Symptômes du temps/02

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SYMPTOMES DU TEMPS

UN ESSAI DE ROMAN NATIONAL
PAR MM. ERCKMANN-CHATRIAN.

Rien assurément ne serait plus désirable que de rencontrer enfin, dans le roman comme ailleurs, ce que MM. Erckmann-Chatrian prétendent avoir trouvé, et de pouvoir dire le national comme on dit le beau, le sublime ou le grotesque. Cette trouvaille dissiperait les incertitudes des esprits inquiets, enclins à croire que le national de la veille n’est pas toujours celui du lendemain, que le mot et la chose varient suivant l’époque ou le degré de latitude. — National ! ne l’est pas qui veut, et n’est pas sûr de l’être encore qui se vante de l’avoir été. Il est parfois difficile de bien savoir ce que pense et ce que veut la nation tout entière, et de ne pas confondre la localité avec la nationalité. Tel parti fut national et ne l’est plus. Tel journal n’a porté ce titre que pour montrer à quel point il était illusoire, et a paru cesser de le mériter au moment même où la nation semblait lui donner raison. Fixer, fût-ce dans des œuvres d’imagination, cette volage épithète, ce serait une vraie bonne fortune, et il n’en faudrait pas davantage pour faire amnistier les imperfections ou les vulgarités de détail. MM. Erckmann-Chatrian l’ont essayé ; y ont-ils réussi ?

Soyons sérieux à propos de choses sérieuses et même tristes. La France n’avait pas su jusqu’ici mettre d’accord deux sentimens contradictoires : son goût très vif pour la gloire des armes et sa légitime reconnaissance pour les bienfaits de la paix. La question dès l’abord, après les dernières guerres de l’empire, fut posée à faux. Par un singulier effet d’optique dont la poésie fut complice et dont la liberté fut dupe, la popularité se trompa d’adresse ; elle se refusa aux pacificateurs pour se prodiguer aux Victoires et Conquêtes. On confondit tout, la nation, la bourgeoisie, l’armée, le jeune libéralisme, le vétéran de nos batailles, l’ouvrier de nos villes, le paysan de nos villages, l’étudiant de nos écoles, les refrains de nos chansons, dans un pêle-mêle de regrets et de gloire. On persuada au peuple qu’il était le héros de ces vastes hécatombes dont il avait été la victime. En lui rappelant ce que la révolution lui avait donné, on lui faisait oublier ce que la guerre lui avait pris.

Aujourd’hui les points de vue ne sont plus les mêmes ; un triage a eu lieu ; certaines séparations se sont faites ; certains rapprochemens se sont opérés, et ceux qui dans l’histoire ou dans le roman veulent se poser en interprètes du sentiment populaire peuvent obéir à une inspiration plus libérale et plus humaine. Il ne s’agit, bien entendu, ni de chicaner vingt ans de victoires, ni d’enseigner au peuple à maudire ce dont il a droit d’être fier. Ce qu’il faut, c’est le placer à son plan dans ces tableaux de batailles où l’on ne voyait autrefois que les habits brodés ; c’est nous le montrer là, dans toutes les misères de son obscur héroïsme, changé en chair à canon, fauché, haché, broyé, pour que cinq ou six noms de plus prennent rang dans l’histoire, pour que ces tueries effroyables se terminent par des traités où chancelleries et monarques font échange de cérémonial et de cordons. L’œuvre qui n’était héroïque qu’à force de sacrifices à de magnifiques mensonges redeviendra humaine, si l’on prend l’homme du peuple, non plus au moment où son cœur s’est bronzé, où il a cessé d’être fils, mari, citoyen, pour n’être que soldat, mais à cette heure transitoire où il tient encore à son foyer par mille liens, où, en attendant qu’il soit entraîné dans l’engrenage de fer et d’acier, son âme naïve et droite proteste contre l’idée de souffrir et de périr pour des intérêts qu’il ne connaît pas, pour une cause qui n’est pas la sienne. Rendre en un mot la guerre haïssable en nous la présentant dans ses rapports immédiats avec les plus petits, les plus humbles de ceux qui la font et qui la subissent, telle est désormais la note juste.

Dirons-nous que MM. Erckmann-Chatrian ont rempli les conditions de ce programme, ou même qu’ils ont été les premiers à ouvrir cette voie ? Pour ne citer que trois noms de physionomie bien différente, Voltaire dans bon nombre de ses écrits, Lamennais dans les Paroles d’un Croyant, Alfred de Vigny dans Servitude et grandeur militaires, ont dénoncé cette glorieuse duperie qui livre des milliers d’honnêtes gens à une mort certaine pour le bon plaisir d’un roi ou d’un conquérant. Chez Voltaire, sauf de rares occasions, la sensibilité s’exhalait on moquerie, et d’ailleurs son esprit essentiellement grand seigneur s’inquiétait assez peu de la misère des petits. L’irascible génie de Lamennais déguisait ses anathèmes sous des airs de parabole évangélique. Alfred de Vigny, en indiquant ce qu’il y a d’excessif dans cette absorption d’existences innombrables par la volonté d’un seul, gardait sa réserve aristocratique de gentilhomme-poète. Habitué à tout voir de haut et à ne rien regarder de près, il rendait l’impression sans s’arrêter au détail. Dans ces nobles pages présentes à toutes les mémoires, l’abnégation du soldat restait toute militaire ; elle s’exerçait au nom de la discipline et du devoir. Le sentiment de l’humanité et de la justice ne dépassait pas le domaine des idées générales, cher à cet esprit délicat qui fut le Vauvenargues de la poésie.

