Système des Beaux-Arts/Livre cinquième/12

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Gallimard (p. 194-196).

CHAPITRE XII

DE LA PARODIE ET DE LA
MUSIQUE BOUFFONNE

La parodie diffère de la comédie en ce qu’on y donne du ridicule à des personnages illustres et communément respectés ; et cela peut n’être qu’un jeu, par une apparence digne aussitôt dissipée, ainsi qu’il arrive dans les jeux de mots. Mais la parodie peut aller plus loin et présenter, de même que la comédie, le jeu naïf des passions sans hypocrisie ni frein ; elle est alors comme une satire gaie. Toutefois le vrai mouvement de la comédie ne s’y retrouve point, parce que le propre de la satire est d’attacher les travers, les vices et la sottise à un personnage véritable, ce qui nous réduit au plaisir mélangé de rire des puissants, et en tout cas de rire des autres. Or on peut bien se moquer d’un bouffon qui ne sait pas faire rire ; mais chacun comprend que ce rire n’est plus le rire ; on y trouve, et grossis dans ce cas-là, un embarras, une pudeur, une tristesse, enfin ces mouvements de charité dont la grande comédie, avec ses masques, nous délivre si bien. C’est que la parodie nous délivre d’admirer les autres, au lieu que la comédie nous délivre de nous admirer nous-mêmes ; et ajoutez que la parodie ne distingue point et livre au ridicule tout un homme, alors que la comédie sauve celui qui rit par le rire ; ainsi la comédie ne va point contre le respect, mais la parodie y va toujours, ce qui fait un rire trouble, et un plaisir de sacrilège.

La parodie se rapproche par ces traits de la comédie moyenne, qui veut toujours nous représenter des individus et faire rire à leurs dépens. Mais cet art facile, qui est à peine un art, nous trompe tout à fait sur les moyens de la vraie comédie. Les bouffons du cirque nous instruisent mieux ; car il s’en faut de beaucoup que celui qui joue le maladroit soit maladroit en effet ; l’artiste ne dissimule point du tout qu’il joue un rôle ; au contraire tout fait sortir le rôle et cache l’homme ; dans la comédie italienne de même. Un vrai bossu dans une comédie ne serait pas supportable ; c’est déjà trop qu’un gros homme y soit réellement gros. Les grands acteurs sont lestes, moyens de forme, avec des traits réguliers et grands, et une voix qui porte bien ; ainsi ils se cachent dans les rôles. Ces précautions, trop peu connues hors du métier, nous éclairent beaucoup sur le genre d’imitation qui convient à la comédie. Chacun reconnaît que l’artifice peut s’y faire voir et que les costumes d’un autre temps, et même fantaisistes, n’y nuisent point. Mais je dis bien plus, je dis qu’ils y sont nécessaires, comme pour rappeler à chaque instant que le vrai humain n’est pas sur cette scène, ni humilié par ces farces et ces coups de bâton. C’est l’importance vide qui y est, et nôtre, mais sans nous, et par nous jugée. Au lieu que dans la parodie, c’est l’importance encore, mais non pas nôtre ; victoire facile d’en rire, mais aussi c’est rire sans liberté. La parodie n’est donc que la moitié de la comédie.

La musique bouffonne est une parodie de la musique, mais qui se tient pourtant plus près de la vraie comédie, comme on peut voir. Car rire de la musique, c’est toujours rire de soi, entendez se séparer de soi, rejeter à l’objet l’émotion vive, dans le moment où la passion menace par trop de sérieux ; ainsi le trait de parodie, au reste toujours modéré par la musique même, ajoute encore à l’effet naturel de la musique. Il y a un mouvement leste et jeune par lequel on se retire tout entier de tout soi, laissant tomber l’histoire de soi-même, fardeau de l’âge. Ce genre d’esprit qui est si profondément esprit est le contraire de la vanité ; il se montre par éclairs dans les conversations ; en système il serait lourd et ridicule encore. Sans compter qu’il est quelquefois effrayant, lorsqu’il vise, sous le nom de frivolité, à déposer tous les devoirs avec tout le sérieux, en vue de conserver des privilèges. Seule peut-être la musique sait conduire et prolonger ce jeu par la mesure qu’elle y met, et par son mouvement qui dessine et efface sans cesse. Ajoutons que l’entraînement vif, sous la loi du temps, écarte l’idée d’une volonté méchante, qui se montre toujours sous la frivolité. Tel est le sens de la bouffonnerie italienne. On dira que c’est prendre bien sérieusement le plus léger des badinages ; mais je ne crois pas que le rire et la gaîté soient choses de peu.