèrent sur Edwin Marion, mon vis-à-vis… Mon regard passa d’abord sur cette face distraitement, et je n’y rapportai pas l’angoisse que j’éprouvai. Une minute après, même serrement de cœur, et je me souvins avoir regardé Marion une seconde fois… Alors, cinq fois, dix fois, je recommençai l’expérience… et je compris… j’avais bien devant moi le premier homme en qui je ne trouvais rien à aimer…

C’était pourtant cette heure des repas où chacun se découvre et s’aime en son voisin. M. Cazenave découvrait dans un jeune Irlandais un cousin de son beau-frère, l’embrassait, découvrait l’Irlande. Miss Pond découvrait que Sargent est un grand poète et Hugo un grand peintre. Mrs Dallmore dans le Star spangled banner retrouvait deux mesures de Beethoven. Mr Hoover, entrepris par un de nos agents de propagande, découvrait que l’Algérie, la Tunisie sont des colonies françaises, et s’extasia… Mais moi, sur la tête d’Edwin j’épuisais mes regards. Tous les gestes par lesquels un caractère se dévoile, il les faisait pourtant en moins d’une minute. En une minute je le vis rire, parler, boire, manger, hoqueter, se curer les dents, les oreilles, les ongles. On eût dit que sa seule occupation était de se délivrer des alluvions dont le recouvrait chaque seconde. Je le vis distrait, morne, gai, débordant de santé et minant des deux genoux un pied de table, portant la main à son front, malade… Sur son visage de métis américain, où chaque trait ancestral prenait successivement le commandement des autres, je le vis Écossais, Juif, Hollandais, Bostonien. Je le vis, car il avait les yeux vairons et les cheveux différents de couleur comme s’il y avait sur son crâne un côté Sud et un côté Nord, selon le profil qu’il m’offrait, roux avec un œil bleu, gris sel avec un œil obscur. Je le vis tendre une main vers son verre, hypocrite, rampante, pour surprendre son verre, saisir une des franges de la nappe et la déchirer peu à peu ; il jetait son pain sous la table, puis, les alluvions se déposant à nouveau, d’un mouchoir humecté il se lavait le menton et les doigts. M. Cazenave qui s’amusait de ma répulsion, me dit que tous comme moi trouvaient Edwin antipathique mais qu’il était un homme de génie, que les légendes de ses dessins étaient célèbres, qu’aucun trône ne résistait à ses caricatures ; que d’ailleurs, quand il était par trop arrogant, il suffisait de lui parler de la mort. Il se taisait aussitôt, il s’enfuyait, comme un couguar auquel on montre une allumette.

Edwin maintenant avait fermé les yeux. Il avait le privilège de s’endormir dès qu’il voulait. Il avait glissé sur sa chaise, sa barbe dépassait, il dormait, avec pour drap une nappe surchargée de vingt femmes, d’argent, de fleurs et de liqueurs et sur laquelle on voyait la trace de ses doigts, car ils marquaient comme son fusain. Parfois à un dignement, à un sursaut, on devinait que cheminait en lui, comme une aiguille dans le corps d’un enfant, une de ses futures légendes, un de ses sarcasmes futurs… qui soudain effleura un organe vital (le foie, car il devint tout jaune), et l’éveilla…

Il m’observait maintenant d’un œil soupçonneux, comme s’il comprenait qu’on m’avait renseignée sur lui pendant son sommeil. De temps à autre, pour fêter son dessin de la veille dans le Sun, déjà célèbre, qui représentait un navire dans une tempête, toutes les fois qu’il était parlé près ou loin de la mer ou de la marine, on se tournait vers lui et la tablée lui souriait avec honneur. Il m’adressa soudain la parole, et me félicita d’avoir été découverte dans mon île. J’étais décidée à découvrir en lui, par la parole, ce point faible et sympathique qu’aucun regard n’avait pu trouver. Je lui souris…

— Et vous, — dis-je, — qui vous découvrira jamais dans la vôtre ?…

— Je suis découvert, — répondit-il. — J’ai une femme abrutie et trois enfants idiots.

Je ne pus répondre, car M. Vinocht vantait une édition fameuse de la Tempête de Coleridge, et tout son groupe en profitait pour se tourner et s’incliner vers Edwin. Une dame plâtrée continua à remuer la tête, comme un magot chinois, jusqu’à ce qu’Edwin l’arrêtât d’une grimace. Il me dit qu’elle vivait de la propriété du plus beau cimetière de Saint-Louis, dont elle vendait les places fort cher, car il était au centre du jardin public. Elle passait même pour enlever les dents en or de ses pensionnaires…

— Voilà un cimetière que vous devrez éviter, — dis-je.