Donc, au risque d’être accusé de malice en nommant Voltaire, Lamennais et Alfred de Vigny avant de passer à MM. Erckmann-Chatrian, on peut leur accorder le mérite d’une originalité relative, pourvu qu’on ajoute que c’est par la vérité locale qu’ils sont arrivés au sens national, distinction essentielle qui nous aidera à rétablir les proportions et les mesures. Ces deux mots, qui pour eux expriment la même idée, ne seraient pas acceptés partout comme synonymes et en lisant certaines pages de ces romans nationaux nous avions presque envie de parodier la charmante boutade d’Alfred de Musset :

 « Le cœur humain de qui ? le cœur humain de quoi ? »


National ! aurions-nous dit volontiers : national de qui ? national de quoi ? Les ouvrages de MM. Erckmann-Chatrian sont à peu près le contraire de ce qu’eût été un roman national sous M. de Villèle ou sous M. Guizot. On ne saurait pourtant les accuser d’avoir fait une seule concession de détail à l’esprit de réaction qui essaya d’obscurcir cette légende de gloire meurtrière, et qui, — grave sujet de réflexion pour les romanciers nationaux, — fut un moment secondée par le sentiment populaire. Ils se sont même, sur ce point, si vivement expliqués, qu’ils semblent en maint endroit perdre de vue leur idée favorite, et qu’ils oublient leur rôle d’amis de la paix pour redevenir ennemis de la restauration, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. N’importe ! ce qu’ont voulu les auteurs du Conscrit de 1813 et, du Fou Yégof, c’est combiner de leur mieux le patriotisme avec la haine de la guerre : ils l’ont prise à son point de départ et à son point d’arrivée, aux premiers chagrins qu’elle éveille et aux derniers malheurs qu’elle cause ; ils ont décrit les larmes de l’adieu, les horreurs de la bataille et les émotions du retour. Par une fiction très simple, et qui dans des récits d’un autre genre ressemblerait à une gaucherie, ils ont cédé la parole à ceux-là mêmes qui devaient personnifier leur idée. Ce récit à la première personne, si usé, si maladroit quand il s’agit d’aventures que le romancier pourrait retracer ou analyser lui-même, devient ici une habileté. Il affirme avec plus de force le quœque ipse misrrima vidi ; il permet une foule de réflexions qui, écrites après coup et de sang-froid, seraient traitées de naïvetés oiseuses ou de vérités trop vraies, et qui sur le terrain même, jaillissant avec les événemens, suggérées au personnage par tout ce qu’il souffre et tout ce qu’il voit, semblent les commentaires naturels de cette narration poignante.

En laissant parler le héros ou le témoin de leurs histoires, MM. Erckmann-Chatrian s’assuraient aussi le bénéfice de cette couleur locale qui leur a rendu de si grand services, et sans laquelle, encore une fois, ils perdraient autant de leur physionomie nationale que de leur valeur littéraire. Ce qu’ils ont fait, d’autres à talent égal n’auraient pu le faire. Sans accepter dans toute leur rigueur les théories ingénieuses de l’influence de la race et du milieu, on doit pourtant reconnaître ce qu’ajoutent à la vérité de certains ouvrages les affinités de naissance, d’éducation et de famille, les premières impressions de jeunesse, les traditions recueillies toutes vivantes sur les lieux qui leur ont servi de berceau. Il est impossible de se figurer des récits tels que Madame Thérèse, le Fou Yêgof, le Conscrit de 1813, écrits par un habitant du centre ou du midi de la France. Les douleurs de l’invasion ne pouvaient être ressenties avec cette intensité et peintes avec cette énergie que par les enfans d’un pays où l’invasion a passé. Ces pays de frontières, l’Alsace, les Vosges, cette pointe de la Lorraine où se trouve la petite place forte de Phalsbourg, offrent ce caractère particulier qu’annexés tardivement à la France, ils sont plus français que bon nombre de nos anciennes provinces, mais français à leur façon, en gardant leurs mœurs, leur accent, leur couleur locale, leur physionomie germanique. Notre vieille monarchie n’avait pas eu le temps de s’enraciner sur cette terre qui ne la connaissait que par ce surcroît de servitude qu’implique toujours l’idée de conquête. C’est en devenant républicaine qu’elle acheva de se naturaliser française, et c’est pour cela que révolution, république, nationalité, patriotisme, vibrèrent à l’unisson dans l’âme de ses habitans ; c’est pour cela qu’ils combattirent au premier rang des volontaires, et que plus tard, quand survint l’heure de l’invasion étrangère, elle rencontra chez eux les plus ardentes résistances et les rancunes les plus implacables. Le sentiment populaire s’unit là si étroitement à l’esprit militaire que MM. Erckmann-Chatrian, voulant tirer de l’ombre ce type de l’enfant du peuple transformé de force en soldat, se battant bravement sans oublier son village et resté sous l’uniforme fidèle à ses premières affections, n’ont eu qu’à peindre d’après nature.

