Système des Beaux-Arts/Livre dixième/5

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Gallimard (p. 359-361).

CHAPITRE V

DE L’HISTOIRE

Il y a un genre d’histoire qui n’est que l’inventaire de nos connaissances concernant le passé ; œuvre de science et de critique. L’art de peindre par des mots n’y est pas le principal, au lieu que cet art approche de la perfection dans les Annales de Tacite. Mais justement il est remarquable que ce genre de peinture est bref et presque abstrait ; les caractères du récit l’emportent ; la loi du temps raccourcit les tableaux et les rejette sans cesse au passé. Toutefois on ne peut point imaginer de peinture plus forte que celle d’une sédition militaire en cette prose serrée, et chacun connaît la mort de Britannicus ; mais le tragique, le tableau, l’analyse des cœurs, tout cela tient en une ligne ou deux. En sorte que si l’on prend cette histoire pour un roman, il n’est point vrai que la forme du récit, qui y domine, et qui presse l’auteur, aille contre la force de l’expression, bien au contraire. Et c’est là qu’il faut regarder, ou dans Stendhal, si l’on veut saisir les secrets de la prose dramatique. Car il arrive à d’autres de décrire plus longuement ; mais il est assez clair pourtant, par l’exemple de ces traits courts et suffisants, que la prose n’a pas du tout à imiter le peintre ou le dessinateur, qui tient compte des parties et des formes. Il se peut qu’un romancier décrive un château depuis la grille d’entrée jusqu’aux girouettes, comme Balzac a fait ; mais si l’art de peindre par des mots se bornait là, un apprenti serait bientôt maître. Je crois au contraire que ce qui fait que les peintures de Tacite suffisent est aussi ce qui sauve les descriptions par parties, et, pour tout dire, que l’on ne voit pas plus La Grenadière comme en un tableau après qu’on a lu Balzac, que l’on ne serait capable de dessiner ou de peindre Néron et ses courtisans d’après Tacite. Le lecteur ne voit point Grandet comme il verrait un homme représenté sur une toile, quoique le bonhomme soit décrit des souliers jusqu’au chapeau ; il ne voit pas mieux le visage de Julien Sorel, décrit ici et là en quelques traits, aussi vivant, aussi présent que l’autre pourtant. De là vient que les artistes qui essaient d’illustrer ces œuvres par le dessin sont toujours bien au-dessous de ce qu’on attend. Qui donc, en lisant, voit le sourire de Gobseck ? Il est juste de dire qu’il le retrouvera parmi les hommes, pendant un court moment, et comme une apparition de ce personnage sur un autre visage. Pareillement vous retrouverez un mouvement de Grandet, mais non Grandet. Bref il est trop facile de dire que la description nous conduit à imaginer le personnage, comme si les mots visaient à remplacer le crayon ou le pinceau. Il n’y a point de sincérité, je crois, dans les appréciations de ce genre, ni de vraisemblance, car la peinture a ses moyens et ses fins, et la prose a d’autres moyens et d’autres fins, qu’il faut découvrir ; l’étude des arts différents nous a assez éclairés là-dessus. Ajoutez à cela que les grands liseurs de romans, dont je suis, ne cherchent point quelque dessin, et encore moins quelque scène mimée ou parlée qui ferait vivre, ou tout au moins fixerait devant les yeux Rubempré, Carlos ou Fabrice ; au contraire, il semble que de telles images soient importunes, et qu’on les juge d’avance comme de faibles copies du personnage.

C’est ce que l’histoire fait voir le mieux. Car l’historien emplirait des pages avant d’égaler un peintre d’histoire. Mais ces entreprises de description accablent l’esprit sans y rien laisser ; nous flottons d’une rêverie à une autre. Au lieu que l’écrivain de génie nous ramène et nous force mieux que les choses mêmes ne le feraient, et aussi bien d’un seul trait. Un inventaire de costumes et d’armes nous mettrait en état de voir ce qui n’est plus ; il n’y faudrait que science et patience, et chaque mot nous rendrait plus riches. Mais rien ne vit moins que l’érudition ; elle périt mieux encore par les collections d’objets, dont chacun ramène l’attention à lui. Ce ne sont toujours que des morceaux. L’histoire meurt par l’abondance et par les matériaux. Comme il ne sert point d’avoir connu la ville où le roman fait vivre ses personnages, ainsi l’histoire ne vit pas pour le voyageur qui voit des ruines et des traces, et qui les complète par le récit. Notre pouvoir d’évoquer ne va pas si loin. Aussi c’est le roman qui éclaire l’histoire. Et si l’histoire est un art de faire revivre, c’est au mieux qu’elle égale le roman. Le pas pressé de Napoléon, dans Tolstoï, parle mieux que tant d’études savantes. Et le Mémorial, en ses belles pages, instruit mieux qu’un tableau composé d’après tous les témoignages. Au reste, puisque les mots sont faits pour exprimer des pensées, il est permis de supposer que la pensée est toujours la fin de l’écrivain véritable ; les traits de description ne prennent force que par cet autre mouvement. Déjà, au sujet de la peinture, il faudrait dire que la volonté de peindre nuit au peintre ; mais elle nuit bien plus évidemment à l’écrivain. Un historien ne saura peindre qu’autant qu’il pensera. Je le vois soucieux surtout d’enchaîner et d’expliquer, allant des intentions aux actes et plus souvent encore des passions aux gestes ; ainsi c’est par l’âme que les hommes revivent, et les choses par les hommes ; un mouvement juste de César décrit mieux la forme que tous ces détails que l’apprenti recueille et énumère. Cette remarque, aisément vérifiée par les œuvres des grands historiens, et aussi par celles des petits, n’est pas de médiocre importance si l’on veut comprendre les moyens du romancier par lesquels l’imagination est disciplinée.