Système des Beaux-Arts/Livre dixième/6

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Gallimard (p. 362-365).

CHAPITRE VI

DU ROMAN

L’Histoire, et même la plus belle, manque de matière ; elle est toujours abstraite un peu. L’épique est solide et réel par ce mouvement qui dévore la pensée. L’histoire, comme on l’a dit, enchaîne autrement les actions ; mais elle part des actions toujours, et ne remonte aux causes, idées, sentiments ou passions, que d’après les discours et les écrits. C’est pourquoi les suppositions qui y sont permises sont toujours de ces maximes générales, qui vivent un moment par la grandeur de l’action et par la forme serrée et forte. L’histoire se trouve souvent vide de contenu parce qu’elle adopte les motifs d’action que chacun avoue, et qui contrastent avec l’étendue des conséquences et la puissance des obstacles ; ce genre de raisons, prises de l’intérêt général et d’une vanité imaginaire, n’ajoutent rien aux faits. Le vrai historien regarde au delà. Mais, par la loi de l’histoire, d’après laquelle il faut toujours remonter des actions aux causes et des discours aux motifs, il est condamné à se mouvoir dans un ordre abstrait, comme l’on fait lorsque l’on discerne l’intérêt ou l’ambition, enfin les passions de théâtre. Mais les passions réelles, plus puériles, plus fortes, mieux liées au mécanisme du corps, échappent à l’historien. Aussi remarquez que l’histoire ne se distingue nullement du roman par les actions ni par l’analyse des caractères, mais bien par ce genre de vérité qui dépend des témoignages et qui en conserve toujours la forme. Bref, le confidentiel n’a point de place dans l’histoire ; elle fait revivre, tout au plus, les hommes comme nous les voyons vivre, remontant toujours des actions aux motifs. Or ce qui est romanesque c’est la confidence, qu’aucun témoignage ne peut appuyer, qui ne se prouve point, et qui, au rebours de la méthode historique, donne la réalité aux actions. Les Confessions seraient donc le modèle du roman.

Il faut insister là-dessus ; car le roman a fait naître deux mots, romanesque et romantique, qui sont un bon exemple de ces inventions viables, d’ailleurs rares, mais assez riches de sens pour rivaliser avec les mots les plus anciens. La partie historienne d’un caractère est ce par quoi il tombe sous le jugement de l’histoire ; ce sont des pensées et des raisons tirées de témoignage et destinées au témoignage. Mais la partie romanesque ou romantique d’un caractère comprend les passions véritables, j’entends les rêveries, les joies, les tristesses, les dialogues avec soi, dont la politesse et la pudeur détournent de parler. Au reste cette partie de l’âme ne prend quelque développement que chez les rêveurs, et surtout par l’œuvre même, car l’action réelle dévore le rêve. L’action dépend des témoins, et, par suite, les raisons empruntent beaucoup aussi au témoignage. Nous ne savons rien des rêveries de Bonaparte ; et, pour lui-même, il est vraisemblable que son ambition suivit ses actions ; car le succès même nous détourne toujours, et quelquefois nous renouvelle. Et c’est bien une idée romanesque ou romantique, de juger que l’action ne réalise jamais le rêve. Toute action est sociale ; et si elle n’est pas déterminée par les circonstances, elle relève alors d’un jugement immédiat fondé sur les perceptions du moment ; ces motifs réels n’ont jamais rien de romanesque. L’action de guerre est riche en enseignements là-dessus ; car on y distingue aisément des rêveries presque sans forme, et puis des raisons abstraites qui conviennent aux témoignages, et enfin des raisons réelles qui naissent du moment et de la perception. En tout homme le romanesque est donc détruit d’instant en instant. Et, à dire vrai, comme tous les essais de pure imagination, la rêverie romantique divague bientôt ; aussi elle n’échappe à l’action que pour périr par l’ennui. Mais ici apparaît l’œuvre, où l’action soutient la rêverie. Il n’y a donc point de romanesque hors du roman.

Il semble que l’œuvre propre du romancier soit de traduire le romanesque en actions. Et ce n’est pas alors l’action qui est romanesque ; c’est plutôt le rapport de la rêverie à l’action qui définit le roman, l’action ici donnant de la consistance au rêve, au lieu de l’abolir. C’est pourquoi l’action réelle n’entre jamais dans le roman ; et cela est encore vrai quand le romancier raconte une action réelle, et telle qu’il l’a vue. Le romancier n’est donc nullement historien. La liaison de la rêverie à l’action suffit pour enlever au récit le plus véridique la moindre apparence d’histoire. Et enfin le roman s’oppose à l’histoire encore plus fortement quand l’historien et le romancier peignent les mêmes personnages et racontent les mêmes actions. Ainsi ce qui est fiction dans le roman ce n’est pas principalement le récit, mais c’est le lien d’analyse qui fait que les actions sont le développement des pensées. Et dans la vie réelle cela n’est jamais. Aussi la question de savoir si un récit est vrai ou non, ou si l’auteur a inventé ou changé peu ou beaucoup, est tout à fait importune, dès que le roman fait sentir sa beauté ou sa puissance, ce qui est tout un. Ainsi c’est l’humain et l’individuel humain qui fonde tout. L’histoire au contraire, par son caractère abstrait, ramène toutes les actions à des causes extérieures. C’est pourquoi l’idée fataliste domine l’histoire, et, faute d’un mouvement rythmé assez puissant, l’historien est sujet aux passions tristes. Mais il n’y a point de fatalité dans le roman ; au contraire le sentiment qui y domine est d’une vie où tout est voulu, même les passions et les crimes, même le malheur. Par là le vrai roman surmonte les peines, en réveillant le pardon, l’espérance et l’amitié.