Cet avantage n’est pas le seul. Nous avons dit que le pays où se passent ces récits avait gardé son originalité primitive, qu’il parlait français avec l’accent allemand. Ce trait caractéristique n’a pas été perdu pour les auteurs. Dans un temps où il semble que l’on ait tout décrit, que la prose descriptive ait épuisé et même dépassé tout ce qui peut parler à l’imagination ou exciter la curiosité, ils rencontraient sans se déranger une nouvelle veine, et il leur suffisait de rester simples, exacts et vrais, pour suppléer à cette légèreté de main, à cette élévation de style, où se révèlent les artistes d’un ordre supérieur. Cette Allemagne française ou cette France allemande, mille fois moins connue que la Suisse ou les bords du Rhin, ils la savent par cœur, ils en connaissent tous les villages, ils en nommeraient au besoin, sans se tromper d’une consonne, toutes les montagnes, toutes les rivières, tous les plis de terrain et tous les habitans. Or, comme on est toujours quelque peu enclin à abuser de ses avantages et à faire montre de ses connaissances, il est certain qu’au premier abord cette prodigalité de noms à désinence tudesque, cette profusion de petits détails ayant tous le goût du terroir, cette consommation effrayante de lard et de choucroute, produisent un singulier effet sur les lecteurs qui ne sont pas de la paroisse. On s’y accoutume pourtant ; on se laisse gagner à cet air de vérité locale, et l’on comprend à quel point ces récits doivent sembler nationaux dans le pays même dont ils décrivent si exactement les sites, les mœurs et les figures. Ce n’est pas tout encore : ces provinces étaient les seules, en France du moins, où le genre fantastique, le sentiment national et l’effet pittoresque eussent la bonne chance de s’associer intimement et de se fondre. MM. Erckmann-Chatrian, on le sait, se sont révélés au public par des contes fantastiques, et le fantastique reparaît, dans le Fou Yégof, au milieu des réalités de l’invasion. Peut-être est-ce encore les offenser ou les amoindrir que de traiter ce fantastique sans plus de cérémonie et de ne pas y découvrir tout un commentaire de la chanson des Gaulois et des Francs, tout un plan de philosophie humanitaire et de métempsycose druidique ; mais ce sont là de bien grands mots pour de petits contes. Ce qui est positif, c’est que plusieurs de ces récits s’emparaient vivement de l’imagination. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient la saveur germanique et la physionomie populaire : le peuple leur servait de rhapsode, et ils s’encadraient dans des pays dont l’aspect, le climat, les usages se prêtent au surnaturel, et rendent le merveilleux vraisemblable. Ainsi chez MM. Erckmann-Chatrian l’essai fantastique et l’essai de roman national devaient offrir ce trait de ressemblance, que tous deux s’affirment en se localisant, et que, dans ce cadre heureusement choisi, on accepte ce qui serait contesté ailleurs.

Cette alliance entre deux ordres d’idées et de souvenirs qui semblent si différens, nous la trouvons en germe dans la Maison forestière, publication de date plus récente que les romans nationaux, mais qui, dans le fait, pourrait leur servir de frontispice et de prologue. Dans ce livre, où la guerre n’apparaît que comme un point noir dans le lointain d’un rêve, les auteurs nous mettent en présence d’une autre époque d’oppression, d’un autre genre de monstruosités. Ces mots du vieux garde forestier Frantz Honeck rentrent dans la gamme des récits qui ont précédé la Maison forestière : « À vingt-deux ans, je faisais ma première campagne contre Custine ; d’un seul trait, il nous passa sur le ventre et tomba sur Mayence. On nous envoya Hoche, Kléber et Marceau, et finalement on nous mit en quatre départemens, et nous partîmes tous ensemble, bras dessus, bras dessous, conquérir l’Italie. Nous étions devenus Français sans savoir comment ni pourquoi. » Ainsi les premiers souvenirs du vieux Frantz sont contemporains des événemens et des personnages que nous retrouvons dans Madame Thérèse ; ils expliquent la transformation singulière qui donna pour recrues à la révolution et à la France ces populations de Pirmasens, du Rothalps, d’Anstatt, de Kaiserslautern, des Vosges allemandes, averties par un secret instinct que, dans cette première période, la querelle ne se renfermait pas dans une question de territoire, mais touchait aux intérêts du peuple et de l’humanité.

