Système des Beaux-Arts/Livre dixième/1

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Gallimard (p. 343-347).

CHAPITRE PREMIER

DES MOYENS PROPRES À LA PROSE

Il résulte assez clairement, de tout ce qui a été expliqué aux livres précédents, que chacun des arts, et surtout ceux dont l’objet n’est pas le corps même de l’artiste, bien loin de chercher quelque secours dans les arts voisins, s’en sépare au contraire, et trouve sa puissance dans des moyens et des fins qui lui sont propres. C’est ainsi que la sculpture ne cherche pas le secours de la couleur, mais va à la pensée, par la forme immobile seulement, et la peinture au sentiment par la couleur, et le dessin au mouvement par la ligne. D’après cela la prose, qui est l’art d’exprimer par l’écriture artificielle, doit chercher sa puissance en elle-même, et enfin rester prose, comme la sculpture reste sculpture, et la peinture, peinture. Il faut donc examiner la nature de ce langage écrit, maintenant en usage partout, où les caractères ne désignent que des sons, sans qu’on puisse apercevoir la moindre ressemblance entre la forme du signe et le son lui-même. Le plus frappant caractère de ce langage est qu’il exprime les objets par des formes qui ne ressemblent nullement aux objets. Le mieux est de prendre ces moyens hautement abstraits pour ce qu’ils sont, car il semble que tout art va d’autant mieux à sa fin qu’il reste mieux lui-même ; chacun jugera ensuite si ce qui sera dit d’après cela s’accorde avec ce que l’on remarque dans les meilleurs modèles.

D’après la nature de l’écriture phonétique les signes se réduisent à un petit nombre de lettres, qui, par leur groupement et leur ordre, forment la multitude des mots. Ainsi un élément isolé n’exprime rien. Il faut remarquer aussi q’un élément ne change point l’autre et que les composants restent invariables comme les atomes des physiciens. C’est ce que le procédé mécanique de la typographie rend encore plus sensible. Car le manuscrit, par ses liaisons et abréviations, conserve encore dans ses lignes quelque chose du geste et de la danse ; mais, c’est ce qui vérifie déjà nos principes, il s’en faut de beaucoup qu’une page de belle prose soit plus belle dans le manuscrit original. Le propre de la prose est d’abord d’apparaître en sa pureté et abstraction sur la feuille imprimée, sans garder trace des mouvements de l’écrivain. D’où l’on peut tirer dès maintenant une importante règle de cet art, qui est que l’impression en doit être uniforme, de façon que les choses qui sont dites ne modifient jamais les lettres. On rirait d’un écrivain qui voudrait tantôt de petites lettres et serrées, tantôt de grandes et espacées, ou bien des lignes montantes et descendantes, des encres de diverses couleurs et ainsi du reste. Aussi n’est-il point bon non plus que les ornements typographiques s’écartent de la tradition et se rapportent trop précisément au sujet.

On voit par ces remarques que ces règles de typographie s’étendent bien au delà de l’art du typographe et pénètrent jusque dans la structure des phrases. Car ce qui a été dit des lettres est vrai aussi des mots. L’art d’écrire, ramené à son principe, consiste à peindre par des groupements d’éléments invariables, non par ces éléments mêmes ; et cet art, autant qu’il se cherche, doit rabaisser les mots au rang des lettres. Mais, comme il y a bien plus de variétés dans les mots que dans les lettres, le son et même l’orthographe pouvant donner puissance à l’un plus qu’à l’autre, il est difficile de ramener les mots à leur rôle d’éléments. Il le faut pourtant d’après l’idée même de la prose. Il y a des mots, et en assez grand nombre si l’on y fait attention, qui par le son ressemblent à la chose, comme ronflement, murmure, frisson. En quoi il faut distinguer les mots d’usage, où cette ressemblance n’est plus guère remarquée, les mots rares qui attirent alors l’attention, et surtout les mots inventés à cette fin. S’il n’est pas de la nature de la prose d’être lue tout haut, mais plutôt d’être lue par les yeux comme on dira, les effets de ce genre, résultant de la sonorité des mots, y seraient donc déplacés et même en pure perte, et il faudrait les laisser à la poésie et à l’éloquence. Mais il y a mieux à dire là-dessus, dont la poésie et l’éloquence pourront aussi faire leur profit, c’est que, par ces moyens étrangers, le vrai mouvement du langage se trouve rompu, et l’attention se trouve détournée de l’assemblage, ce qui va contre la structure du langage, car c’est toujours par une suite de mots convenablement liés que l’on représente les objets, et l’art d’écrire tire plutôt sa puissance de l’assemblage que des mots eux-mêmes. Les imitations par le son des mots seraient donc toujours des fautes contre le goût.