Car il avait trois dents en or. Il me regarda, méfiant, se demandant si l’on ne m’avait pas prévenue de sa phobie, surveillant désormais le moindre de mes gestes, attendant la moindre de mes paroles, comme celui qui sait le revolver de l’autre chargé, m’offrant des asperges à l’huile, me disant du mal de la sauce blanche, avec toute la bassesse de quelqu’un qui a peur d’un spectre ; me livrant la plus belle femme de l’assemblée en me contant sa passion pour son chauffeur, employant plus de vilenies pour éviter le seul mot de mort et me distraire que bien d’autres pour écarter la mort même : recourant pour me gagner à des ruses oui couvaient faire croire à sa franchise, me disant du bien de l’Allemagne, du mal de la France, et il ne pensait ni l’un ni l’autre. Je lui parlais de Daumier, qui était mort, de Degas, qui venait de mourir, mais lui me questionnait sur Vuillard, sur Bonnard, sur tous ceux qui avaient longtemps à vivre, comme celui qui remplace les vraies cartouches par des fausses dans le revolver sur la table, affectant, jusqu’au moment où j’insistai, de croire Degas encore vivant, tombé eu enfance, mais vivant, dans le coma mais vivant… Là-bas l’orchestre jouait le Vaisseau fantôme, et tous à nouveau lui souriaient et s’inclinaient vers lui… Moi j’abandonnai la partie… La vue, l’odorat, l’ouïe s’étaient en vain épuisés ; de noble en lui, de digne, il ne pouvait plus y avoir qu’un métal entré par hasard, un louis d’or avalé, un pharynx d’argent… Peut-être encore le toucher m’indiquerait-il… Comme il avançait les doigts vers une carafe, par un geste à dessein maladroit, j’effleurai sa main ; elle était froide, lisse, dure ; il me regarda, le même regard faux dans ses yeux vairons, devinant ce que j’allais dire, rejetant déjà sa serviette, presque levé… Je le dis…

— Vous avez des mains de mort…

Il me salua, pour détourner quelque maléfice, et partit…

Alors je me tournai vers les autres, et soudain je m’aperçus qu’eux aussi, par l’effet de cette immonde vertu, ils avaient été retirés de mon cœur. Cette chaîne que chacun accrochait de mon regard à l’un de ses traits ou l’un de ses gestes, Edwin l’avait décrochée pour s’enfuir. Ils étaient là, devant moi, réussis évidemment dans leur genre, comme des petits pâtés cuits à point ; un peu plus de cuisson, et le rouge de madame Blumenoll fondait, et le cœur de Mrs Baldwann. Quelques-uns restaient sympathiques, émergeaient au-dessus des autres, je les repêchais comme jadis mes épaves. Je regardai Billy, je vis un grand enfant blond et rose, bon, beau, spirituel, riche et doux, — un pauvre enfant ! Il me sourit, lui le milliardaire qui pensait en cette minute à notre automobile Pic-Pic en or, notre villa Plumet en vermeil, à notre existence Rolls Royce en diamant. Mais je fermai les yeux… J’avais perdu aussi Billy… Là-bas on parlait du Lusitania et tous se tournaient vers la place d’Edwin avec des sourires flatteurs, étonnés de la trouver vide.

Maintenant j’étais sur la terrasse du Plazza. Étendu dans un casier, quatorze étages au-dessus de moi, pauvre bouteille humaine, Billy, averti de ma décision, pleurait. Je voyais de grandes raies lumineuses quadriller la cité comme un gâteau, les unes entaillées jusqu’au macadam, les autres là-bas appuyées à peine ; il faudrait tirer là-bas pour arracher sa part, qui viendrait avec des lambeaux de parquets couverts d’enfants endormis, de couples… Je voyais les ombres des arbres, selon les becs de gaz, se confier aux arbres mêmes ou les fuir de toutes leurs forces. Je voyais les grandes roues et les réclames de Broadway tourner selon des lois astrales. Jamais reflet plus brutal ne fut donné de la Voie lactée que ce soir par Broadway. Même dans cette nuit, même dans ce repos, je sentais que j’avais décliné le droit, prêté à moi par Dieu, de voir sur chaque humain ce privilège qui le rend supérieur à tous les autres ; et les animaux, et les objets eux-mêmes retombaient pour moi à leur lot commun qui est de plaire ou de déplaire ; et parmi ces chauves-souris qui volaient, une seule, qui passait, qui revint, me plut ; et parmi les veilleurs de nuit, un cercle de lumière autour d’eux, qui circulaient dans l’ombre comme des îles, un seul, qui s’arrêtait chaque fois que je comptais dix, excita mon amour, ma peine. Le champagne aussi m’énervait, et, comme la terrasse s’emplissait de monde, un gros financier et sa femme, un snob et sa fiancée, deux sœurs, deux frères, ma pensée, toute la journée, si droite et si pure, se perdait en ces couples, finissait dans la nuit par eux comme par un delta… De mille clignements les étoiles racolaient pour l’éternité… Le vent soufflait sur elles et sur moi et sur les cèdres périssables… Comme celui qui veut se suicider au Niagara et, soudain modeste, rentre à l’hôtel se noyer dans sa baignoire, confuse soudain de la solitude royale de mon île, jusqu’au matin, je me donnai à ces deux pauvres mètres carrés de solitude entre sept millions d’hommes…