Il n’y a pas, dans la Maison forestière, d’autre écho des guerres de la révolution : le début est une idylle allemande, et c’est ici que l’on rendrait très volontiers justice aux auteurs, si on ne craignait de leur déplaire : qui sait si leur envie de se nationaliser ne les dispose pas à faire bon marché de leurs qualités de paysagistes ? Quoi qu’il en soit, les cent premières pages de la Maison forestière sont au nombre de celles qui ne nous laissent pas regretter les raffinemens d’un art plus délicat, les recherches d’une palette plus variée. En les lisant, on s’abandonne, on a d’emblée l’impression de ce qu’elles décrivent, et pourvu qu’on aime l’air libre, les courses à pied sous les grands arbres, dans les sentiers remplis d’ombre, ces pages vous donnent cette nostalgie des montagnes, des bois et des solitudes, qui est un des triomphes de la littérature descriptive. Par malheur, l’aimable récit tourne court ; l’idylle des fraîches amours du peintre Théodore et de la petite-fille du garde forestier a pour envers une sombre et sanglante histoire qui rappelle un peu trop Hugues-le-Loup, des mêmes auteurs. Nous passons brusquement du chalet tapi dans le feuillage au burg bâti dans le roc, du nid de colombe au nid d’orfraie. Ce bon vieux garde, cette innocente Loïse, plient sous le poids d’un sinistre héritage, qui, malgré ses airs fantastiques, pourrait bien rentrer dans le plan général des auteurs et représenter à leurs yeux le contraste de l’innocence moderne avec les crimes de la féodalité. Si Théodore ne peut pas épouser Loïse, si à certaines époques de l’année elle a des crises de sommeil magnétique qui font passer dans ses rêves une chasse de fantômes menée par des démons, la faute en est à Vitticab Burckar, dit le Comte-Sauvage, et à son veneur favori, Zaphéri Honeck, aïeul du vieux Frantz et complice des forfaits de Vitticab. Ce tableau du moyen âge germanique, le châtiment de ce farouche Burckar qui, à force de se conduire en bête fauve, finit par être pris au mot par la nature et par avoir pour fils un vrai monstre, la chasse fantastique qui nous montre Vitticab, pareil à un cavalier de ballade, arrivant au terme de sa course pour voir déchirer par ses chiens ce fils, pauvre créature intermédiaire entre l’homme et la bête, tout cet ensemble a de l’ampleur, du mouvement, et produit un effet habilement gradué de saisissement et de surprise. Nous n’en regrettons pas moins l’églogue matinale que cette formidable histoire condamne à ne pas avoir de dénoûment. Une moitié du volume s’adresse aux amateurs de beaux paysages, d’émotions douces, de naïves et poétiques tendresses ; l’autre moitié s’adresse au public ami des sensations fortes : l’ensemble du livre n’est pas un roman, ou plutôt le livre n’a pas d’ensemble.

