Système des Beaux-Arts/Livre cinquième/10

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Gallimard (p. 186-189).

CHAPITRE X

LA VÉRITÉ DES PASSIONS

On peut prendre les passions comme des forces dévastatrices, en soi-même et chez les autres, dévastatrices par ce jugement qui s’y met et qui se conforme à leurs signes et à leurs présages. C’est la vérité des passions, mais descriptive seulement. L’esprit contemplatif, traduit ici par le chœur, se borne à reconnaître la puissance des causes extérieures et la faiblesse de l’homme ; et toutes les déclamations tragiques en reviennent là ; ce sont de tristes débats entre un signe et un signe, interrompus parfois par un désir ou un regret vers une vie plus libre dont on se trouve exilé et chassé ; ainsi l’esprit s’enfuit avec les passions, en lançant des imprécations inutiles. Aussi le poison et le poignard ne sont ici que des symboles ; la mort est partout dans les pensées, et même appelée et désirée, quoique le subtil esprit d’Hamlet, promu chef d’armée et de vengeance, ne soit pas encore bien sûr que la mort délivre ; vue profonde, car l’esprit veut son malheur, en somme, et, par des pensées et par des rêves, le refera tout, s’il survit seulement. Telle est la tragédie. Malheur sans remède, par l’esprit, mais grand par l’esprit. Esprit captif des serments. Les poètes tragiques ont décrit cette course, et les signes orageux qui l’éclairent. Le comique représente, par rapport à cette vérité enchaînée, le moment de la réflexion et de la critique ; la liberté y triomphe de tout par le rire, et la fatalité tombe au ridicule du mécanisme à prétention. Cette vérité touche, secoue, délivre, mais sans montrer ses replis ; par l’effet seulement ; ainsi une vérité plus profonde y est encore cachée, qui est que la passion tragique a besoin de notre consentement. C’est pourquoi le mouvement de la réflexion, si rare en ce monde emporté, et toujours tardif et stérile comme ces messagers qui arrivent trop tard, s’est développé au contraire selon la sagesse dans ce grand édifice du théâtre et par la perfection même de l’art tragique ; car il ne s’agissait que de laisser courir la fatalité seule, en la marquant de son vrai nom. Ainsi la comédie est la réflexion et comme l’éthique de la tragédie.

Par ces remarques on peut comprendre que la vérité copiée, de gestes et de paroles, est encore bien au-dessous de la vérité naturelle. On pourrait dire que c’est une apparence de l’apparence. Car un drame réel, tel qu’on peut le connaître par une porte entr’ouverte, ou par une fenêtre, ou par des cris et des rumeurs, n’est rien du tout encore ; et ceux mêmes qui y sont n’en sauraient rien dire. C’est pourquoi l’art tragique ajoute déjà et retranche, dessinant les actions et les ramenant à des gestes clairs, dessinant et achevant les discours, enfin mettant dans ce désordre une espèce d’ordre, par les pressentiments et par les désespoirs déclarés, sous l’idée fataliste. Ainsi un vrai drame au théâtre n’est point du tout une copie de la chose, mais une théorie de la chose plutôt, dans tous les sens de ce beau mot, étroitement parent du mot théâtre, comme on peut voir. Mais il faut une histoire illustre, et la force du génie théâtral et poétique, pour faire accepter cette grave procession de malheurs et ces gémissements en psalmodie.

Le génie comique est encore plus loin de ce que les imprudents veulent appeler le réel et la vie, oubliant que le réel humain est voulu, et que la vie n’est jamais une chose faite. Aussi n’est-il point vrai que la comédie peigne mieux les mœurs et la société en un moment, que la tragédie ne peut le faire. La grande comédie est comme aérienne ; toute sa vérité est d’esprit, non de corps et de mots, non d’actions et de costume. On ne remarque pas assez que la grande comédie est dans la réplique seulement, et se passe même de ce petit nombre d’actions dont la tragédie permet du moins le récit. Les actions comiques sont des gestes seulement et ne veulent jamais tromper personne ; aussi personne ne plaindra Géronte dans son sac, et bâtonné par Scapin, ni le Médecin malgré lui, pas plus qu’on ne plaint le bouffon de cirque des faux soufflets qu’il reçoit.

L’art traditionnel des bouffons offre ici des précautions raffinées, comme d’avoir adopté les costumes symboliques de Pierrot, d’Arlequin, de Scapin et de Scaramouche, ainsi que les peintures sur le visage, qui sont pour avertir que le vrai homme, esprit en épreuve et enchaîné, n’est point du tout là. Une comédie plus travaillée, comme celle de Molière, a aussi ses costumes et ses grimaces peintes. Le trait le plus frappant d’Argan, de Purgon, de Sganarelle, de M. Jourdain et de M. Dimanche, est qu’ils ne ressemblent à personne ; ce sont des passions sans le jugement, des passions telles qu’elles seraient chez le sage, quand le jugement s’en retire tout à fait, et les considère comme des mouvements de l’animal, revêtus de ce qu’il y a d’animal seulement dans la forme humaine ; et telle est la matière de la comédie. La forme humaine n’y revient que par l’importance. Ainsi la passion garde toute sa jeunesse, et se développe sans vieillir. Le premier degré du sérieux, dans l’Avare, ou dans le Bourgeois, ou dans le Malade, ferait aussitôt un drame ; car, par exemple, un homme qui se croit malade, et qui sait par là qu’il le sera, et qu’il l’est, n’a rien de risible ; tout le tragique y serait ramassé au contraire. Et la puissance réelle d’un médecin, à laquelle encore il veut croire, serait plutôt effrayante. Mais laissez la première idée de ces choses, qui n’est que mécanique, se développer comme elle promettait sans que le jugement se mette pour ou contre, et vous aurez de ces bouffonneries magnifiques pleines de consistance, de logique, de force, effrayantes, irréfutables, mais sans prise sur l’esprit spectateur, parce que si on leur donnait quelque chose il faudrait leur donner trop. On voit par là que les conséquences comiques sont toutes d’esprit, quoique sans esprit ; les autres ne sont que matière première, et prétexte pour le développement mécanique des passions. Aussi l’événement doit-il être fortuit et paraître tel ; et cela ne gêne personne ; l’attention n’y est pas attirée. Personne ne demande pourquoi le clown du cirque fait son entrée. Jugez Molière d’après cela, et vous déciderez que ses négligences sont bien travaillées. Mais il est vrai de dire, et il faut répéter ici, que le métier seul pouvait lui apprendre jusqu’où le public est indifférent à ces petites choses.