Je viens de traverser l’Océan sans corail et sans requins. Près de l’Europe un dirigeable a jeté sur le yacht des journaux pleins de photographies. L’armistice vient d’être signé par Lloyd George qui ressemble à un caniche, par Wilson qui ressemble à un colley et par Clemenceau qui ressemble à un dogue. L’Europe a les plus beaux espoirs de cette paix signée par des hommes qui ressemblent aux chiens.

C’est la nuit encore. Mais j’ai voulu, dès qu’a été signalée la première côte de France, que le yacht m’y débarquât seule au hasard et m’y laissât. Dans le même canot automobile qui m’a prise à mon île, Billy m’a accompagnée. À travers des pins, des ombres, j’ai entendu le bruit du même moteur qui m’a éveillée dans les palmiers et les coraux. Billy a voulu me munir d’un litre de gin, d’un cake, d’un châle de Manille. J’ai refusé tout cet attirail étranger. Aussi j’ai soif, j’ai froid, et j’ai faim.

Maintenant j’attends, comme le matin de mon naufrage, debout tout à l’heure, puis assise, sur cette France qui va m’enliser avant le jour. Je n’en reconnais rien encore. Billy m’a dit que La Rochelle devait être tout proche, mais j’épie en vain un de ces bruits ou de ces signes qu’une préfecture devrait donner vers minuit. L’Océan seul a de grands et petits fracas si particuliers que je les reconnais saintongeois. Le ciel seul a une forme connue dont je me coiffe comme de la seule toque qui enfin, après six ans, me va. Cette assurance d’équilibre seule qu’on a en caressant de la main la terre, le grain de sa patrie, me pénètre. Le silence seul a cette sonorité de mon enfance qui me donne soudain pour oreilles toute la nature et la nuit. Mais ces gestes que j’avais déjà prévus (et même répétés dans ma cabine) pour les arbres et les oiseaux de France, ces arbres auxquels je n’aurai plus à monter, cette retenue aussi vis-à vis des feuillages caducs, des fleurs éphémères, cette modestie avec forêts et parterres, elle est jusqu’ici sans objet. Je n’aperçois à travers l’ombre que des pins semblables à ceux de l’île ; le parfum que je respire, c’est celui des magnolias, comme là-bas ; et ma main qui se glisse dans le premier buisson que je croyais de vergnes ou d’érables plus tendrement que dans une chevelure, ne rencontre que des fusains, des fougères. En mon absence mon pays a dû vieillir, se durcir, renoncer aux espèces à feuilles mortelles, ne plus confier sa flore à la chance du printemps… Tant pis, je me confie à la chance du jour !

Mais voilà que la chouette vole doucement autour de moi. Voilà que la musaraigne, chassée par elle, pousse son cri. Voilà un souffle, un vent léger qui ne m’a jamais effleurée qu’aux heures où je revenais en voiture, la mariée enfin couchée, des noces du Dorat ou de Bessines. Voilà qu’il me force à lui présenter mon visage. Voilà que je suis replacée, orientée par lui, dans une des veilles de la nuit en France. Voici l’ordre invariable qui me prend comme un trottoir roulant, un pinson qui se plaint, là-bas le chant du coq. Voici fait le point de ma nuit, j’en connais maintenant l’exacte profondeur. Je suis dans cette courte veille où le rossignol s’est tu, et se repose avant son dernier chant. C’est bien lui qui volette près de moi, qui me frôle, modeste, comme la chanteuse de lieder qui gagne la scène un des figurants ; et voilà la dernière veille du rossignol. Jamais rossignol n’a chanté plus près de moi. Sa gorge s’enfle. Comme au cinéma quand on est trop près de l’écran, ces ondes de désolation, de bonheur qui partent d’un rossignol, je suis à l’intérieur d’elles, je frémis. Voici le vent de trois heures trois quarts, voici le bruit de grelots de quatre heures. Près de moi, l’Océan est laiteux, humble à la fois et hypocrite et satisfait : un nouveau million de noyés vient sans doute d’être complété. Mais soudain un clairon là-bas a sonné le réveil. Aux quatre points cardinaux il sonne. À tous les Français de vingt ans étendus vers le Sud, l’Occident, le Septentrion, il annonce que le soleil va se lever. Il sonne en cette minute au Levant : tout le fond du clairon doit être doré.