Nous n’essaierons pas de déguiser nos sympathies pour Madame Thérèse. D’abord, si l’on nous permet de considérer un moment la gloire des armes et la délivrance d’une nation sous les traits d’une personne qui passerait par les différens âges et subirait les diverses conditions de la vie, on comprendra qu’il y ait plus de charme dans la jeunesse d’un peuple et d’une victoire que dans ces heures de déclin où les illusions se dissipent, où les triomphes se paient, où un nuage sombre passe sur les visions radieuses du matin. Le village d’Anstatt, habité par les braves gens que nous voyons aux prises avec les malheurs de la guerre, — le docteur Jacob, la vieille Lisbeth, le neveu Fritzel, le Mauser, Koffel le menuisier, — est caché dans un pli des Vosges, au dehors de la frontière ; il ignore ou peut ignorer ce qui se passe en France, les atrocités qui déshonorent la république et marquent d’un fer rouge ces années néfastes. Ce qu’il subit, c’est le contre-coup des attaques et des retraites, des victoires et des revers qui s’échangent entre les Autrichiens et l’armée républicaine. Ce qu’il entrevoit, c’est cette république des camps, aussi pure, aussi héroïque que la république des clubs et des tribunaux révolutionnaires était sanguinaire et barbare. Le lieu de la scène est bien choisi, les sentimens de chaque personnage s’accordent bien avec la situation. Richter, le petit-fils d’un valet de chambre de grand seigneur, résume les vices de la domesticité aristocratique. Jacob, le Mauser, Koffel et le groupe de leurs amis représentent l’amour de la paix et cette somme d’idées démocratiques que la révolution française commençait à propager en Europe. Le narrateur est le petit Fritzel, devenu vieux, qui nous raconte son premier souvenir d’enfance. Ce choix est heureux, il fait songer à cette parole évangélique, « que la vérité est dans la bouche des enfans ; » il permet aux auteurs de nous faire deviner leur pensée au milieu d’effusions naïves, de multiplier des détails qui, gravés dans cette imagination enfantine, donnent au récit plus de précision et d’effet. L’arrivée des Français repoussés et en désordre, l’incendie des maisons, le sang répandu dans les rues, la frayeur de ces pauvres paysans réfugiés sous leurs fagots ou dans leurs caves, cette première révélation des maux que la guerre entraîne après elle, tout cela est vrai, pris sur le fait, d’un ton simple et juste, et l’ingénuité même du conteur, en nous préservant de toute déclamation, rend le tableau plus saillant. L’émotion redouble devant le corps inanimé de Thérèse, que l’on a trouvé sous un hangar, la poitrine traversée par une balle, que l’on allait jeter avec les autres cadavres dans la charrette des morts, et que le docteur Jacob rappelle à la vie. Cette scène est pathétique, et la figure de Thérèse offre ce trait remarquable, qu’elle garde dans son héroïsme la simplicité et le naturel. Cantinière d’un bataillon républicain, exaltée par toutes les passions patriotiques du moment, rien n’était plus facile que d’en faire une virago ou de tomber dans l’emphase. Les auteurs ont évité cet écueil. Thérèse est une jeune fille laborieuse et modeste, élevée pour les travaux d’aiguille ou de campagne. Les circonstances, l’enrôlement de tous les siens sous les drapeaux de la république, la mort de son père et de deux de ses frères, en ont fait fortuitement une héroïne, sans qu’elle ait rien perdu de sa droiture de cœur et de son honnêteté virginale. Invraisemblable peut-être, cette création n’est pas impossible ; on conçoit, sous ce baptême de feu, dans la première ivresse de cet enthousiasme populaire et militaire, une jeune fille s’attachant aux pas de ses frères, les suivant sur le champ de bataille et restant pure sous ses habits de cantinière. La moindre dissonance eût violemment rejeté Thérèse dans le domaine du mélodrame et le répertoire du Cirque-Olympique. Elle échappe à ce faux idéal de patriotisme guerrier que le langage moderne a désigné sous le nom de chauvinisme, et dont MM. Erckmann-Chatrian, malgré tous leurs efforts, n’ont pas toujours su se préserver. La grâce républicaine a été pour elle ce qu’elle fut, dans un ordre d’idées plus hautes et plus troublées, pour Charlotte Corday, — ce que la grâce divine et chevaleresque fut pour Jeanne d’Arc.

Nous insistons sur ce personnage parce que, dans la pensée des auteurs, Thérèse a certainement une signification particulière. Elle leur est apparue, avec ses grands yeux, ses cheveux noirs, la blancheur délicate de sa poitrine et de ses mains, comme une personnification de la jeune république, pure et vaillante, ne demandant qu’à rester paisible, si on ne lui disputait pas ses légitimes conquêtes. Le docteur Jacob, l’ami de la paix, ne tarde pas à s’éprendre de Thérèse, et il finit par l’épouser. Lui aussi, il traduit sous une autre forme l’idée du roman et des récits qui vont suivre, lorsqu’il dit à son neveu : « Fritzel, voilà la guerre ! Regarde et souviens-toi !… Oui, voilà la guerre !… Quand le Seigneur nous envoie la peste et la famine, au moins ce sont des fléaux inévitables décrétés par sa sagesse ; mais ici c’est l’homme lui-même qui décrète la misère contre ses semblables, et c’est lui qui porte au loin ses ravages sans pitié… »

