Système des Beaux-Arts/Livre cinquième/6

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Gallimard (p. 174-176).

CHAPITRE VI

DE LA DÉCLAMATION
ET DU MOUVEMENT

Je dirais à l’acteur, en peu de mots, qu’il faut que sa déclaration soit une musique encore. Mais la poésie l’y conduit plus impérieusement que la musique peut-être, et je crois que les mauvais déclamateurs gâtent plus souvent la belle musique que les beaux vers. Une des puissances de notre alexandrin est qu’il résiste assez bien à ces récitants trop agités qui voudraient un geste et une inflexion pour chaque mot. Le théâtre y aide encore par ses conditions physiques ; car il faut, avant tout, que la voix soit entendue partout, sans cette attention pénible qu’exigent un débit inégal et des éclats inattendus. La voix cherche donc un ton soutenu qui convienne à l’édifice ; et c’est par là qu’il y a un rapport entre le génie théâtral et les dimensions de l’amphithéâtre. Pour les gestes, ils suivent naturellement la parole, j’entends qu’ils sont tranquilles, composés et enchaînés, par cette raison suffisante que tout mouvement violent modifie et altère la parole.

Napoléon disait qu’un homme en haut lieu, et que tous regardent, ne peut se permettre des mouvements violents. L’acteur est ainsi, et encore bien plus que le roi, puisqu’il doit gouverner cette foule par l’expression seulement. On pourrait dire que les gestes de l’acteur, comme aussi les changements de sa voix, représentent toujours des mouvements de ce grand corps aux mille têtes. Un brusque changement n’y est point possible ; il faut que tous soient préparés et orientés. Un effet vif, sans avertissement, sans progression, ne produira qu’un tumulte informe. Et le bruit inévitable, le retard des uns, l’inquiétude des autres qui craignent de ne plus entendre, l’attention de tous dispersée un moment sur tous, l’inquiétude aussi de l’acteur sur qui tous ces bruits reviennent, tout cela conduit à une panique d’un moment, à laquelle, par une réaction inévitable, doit succéder un rire contagieux. Il faut donc que le passage d’une attitude à une autre se fasse avec précaution, et sans surprise pour personne. À quoi concourt cette déclamation presque chantée, cette monotonie du rythme, que les grands acteurs se gardent toujours de rompre ou de dissimuler, enfin ces gestes annoncés par l’attitude et développés lentement, sans aucun tumulte du corps.

La loi des mouvements, qui ne sont que des gestes plus explicites, se trouve déterminée par là, mais aussi par d’autres causes, dont la principale est que les actions violentes, comme de frapper ou de saisir à la gorge ou de terrasser, sont impossibles à bien voir. Il faut donc absolument renoncer à imiter ici la nature, et c’est à quoi l’on arrive toujours. Mais il serait bon que, par toutes les raisons présentées ici, j’entends dans tout cet ouvrage, on y renonce d’abord et sans regrets. Cela conduit à laisser hors de la scène presque toutes les actions, ou bien à composer les actions violentes selon la tradition des mimes, et à la manière des danses. L’expérience des hommes du métier conduit toujours là, surtout quand il s’agit de régler les mouvements de la foule. Mais il faudrait, plus hardiment encore, suivre dans la tragédie les traditions de l’Opéra et même du ballet, et exprimer la colère, la menace, l’accablement, le respect d’une foule par des mouvements aussi strictement réglés que ceux des parades militaires, qui sont comme des danses aussi. Au contraire rien ne s’éloigne plus du vrai langage théâtral que ce souci puéril de varier les gestes et les attitudes, comme font les peintres en leurs tableaux. Car l’art du peintre ne ressemble en rien à cette peinture ou sculpture en mouvement qu’exige le théâtre. Le tableau reste, et l’œil le parcourt ; au lieu que le mouvement théâtral est soumis à la loi du temps, et c’est dans la succession et non dans les parties qu’il exprime la variété. Ces réflexions sont bien aisées à suivre ; mais l’on comprend ici assez clairement que la séparation entre les genres n’a rien d’arbitraire, et répond aux conditions de tout langage. Parler n’est pas crier, écrire n’est pas dessiner, chanter n’est pas gémir ; et remarquons même qu’un moyen d’expression a d’autant plus de puissance qu’il se montre seul et dénudé, comme l’imprimerie, notamment, le fait assez voir. Mais il faut avancer avec ordre en suivant les arts plus abstraits et plus sévères que nous allons rencontrer maintenant. Et c’est sans doute le dessin, le plus pauvre, le plus abstrait de tous, qui nous instruira le mieux. Il n’est pas bon d’anticiper trop, si nous voulons surprendre les secrets du style.