Système des Beaux-Arts/Livre deuxième/5

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Gallimard (p. 63-64).

CHAPITRE V

DE LA DANSE RELIGIEUSE

Les gens passionnés refusent toujours de croire que l’attitude et le mouvement convenablement réglés modèrent même les passions les plus violentes, et finissent par les apaiser toutes. Notre pouvoir est pourtant là ; car c’est directement sur nos actions musculaires que s’exerce notre vouloir, sans aucun intermédiaire, et sans aucun obstacle intérieur ; mais, en revanche, nous ne pouvons rien par la pensée seule contre les orages musculaires ; ici il faut que la pensée suive, et que la colère de l’âme exprime seulement la colère du corps, ce que signifie clairement ce beau mot, la passion. C’est pourquoi l’idée si simple de desserrer les dents et les poings, de baisser la tête, d’incliner le corps, de plier les genoux, de mimer enfin contre la colère, n’est jamais reçue directement. La religion enferme plus d’un secret, mais elle consiste principalement dans ces ruses traditionnelles par lesquelles l’animal passionné est occupé d’abord, et apaisé bientôt jusque dans son âme, par la vertu de la danse.

Qu’il y ait des danses religieuses en certains pays, c’est un avertissement de mieux considérer les cérémonies de chez nous, les attitudes réglées, les silences, les paroles rythmées, les chants, les politesses, les processions. Il y a certainement dans la religion quelque décret libre, un jugement qui choisit, une sorte de serment aussi ; ce sont les trésors du temple. Mais un autre genre de foi, qu’il vaut mieux appeler croyance, vient plutôt par les effets. Il est commun et aisément explicable qu’une âme pleine de colère, d’amertume ou de désespoir se trouve déliée par la vertu des cérémonies et des politesses ; car tout mouvement vif ferait scandale dans ce jeu sacré. Ainsi le tragédien est pris par son rôle et conduit à éprouver la clémence, le pardon, le renoncement ; la consolation va du dehors au dedans, et l’apaisement d’abord, par cette attention de tous, par ce concert, par ces mouvements pleins de précaution. De là l’idée d’un dieu extérieur, sensible au toucher. L’expérience religieuse est assez riche, mais il faut la lire d’après une idée directrice ; je vous propose celle-là.

La religion ainsi considérée, est donc un art véritable, et bien mieux l’art par excellence, si l’on regarde bien : car les autres arts ne visent pas aussi droit, mais tous vont à nous délivrer des passions, comme Aristote l’a fait entendre de la tragédie, sans qu’il se soit trouvé assez de commentateurs pour tirer tout à fait l’idée hors de l’image. Tout art viserait donc à disposer le corps humain selon la sagesse, entendez selon la raison ou selon la paix ; mais non pas tous directement ; car les uns disposent le corps d’après des objets composés qui agissent sur les sens, comme musique, peinture, ornements, édifices ; les autres, dont nous traitons maintenant, règlent directement les mouvements du corps, en vue d’un plaisir déterminé ; mais déjà il serait bien difficile d’expliquer les rites de la danse frivole, et le plaisir qui en résulte, sans découvrir le secret du maître à danser, que lui-même ignore. Le secret du prêtre n’est que dans les moyens, car il vise le salut des âmes, et il l’annonce. Ainsi le plaisir n’est plus la fin. Et pourtant qui oserait dire que la danse religieuse n’est pas celle qui plaît le plus ? Mais il faut s’y mettre. Et il n’y a rien de plus niais, au dehors et au dedans, que celui qui regarde danser.