Cette idée devient plus frappante et s’accentue davantage lorsqu’au lieu d’un petit village perdu dans la montagne, au lieu de souffrances qui se réduisent à quelques maisons brûlées, nous assistons, dans le Conscrit de 1813, à cette terrible campagne qui fut une véritable moisson d’hommes, marqua l’agonie de la grande armée et amena les étrangers en France, — dans le Feu Yégof, aux horreurs et aux fureurs de l’invasion, — dans Waterloo, à la crise suprême qui fit tomber l’empereur sur des monceaux de cadavres. Dans cette espèce de trilogie, les aspects se modifient et les horizons s’élargissent ; la haine de la guerre se complique d’autres sentimens qui tantôt s’unissent et tantôt se combattent : patriotique colère contre l’étranger, sourde révolte contre la raison du plus fort et l’esprit de conquête, enfin méfiance, rancune préventive contre cette affreuse réaction anti-nationale qui a fait tout le mal, et qui sans doute va profiter de ces désastres ! Les auteurs, s’ils eussent parlé en leur nom, auraient eu peine à arranger tout cela, et en exprimant une opinion individuelle ils eussent risqué de se heurter contre les opinions contraires ; mais on ne saurait se tenir en garde contre un pauvre conscrit, un jeune homme de vingt ans, apprenti horloger, qui boite légèrement de la jambe gauche, qui se croit sûr d’être exempté du service militaire, et qui n’a d’autre idée politique que son bon sens mis en éveil par son intérêt personnel. Le désespoir de Joseph Bertha, quand, malgré son infirmité, il est déclaré bon à partir, ses adieux à sa fiancée, sa loyale résistance aux conseils de sa tante Grédel qui l’engage à se cacher dans la montagne ou à s’enfuir en Suisse, l’austère langage de son patron Melchior Goulden qui, tout en maudissant les excès de la guerre, adjure Joseph de faire son devoir, voilà qui en dit plus que les réflexions les plus éloquentes. Sans cesse le récit est relevé et comme fixé dans l’âme du lecteur par des mots dont on complète aisément le sens. On a sous les yeux le contraste du deuil et de l’inquiétude de presque toutes les familles de Phalsbourg avec les Te Deum perpétuels qui célèbrent de ruineuses victoires. Plus loin, Goulden révèle par ces simples mots le funeste effet de l’absolutisme militaire : « puisque les soldats étaient tout chez nous, et que nous n’avons plus de soldats, nous ne sommes plus rien ! » — Et il s’écrie : « Si ceux qui sont nos maîtres pouvaient se figurer, au commencement d’une campagne, les pauvres vieillards, les malheureuses mères auxquelles ils vont en quelque sorte arracher le cœur et les entrailles pour satisfaire leur orgueil ; s’ils pouvaient voir leurs larmes et entendre leurs gémissemens au moment où on viendra leur dire : « Votre enfant est mort… vous ne le verrez plus jamais !… s’ils pouvaient se figurer les larmes de ces mères, je crois que pas un seul ne serait assez barbare pour continuer… » — Voilà la note dominante. Sur les lèvres de ces obscures victimes de la guerre, cette thèse, commentée par les événemens qui se pressent et amènent chaque jour de nouvelles scènes de carnage, est plus persuasive que si elle empruntait ses argumens à la philosophie et à l’histoire.

Ces citations nous suffisent pour caractériser le procédé de MM. Erckmann-Chatrian. Nous ne les suivrons pas sur ces champs de bataille, à travers ces journées terribles où la guerre prit des proportions plus effrayantes et plus destructives qu’elle n’en avait jamais eu, et ressembla à une lutte de titans déchaînés par les furies. Chaque détail en a été consigné dans des livres dont on connaît l’autorité et l’éloquence, et qui peuvent, eux aussi, passer pour nationaux. Entre ces livres et le genre de récit des auteurs du Conscrit et de Waterloo, il y a la même différence qu’entre les grands tableaux de bataille où le peintre semble s’être placé sur une hauteur, dans les rangs de l’état-major, à deux pas du général en chef, hors de la portée des boulets, et ces toiles épisodiques qui représentent un jeune soldat mourant seul au fond d’un ravin ou un blessé étanchant sa soif au bord d’un ruisseau. Des batailles de Lutzen, de Leipzig, de Mont-Saint-Jean et de Waterloo, Joseph Bertha ne raconte que ce qui se trouve en contact direct avec lui. C’est une voix au milieu de cette immense clameur, une larme dans cette tempête de gémissemens et de sanglots, une goutte de ces torrens de sang qui emportent la vie d’une génération et d’un pays. Il n’est pas toujours héroïque ; il est toujours vrai dans ses alternatives de faiblesse et d’intrépidité, d’attendrissement et d’ardeur guerrière ; il obéit à ses chefs qui lui crient : « En avant ! » — et en même temps il tourne la tête en arrière, vers cette pauvre maison où il ne demandait qu’à vivre paisible et où il a laissé toute son espérance ou tout son bonheur. On suit, dans cette âme naïve, le va-et-vient des sentimens naturels et de la grâce d’état, suivant qu’il se débat contre le malheur d’être soldat malgré lui ou qu’il se laisse étourdir par ce bruit, enflammer par cet air en feu : ce n’est plus la représentation du courage militaire théâtral, personnifié dans un type de convention ; c’est un enfant de la grande famille humaine qui ressent profondément une iniquité tout en s’acquittant d’un devoir, l’humble et populaire traduction du célèbre passage des Paroles d’un croyant : « jeune soldat, où vas-tu ? »

Quant au roman en lui-même, il varie peu dans ces divers récits, et il n’a pas exigé de grands frais d’invention : un docteur sentimental épousant la cantinière blessée qu’il a sauvée et guérie ; un jeune artisan forcé de se séparer de la jeune fille qu’il allait épouser, puis de la jeune femme qui va lui donner un enfant ; une fiancée attendant son futur mari retenu sous les drapeaux et se préparant elle-même à ne pas rester inactive pendant que son village se soulève contre l’invasion, voilà à quoi se réduit, dans ces ouvrages, l’intrigue romanesque. À ce point de vue, toute proportion gardée entre l’idéal chevaleresque et la réalité populaire, Thérèse, Catherine, Louise, seraient de dignes sœurs des héroïnes de Walter Scott et de Cooper ; elles pourraient prendre rang à côté d’Edith, de Diana, de Rebecca, de Jeanie Deans, de Cora, d’Alice, de ces chastes jeunes filles pour lesquelles tout se réduit à savoir si leur amant restera digne d’elles, si les événemens et la volonté divine les sépareront de leur fiancé ou leur permettront de s’unir à lui. Le roman, après bien des excès et des aventures, revient ainsi à sa plus simple expression, et passe même d’un extrême à l’autre. Il n’en est pas moins honorable pour MM. Erckmann-Chatrian d’avoir, en reléguant l’amour romanesque à un rôle aussi secondaire, réussi à intéresser des lecteurs blasés par les emportemens de la passion ou les raffinemens de l’analyse. Et d’autre part, quoi qu’on puisse dire de la dépravation du goût public, leur succès prouve qu’il suffit de frapper juste et de toucher à une corde sensible pour qu’à l’instant cette corde vibre et réveille des échos.

