Système des Beaux-Arts/Livre dixième/4

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Gallimard (p. 355-358).

CHAPITRE IV

LE DOMAINE DE LA PROSE

La prose tend par sa nature à changer de ton et à varier ses touches et ses prises. C’est pourquoi l’œuvre complète de prose est le roman. Mais, avant de voir comment tous les genres s’y réunissent, il n’est pas mauvais de les décrire sommairement dans leur état de pureté, autant qu’il sera possible. J’en aperçois deux opposés, qu’on peut appeler l’explicatif et le narratif, et un autre déjà composé, qui serait le confidentiel. Je laisse le démonstratif à l’éloquence, pour les raisons que j’ai dites. Je prie seulement que l’on remarque que, dans le langage écrit, la démonstration est toujours pédante ; et, comme il arrive toujours, la forme révèle le fond ; car, à mesure que l’on se délivrera des coutumes oratoires et de l’enseignement verbal, on viendra à dire ce que de bons esprits ont toujours aperçu, c’est que les preuves ne sont point des raisons, et non pas même dans la mathématique pure, où une exposition analytique de la question proposée remplacerait avec avantage ces définitions, ces demandes, ces énoncés et ces démonstrations divisées, plus propres à convertir qu’à éclairer. Bref la scolastique est encore partout, mais la prose s’en délivre, et les jugements du goût devancent ici la réflexion. Disons qu’un problème est résolu du moment où l’on sait de quoi il s’agit. Toujours est-il que, dans les questions où l’appareil du professeur ferait rire, l’explication consiste en une analyse des objets, de leurs parties, de leurs relations, non sans une distinction de ce que l’on sait, de ce que l’on ignore, de ce que l’on suppose et de ce que l’on croit ; et ce genre d’examen est ce qui donne à la prose, dans tous les genres composés, ce mouvement retenu, sinueux, contournant et revenant, qui sépare si fortement la prose de toute poésie et de toute éloquence.

Le récit tout uni s’oppose à l’analyse, par une marche décidée sous la loi du temps. Et il faut toujours, même dans les genres composés, que le récit en vienne là, comme on voit dans les meilleurs romans, où, passé les analyses, l’action se fait toujours en forme unie et dépouillée. Mais il faut dire en quoi le récit pur et simple se distingue de la poésie et de l’éloquence. Pour l’éloquence, il n’est pas difficile de l’apercevoir ; car, dans le récit, l’écrivain se garde d’expliquer et même de juger ; il s’écarte en quelque sorte, et laisse passer l’événement tout nu. Aussi les fortes liaisons de l’éloquence choquent dans le récit, et même, dans les récits improvisés, elles sont la marque d’un esprit confus, ou bien passionné, ou bien occupé de mentir ; c’est pourquoi on appelle bien naïveté la vertu des conteurs. L’art du récit va à la même fin, se rangeant jusqu’au détail à l’ordre de la succession sans arrêt. L’histoire de Gygès dans Platon fait ainsi contraste avec l’analyse qui la précède et la suit. Disons que, dans l’éloquence, l’ordre du temps est l’ordre des preuves, au lieu que dans le récit c’est l’ordre des faits.

La poésie entraîne comme le récit, mais avec cette différence que dans la poésie c’est le sentiment qui entraîne, en sorte que le passé du récit est passé pour nous, et l’avenir, avenir ; dans le récit, le lecteur comme l’auteur est spectateur seulement ; la forme du récit, c’est le temps passé ; et par la simplicité même des successions, qui ne nous engagent nullement, et sont de la chose seule sans mouvement de nous, le récit est comme reculé ou éloigné ; c’est pourquoi ce n’est point l’idée fataliste qui domine le récit, mais plutôt l’idée de l’achevé et irréparable. Ce n’est pas qu’il ne puisse s’y attacher quelque sentiment tragique ; mais il faut que l’analyse se joigne au récit et le prépare, comme on verra. Dans le récit pur, tout est égal, petits et grands événements, bonheur et malheur ; d’où résulte un repos contemplatif, et la vision en même temps de beaucoup de choses, sous l’idée d’un passé dont les conséquences ne peuvent plus être éprouvées par personne. De ce mouvement, si éloigné de toute poésie et de toute éloquence, résulte une force, une égalité des images, et une position hors du monde, en sorte qu’à la simplicité du récit répond une sorte de majesté du lecteur. C’est sans doute le secret du style biblique, bien périlleux à imiter parce que toute majesté vivante est fragile.

Le confidentiel ne se mêle jamais au récit, mais il peut s’y joindre. Il se mélange plus intimement à l’explicatif, dès que les suppositions ou les croyances l’emportent sur ce qui est connu directement. Et la beauté de la confidence est en ceci qu’elle ne cherche point la preuve, et qu’elle craint même l’apparence des preuves. Aussi le pédant n’y réussit point, ni même le passionné. C’est le langage de l’amour heureux et de l’amitié. C’est le ton aussi d’un auteur dès qu’il se montre. De cette belle politesse sont nées de grandes œuvres, au premier rang desquelles il faut placer les Maximes, qui sont des confidences étudiées et resserrées, remarquables toujours par une forme sans rythme, et tout à fait délivrée de l’argumentation oratoire. Les Caractères et les Portraits appartiennent au même genre, et les Essais de Montaigne, comme aussi ces Mémoires où l’on pense pour soi. En ces matières, où les preuves manquent évidemment, il faut que la pensée soit forte par la structure, ce qui suppose que les mots n’aient de puissance que par leurs relations. C’est ainsi que le langage écrit prend force d’objet, et porte le naturel et les nuances. Aussi le confidentiel va toujours à un style abstrait, sévère et plein.