Système des Beaux-Arts/Livre cinquième/8

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Gallimard (p. 180-182).

CHAPITRE VIII

DU RIRE

Le rire va par secousses, comme les sanglots ; dans les deux la vie tour à tour se noue et se dénoue. Seulement, dans les sang-lots, le salut d’un moment vient de la force vitale seule, de nouveau le jugement se livre à l’horreur, à la colère sans action, au refus de vivre ; et la délivrance suit, par un court relâchement et par une saignée de larmes, jusqu’à la fatigue qui termine tout. Dans le rire il y a une courte stupeur aussi, mais la force vitale et le jugement sont d’accord pour dénouer aussitôt, secouer, rejeter, enfin essayer sans précaution aucune ce surcroît de force libre, signe de tous les trésors que nous usons à nous garrotter, dans le sérieux, dans l’ennui, ou seulement dans la prudence. Aussi le rire brave tout. Il y a une belle vengeance dans le rire, contre le respect qui n’était pas dû. C’est le plus bel accord du jugement et de la vie. Rien ne réconcilie mieux l’esprit et le corps ; car, dans les mouvements du sublime, le corps est toujours timide un peu. C’est pourquoi il est profondément vrai que le rire est le propre de l’homme, car l’esprit s’y délivre des apparences. Aussi il y a un art de faire rire en étalant des apparences d’un moment, et qui reviennent, mais sans solidité aucune. D’immortelles apparences, et riches et vigoureuses, qui découvrent leurs sources inépuisables, mais toujours apparences seulement. Le comble de l’importance, sans aucune importance, voilà le ridicule.

Mais le naturel n’est point ridicule longtemps ; on y voit aussitôt un pauvre homme, et misérable plutôt. L’homme vivant et vrai est trop près de l’homme, trop près du tragique, trop nu et trop pauvre aussi, quand il serait roi. Il n’y a pas de grande promesse de rire dans le comique qui n’est pas voulu. Et c’est la promesse du rire, c’est le grand avenir du rire qui fait que l’on rit bien. Aussi ne rit-on bien, dans la conversation ordinaire, que des plaisanteries tenues loin de soi et de tous, et encore quand on s’est bien assuré qu’elles sont vides. On remarque assez qu’il faut peu de chose pour faire rire ; mais disons mieux, il faut réellement que ce soit peu de chose pour qu’on en rie. Et encore faut-il être bien assuré que personne ne craint et ne se garde ; enfin le rire suppose la confiance et l’amitié sans aucun mélange, comme il les prouve aussi. Ce n’est donc pas sans raison que l’on dit qu’un rire franc signifie naïveté, pureté, bonté sans mélange. Aussi ne rit-on pas beaucoup en société. Ou bien le ridicule est alors dans des rencontres de mots, qui étonnent un petit moment, mais sans qu’on puisse y trouver le moindre sens, dès qu’on y porte attention. Beaucoup s’étonnent de rire si bien d’une fantaisie purement verbale et sans portée aucune ; mais, si l’apparence reste la même, comme il arrive dans les sons à double sens, plus ils font cette remarque et plus ils rient. Il ne faut donc point mépriser un jeu de mots qui fait bien rire. Ce qui attriste dans ces jeux, c’est que l’attention est ramenée trop souvent sur l’amuseur, surtout s’il a de la peine, et s’il ne réussit pas toujours, car il nous vient une honte bien naturelle, qui chasse le rire.

La conversation libre, et l’esprit, si bien nommé, conduisent plutôt au sourire, qui ressemble au rire en ce qu’il délie aussitôt une attention ou une inquiétude qui commençait, et aussi par ce jugement qui dissout l’apparence et qui met les choses et les gens à leur juste place. Mais il y a dans le sourire quelque chose de voulu et de soutenu, une force mesurée, et une mort de l’apparence pour toujours ; aussi l’éclair de l’esprit est-il d’un instant. Au lieu que le comique grandit par le rire, et ne résulte point tant d’une découverte que l’on fait, qui ruine une belle apparence, que d’une apparence aisément vaincue mais qui ne cède point, qui au contraire s’affirme et, mieux, se développe en majesté. L’homme d’esprit sourit naturellement en même temps qu’il fait sourire ; mais le comique ne rit point, mettant toute son attention, ou son mouvement et toutes ses forces à tenir debout son décor et ses personnages. Toutefois ces improvisations du génie comique sont rares, et il faut bien de la simplicité chez le spectateur pour les saisir comme il faut, sans ces préparations, ces traditions et ces artifices connus dont le théâtre comique dispose par la bonne volonté du spectateur. Ainsi l’on aperçoit déjà qu’il doit y avoir plus d’une précaution et plus d’une convention dans l’art de faire rire, et que le naturel et l’abandon de celui qui rit sans regret sont bien loin de supposer le naturel et l’abandon de celui qui fait rire ; non pas, mais au contraire l’art le plus composé, le plus étudié, le plus hardi, le plus prudent, le plus mesuré et rusé qui soit. C’est pourquoi les grands comiques sont rares ; mais aussi leur puissance ne s’use point.