Ce succès, qu’il ne faudrait pourtant exagérer ni en largeur ni en hauteur, ne donne-t-il pas lieu à bien des réserves ? Ne porte-t-il pas avec soi des leçons et des conseils ? En montrant aux auteurs du Fou Yégof et du Conscrit de 1813i leur véritable voie, ne leur indique-t-il pas celles où les attendent d’inévitables mécomptes ? Tomber du côté où ils penchent, céder à tous les entraînemens de la littérature actuelle, — deux périls dont MM. Erckmann-Chatrian nous semblent également et volontairement menacés. Nous venons de nommer Walter Scott. Lorsque vers 1816 il publia son premier roman, il y ajouta ce titre : l’Écosse il y a soixante ans. Soixante ans ! C’est à peu près l’intervalle qui sépare l’époque où nous vivons de celle à laquelle se rattachent les récits de MM. Erckmann-Chatrian. Au moment où Walter Scott prenait la plume, les passions politiques, celles du moins que ses romans auraient pu ranimer, étaient complètement apaisées, et cependant que sa main est douce et légère quand elle passe sur ces blessures cicatrisées ! Avec quelle égalité de sympathie et de respect il traite les illusions et les douleurs de ses divers personnages, qu’ils soient royalistes ou républicains, hanovriens ou jacobites, dévoués à Charles ou à Cromwell, Tros Rutulusve fuat !… Avec quelle sûreté de ton il invoque les deux bons génies auxquels il est réservé de clore ou d’humaniser les discordes civiles, la justice et la pitié ! Ne voulant plus chercher que les poésies du passé dans les agitations d’autrefois, il comprend, il accueille, il admire tous les genres d’héroïsme ou d’enthousiasme, l’enthousiasme monarchique de Diana Vernon et d’Alice Lee comme l’énergie républicaine des têtes-rondes, comme l’ardeur farouche des puritains. Chez lui, les vices ou les travers de la nature humaine appartiennent tout entiers au monde moral ; ils ne servent jamais de points de ralliement à une passion, d’étiquette à un parti.

C’est aussi la justice et la pitié qu’invoquent MM. Erckmann-Chatrian ; c’est en leur nom qu’ils viennent, plus d’un demi-siècle après la chute du premier empire, rappeler les souffrances et revendiquer les droits des petits et des faibles dans ces trois phases également terribles qu’ils eurent à traverser : les luttes de la république, l’agonie de la grande armée et l’invasion étrangère ; mais les vaincus sont aussi des faibles, et ils méritent, tandis qu’ils souffrent, qu’on les assimile aux petits. En se plaçant à ce point de vue, les auteurs du Conscrit et de Waterloo se sont créé une obligation qui n’a plus rien de commun avec les rancunes ou les prétentions de la démocratie : ils se sont faits pacificateurs et justiciers. Or à quoi bon faire haïr la guerre, à quoi bon prêcher la paix entre les nations, si on n’écarte pas avec soin tout ce qui peut la retarder ou la troubler entre les divers partis et les diverses classes du même peuple ? Rien de mieux assurément que de s’intituler national, mais à la condition de ne pas oublier que la nation se compose d’élémens différens, et qu’il ne saurait y avoir ni justice absolue, ni nationalité véritable, ni paix solide, si ces élémens, au lieu de se fondre, sont maintenus dans leurs divisions et leurs méfiances.

MM. Erckmann-Chatrian croient ils avoir été fidèles à ce rôle d’apaisement, à cette pensée réparatrice ? Était-il bien nécessaire de nous montrer dans le Conscrit de 1813 je ne sais quelle grotesque famille de gentilshommes émigrés dansant au piano et se livrant aux ébats d’une gaîté folle parce qu’elle apprend le désastre et l’incendie de Moscou ? Si le fait est vrai, n’est-il pas de ceux que l’éloignement doit éteindre, comme s’éteignent dans les lointains, aux pâles clartés du soir, les tons criards et les éclats de lumière qui blessent la vue ? Était-il bien utile, dans Waterloo, de tant insister sur les fautes d’un régime à qui il aurait fallu une habileté surhumaine pour résoudre des difficultés insolubles ? Le tableau aurait-il eu moins de sombre grandeur, la leçon moins de portée, la part du peuple eût-elle été moins glorieuse et moins assurée, si les auteurs eussent négligé des détails qui, à cette époque fatale, créèrent deux peuples dans un peuple ? One dis-je ? Ces détails mêmes ne sont-ils pas en opposition directe avec l’inspiration générale de ces récits destinés à nous rappeler qu’il y a des momens où l’intérêt populaire est d’un côté, et la gloire militaire de l’autre ?

