Système des Beaux-Arts/Livre deuxième/3

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Gallimard (p. 57-59).

CHAPITRE III

DES ACROBATES

Il n’y a pas toujours de la beauté dans les spectacles acrobatiques. Souvent on n’y trouve que l’anxiété ou bien des désirs peu avouables, ou bien le plaisir impur qui vient de ce que l’on considère, étant soi-même à l’abri, mais vieux et faible, le péril d’un être jeune et fort. Dans ces cas-là, si l’acteur n’est ni beau, ni laid, et seulement émouvant, le spectateur est bien laid. Mais nous traitons de la beauté acrobatique. Et disons que la puissance, le calme, le tranquille gouvernement de soi dans les actions difficiles et dangereuses ont toujours quelque chose de beau ; le naïf langage dit toujours que le courage est beau, avant de dire qu’il est bon. Cela trouve son application aux jeux du cirque ; car presque toujours l’acrobate cherche encore plutôt à plaire qu’à émouvoir ; c’est là son honneur propre. De là des sourires et des saluts, un peu ridicules si on les prend seuls, parce qu’ils sont étudiés, mais beaux par relation. Il faut toujours que ces danses périlleuses commencent et s’achèvent par le sourire ; et ces grâces d’opéra signifient deux choses au moins ; premièrement une belle réaction, et très sage, contre la peur, contre la maladresse, contre la timidité enfin, et contre la témérité pour tout dire, et cela donne une fière idée de la puissance du corps et de la puissance du vouloir en même temps. Mais deuxièmement ces sourires et ces gestes mesurés et arrondis sont par eux-mêmes une bonne préparation des muscles, comme sont les saluts compliqués de l’escrimeur avant l’assaut. Ainsi l’acrobate, en se montrant tel qu’il veut paraître, devient ce qu’il veut paraître, et ce rapport, qui définit toutes les vertus, se montre assez dans ces mouvements de ballerine, qui n’ont tout leur sens qu’ici.

Si l’on veut bien considérer que l’acrobate a son imagination pour ennemie, en ce sens précis que tout mouvement passionné le précipite, on trouvera à mieux comprendre, d’après cet art soumis aux conditions les plus impérieuses, comment la beauté, selon une formule célèbre, résulte de l’accord de l’imagination et de l’entendement en leur libre jeu. Ici, par bonne fortune, imagination est strictement jeu des muscles, des poumons, du cœur, comme entendement est mesure des distances et représentation d’effets prochains ; enfin l’erreur est sévèrement punie. Le fond de l’art acrobatique est sans doute qu’une faute ne s’y répare point ; forte leçon pour le plus jeune des arts, qui rature trop. Il faut que l’idée et la nature s’accordent ; et la forme humaine en témoigne par une grâce libre, en des exercices qui feraient trembler.

C’est pourquoi il y a plus de sérieux dans les jeux de cirque dans les autres genres de théâtre, où le danger n’est jamais véritable. Mais il arrive souvent que le geste de théâtre, qui n’a point ce sens plein et direct, et tourne au langage et à la déclamation, trompe sur les vrais dehors de la vertu. Si un héros souriait à propos, et se parait de grâces, au lieu de se raidir sans nécessité, les acteurs approcheraient du sublime. Aussi n’ont-ils pas peu à apprendre aux spectacles du cirque, et nous de même. Peut-être y a-t-il deux méthodes de dessiner et deux beautés rivales ; car les uns travaillent d’après des modèles formés selon le théâtre ; aussi surprend-on alors le contraste bien risible entre des jeux de force hors de propos et des muscles mal nourris ou faibles ; et qui aura fait cette remarque une fois rira bien des tragédies peintes et des tragédies mimées et parlées. D’autres considèrent de préférence les acrobates, équilibristes et jongleurs, en qui, tout au contraire, on saisit la force des muscles jointe à la grâce et au naturel. Ainsi il est vrai que le maître de danse est maître de peinture, sculpture et mimique ; mais aussi c’est l’acrobate qui est le vrai maître de danse ; et pour tout dire, la puissance des passions n’est jamais belle ; l’humiliation est laide, l’inquiétude est laide, la colère est laide ; et sans doute la timidité n’est que la crainte d’être laid. Certainement il se fait un échange entre l’acrobate et le public ; car d’un côté il met le spectateur en confiance, mais en retour ce jugement le porte ; il ne se tiendrait point au milieu d’une panique ; un cri le ferait tomber peut-être ; mais aussi il a tellement disposé le public par sa danse arrondie et liée qu’un tel cri ne puisse plus sortir. Ainsi est l’homme du monde dans sa danse propre, sûr d’être agréable aux autres et à lui. Acrobate plus d’une fois, et bon acteur de vraie tragédie ; et c’est où le bon roman prend ses modèles. Ainsi la danse acrobatique se déroule d’un art à l’autre si l’on regarde bien ; et la main qui dessine selon une telle discipline danse encore comme il sera dit. Et ce n’est pas trop de cet applaudissement aux grâces du cirque ; car le fil de fer ne ment point, ni le trapèze.