Un mot peut avoir puissance aussi par la superstition, comme on voit bien par les noms de lieux, qui sonnent autrement pour l’un que pour l’autre d’après les souvenirs forts qui y sont liés. Ainsi, pour un provincial, le nom de la ville où il a appris la politesse ; ainsi les noms exotiques pour ceux qui ont voyagé ; ainsi les noms devenus célèbres par l’histoire et par les œuvres. On dit bien qu’il y a une magie des mots, et des préférences de sentiment ou des aversions en chacun. Sans vouloir écarter tout à fait ce moyen-là, il est permis de penser que ce que l’on appelle le style plat est sans doute orné, mais à l’insu du lecteur, de ces mots à puissance magique que l’auteur naïf répète pour son propre agrément. Encore passe s’il lisait tout haut ses œuvres ; mais l’imprimé nettoie les mots de ces parures d’occasion. Et il est bon de dire, il sera bon aussi de répéter, que c’est pour l’imprimeur qu’il faut écrire. Et l’on aperçoit ici pourquoi un bon écrivain ne compte jamais sur un mot ; ce qui lui est propre, c’est de produire un grand effet avec des mots communs, par l’assemblage.

La vraie puissance des mots résulte donc de leur place, et de leur union avec d’autres. Mais l’artifice se glisse encore là. Il est clair que si, contre l’usage de parler et d’écrire, on met un mot hors de la place où le lecteur l’attend, c’est encore une manière de souligner. Ce sont toujours de petits moyens. La prose, considérée dans sa pureté, tend toujours à détourner l’attention des éléments, et à la reporter sur l’ensemble. Les mots ordinaires et les constructions communes sont ici la matière de l’artiste ; et la fin est toujours de former, par la succession des mots liés, ce qu’on appelle des pensées, j’entends des rapports abstraits et explicatifs comme de cause à effet, de moyen à fin, de substance à accident, rapports que la logique présente en système d’après la grammaire universelle. Or ce mouvement de pensée, qui subordonne la partie au tout et recompose les êtres, élément par élément, selon les rapports vrais, est souvent remplacé, dans la poésie et dans l’éloquence, par le mouvement et par le rythme qui font que les mots se trouvent rapprochés selon cette loi extérieure, et ainsi s’éclairent par voisinage. Disons que le lien de pensée est le seul soutien de la prose, et que c’est toujours par là que la prose arrive à sa fin, que ce soit seulement de reconstruire, ou que ce soit d’émouvoir et de plaire en évoquant et maintenant de fortes images. Le moyen propre de la prose est donc ce que l’on appelle assez bien l’analyse. La prose des savants est modèle par là, mais abstraite souvent et nue. La prose des grands écrivains, par la même voie, met l’imagination en jeu et parvient à la régler, rivalisant alors avec les autres arts, et peut-être parvenant à les dépasser tous, mais sans jamais les imiter, ce que l’on remarquera en Montaigne, en Pascal, en Montesquieu, et aussi dans Rousseau, quoique la prose de ce dernier auteur participe souvent un peu trop de l’éloquence pour donner un bon modèle à l’apprenti.