Voilà ce qu’objecterait à MM. Erckmann-Chatrian le vrai sentiment national, pris dans son acception la plus générale et la plus haute. La critique leur tiendrait au besoin un langage analogue ; elle leur dirait que l’héroïsme n’a toute sa grandeur, toute sa beauté, que lorsqu’il marche avec le désintéressement pour guide et l’abnégation pour compagne, lorsqu’il se rattache à quelque chose de plus élevé, de plus chimérique peut être, que l’intérêt personnel et le motif égoïste. Rien de plus beau par exemple que le patriotisme d’une centaine de bûcherons ou de sabotiers se soulevant contre l’invasion étrangère ; mais quand leur chef s’écrie pour enflammer leur courage : « Si vous laissez passer les Autrichiens et les Russes, ils vont rétablir les corvées, les dîmes, les couvens, les privilèges et la potence ! » l’héroïsme, par cela même qu’il invoque des appuis trop solides, perd de son prestige ou plutôt cesse d’être ; nous sommes loin de ces inspirations généreuses qui, dans le roman comme dans la vie, faisaient battre autrefois les nobles cœurs !

Nos remarques auraient en somme moins d’importance, si tout se bornait à quelques pages de ces romans nationaux, et si les auteurs ne paraissaient disposés à s’accentuer plus violemment dans le sens que nous indiquons. Si nous en jugeons par leur plus récent ouvrage, ils ne seraient pas éloignés de confondre les animosités démocratiques avec les souvenirs populaires, les exagérations révolutionnaires avec les vraies conquêtes de la révolution : dès lors la discussion aurait à se placer sur un autre terrain. Nous n’insisterons pas, et nous reviendrons, en finissant, aux aperçus purement littéraires. D’abord, et au risque de nous répéter nous n’accorderons jamais que la collaboration soit compatible avec ces deux conditions suprêmes de toute œuvre vraiment belle, l’inspiration qui conçoit et l’art qui exécute. En dehors de ces gais vaudevilles qui n’ont aucune prétention sérieuse, et pour lesquels l’un fournit son idée, l’autre son bon mot, un troisième son couplet, la collaboration appliquée aux ouvrages de l’esprit les déclasse, et, si elle multiplie les ressorts d’activité et de succès, on peut être sûr qu’elle n’en augmente ni la finesse ni la force. Que dire de ces bizarres tentations du théâtre auxquelles succombent aujourd’hui même les écrivains les moins propres à y réussir ? Dans le drame, toutes les qualités descriptives ou plutôt locales de MM. Erckmann-Chatrian leur deviennent absolument inutiles, et, pour remuer la fibre populaire, ils sont obligés de grossir le ton, d’accuser un peu plus leurs deux péchés mignons, partialité et vulgarité. Combien de fois n’a-t-on pas déjà répété que le réalisme est la démocratie dans l’art ? Eh bien ! la démocratie peut avoir une bonne et une mauvaise littérature, comme elle a une bonne et une mauvaise politique. Nous ne demandons pas mieux que de la suivre et de saluer son règne, surtout quand elle proteste contre ces gloires monstrueuses qui se font avec du sang et avec des larmes : ceci est de l’histoire ; dans le roman, MM. Erckmann-Chatrian ont souvent démontré qu’il y avait plusieurs façons d’être réaliste, que l’on n’avait pas besoin, pour être réel et vrai, d’exploiter toutes les laideurs matérielles et morales, qu’il était possible d’émouvoir en surprenant la vérité locale dans ses aspects les plus familiers, en donnant place aux petits et en dégageant leur cause des Te Deum de convention et des magnificences d’apparat ; mais cette heureuse chance tournerait bien vite contre eux, s’ils cédaient aux grossières amorces, au tapage insolent, au misérable gaspillage de cette littérature qui se dit populaire, et qui n’est en réalité que la complaisante, la courtisane du peuple. Cette littérature fait peu à peu descendre à un même degré d’abaissement les intelligences cultivées et les esprits ignorans. L’autre, au contraire, relève le niveau intellectuel, rend aux petits leur âme, leur rang, leur valeur morale, et les fait sortir de ces ombres où se cachaient leurs servitudes et leurs souffrances. MM. Erckmann-Chatrian, en dépit de leur penchant ou de leurs amis, doivent rester dans cette limite, observer cette nuance, s’ils ne veulent pas compromettre leurs premiers succès.

F. de Lagenevais.