Voilà l’aurore, et ce froid qu’apporte le premier rayon. C’est bien la France, malgré ce dernier faux décor de magnolias et de pins. Voici que du plus gros de ces arbres s’échappe une pie, comme un mot français qu’il ne peut plus contenir. Voici deux pies, trois, quatre, voici les pics verts, voici les sansonnets, voici des phrases entières. C’est bien la côte sur laquelle viennent s’achever les rivières de mon pays, et je frémis à leur estuaire comme un jeune saumon. Ce que j’aspire auprès de ce champ à lièvres, c’est bien la brume légère qui attire les braconniers et ce clair-obscur qui attire les gendarmes. Ce que j’entends, c’est bien, comme à nos fermes, les animaux veilleurs échanger une minute leurs cris, le chien hululer, la chouette aboyer. Voilà que je t’arrive sans valise, ô France, mais avec un corps préparé pour toi, avec la soif et la faim, un corps à jeun pour ton vin et ton omelette, — et voici le soleil qui se lève ! Je te reconnais, France, à la grosseur des guêpes, des mûres, des hannetons et, bonheur d’être hors de ce rêve qui me donnait pouvoir sur les oiseaux, les oiseaux me fuient ! Un geste vers le rossignol, ô bonheur, et il fuit ! Des chariots grincent. Pour la première fois depuis six ans je suis remise en jeu comme les autres créatures à chaque aurore par la gravitation, la pesanteur, le travail. Une batteuse bat. Pour la première fois, je ne me sens pas le seul humain inutile de l’univers, et sur lequel, chère pierre ponce, un autre humain n’aiguise pas sa vie. Un train siffle. Quelle joie de n’être pas seule en France ! Je me hasarde à la regarder par-dessus la dune. C’est bien elle. Voici la vache, qui rend inutile l’arbre-lait, la vigne qui rend inutile l’arbre-vin. Voici là-bas le mouton, qui rend si mesquin l’arbre-laine. Les corbeaux paissent la lisière nord du champ, les pies la lisière sud. De La Rochelle toujours invisible j’entends les rumeurs. Le clairon maintenant sonne le rappel aux caporaux, aux fourriers, la vie commence en France pour les Français de ces grades. Puis le rappel aux chefs de compagnie, la vie est commencée pour les bourgeois. Un froissement gigantesque de soie et de velours, la bourgeoisie passe son uniforme. Les préfets déchirent leur courrier. Les préfètes s’éveillent, alanguies d’orgueil, et par la fenêtre entr’ouverte leur parvient le bruit des tramways et des enclumes. Ah ! à ce seul nom de préfet, de conservateur des hypothèques, de receveur de l’enregistrement, voilà que ma qualité de Française me revient comme un métier !

Mais j’entends des pas. Je retiens ce réflexe polynésien qui vous oblige, quand on entend des pas, à grimper au faîte du cèdre ou à plonger au fond des mers. Je me cache dans un arbre creux. J’entends une voix. Je contiens cette envie polynésienne, qui pousse, pour honorer les paroles de l’arrivant à les répéter en chantant à tue-tête… Mais le voilà lui-même qui chante. Je le vois. Ce premier air que Hawkins m’a joué sur son phonographe avec des cires et une aiguille, un doigt sur le cœur il le chante.

Il arrive… Voici donc ce Français, qui rend inutile l’arbre-étreinte ! Voici donc un de ces Français célèbres dans le monde entier pour traverser de biais sans accident les voies populeuses et la vie ! Je le vois. Je le vois comme vous ne savez pas voir, car je n’ai pas repris l’habitude de séparer dans mes pensées ce que je vois de physique et ce que je vois de moral. Il a deux grandes moustaches avec un dévouement sans bornes. Il a une pomme d’Adam qui palpite avec un grand besoin de confidences. Il a une épingle de cravate en doublé avec une douce obstination… Il ne bondit pas sur l’arbre, il ne court pas dans l’eau. Il tient à la terre comme un vase léger dans lequel on a mis du sable pour en faire une lampe stable. Ses pieds quittent à peine le sol, éventé par sa jaquette, et son visage éclaire à la même hauteur buissons et animaux. Voici le Français, qui remplace pour l’humanité l’arbre-lampe. Il va passer sans me découvrir. Je toussé, entre le refrain et le couplet, car je sais de là-bas que ni oiseaux ni hommes n’entendent quand ils chantent. Il se retourne. Il me voit sortir de mon arbre. Fils des Latins, des Gaulois, il a encore ces réflexes des gens qui voient une dryade. Il se découvre et lisse sa moustache. Il approche peu à peu. Il a deux beaux yeux gris avec l’amour des collections de timbres. Il retire un gant de la poche de sa jaquette. Il me dit :

— Je suis le contrôleur des poids et mesures, mademoiselle… Pourquoi pleurer ?


FIN