Système des Beaux-Arts/Livre huitième/5

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Gallimard (p. 290-292).

CHAPITRE V

DU MOUVEMENT

On ne pourrait pas citer un seul exemple de peinture en mouvement, comme de course, de bataille ou même de lutte, qui soit comparable aux beaux portraits, j’entends qui donne autant à penser sans commentaires extérieurs. Même si l’on considère la célèbre Cène, qui n’enferme pourtant que le mouvement expressif, on trouvera encore que ces signes de circonstance réduisent les visages humains au rang des caractères abstraits ; ce ne sont, au mieux, que de bons acteurs, et encore immobiles pour toujours. Il faut avouer que de telles scènes, composées d’après la variété et en quelque sorte la compensation des attitudes, donnent bien une certaine idée du mouvement par la première confusion des images, comme si un mouvement commencé par l’un était achevé par l’autre ; et c’est ce que l’on remarque aussi dans l’imitation peinte des combats ou des danses ; mais ce genre de tableaux supporte mal l’attention prolongée ; ils se laissent diviser ; bientôt toute leur richesse s’exprime en paroles, et ce passage de la peinture à l’éloquence n’est pas le signe que l’art du peintre soit ici dans son vrai chemin ; car la force du beau, dans la poésie aussi, et jusque dans la prose, est que toute traduction dans un autre ŀangage en est impossible, et que l’on ne pense même pas à l’essayer.

Le dessin, sans doute par la vertu du trait, convient mieux pour représenter l’action, peut-être parce que, volontairement vide et nu, il efface la pensée et le sentiment, comme fait l’action même. Car, dans le drame, la pensée suit péniblement, et comme une faible lueur, l’action irréparable ; et c’est pourquoi le temps est le roi du drame, qui achève les résolutions avant qu’elles soient prises. Comme il est clair que la peinture ne peut représenter cette succession sans retour, si ce n’est par le souvenir ou le pressentiment ramassés sur un visage d’homme, on voit que la peinture, même dramatique, tend toujours à l’immobile. Il reste que le peintre s’en tienne à son langage propre, comme Michel-Ange à la Sixtine l’a su faire. Car il y a plus de sentiment que de mouvement dans cet homme à peine créé et déjà seul ; mais ce lourd destin est écrit mieux encore dans les figures immobiles, et seulement le Bacchus assis en dit plus long sur le plaisir que toute la Bible. La peinture du mouvement s’en tiendrait donc à des actions qui ne sont qu’actions, comme de lutter ou de courir ; mais elle n’est alors qu’un dessin colorié, et la couleur alors promet trop.

Il est à prévoir que les mouvements réglés du cérémonial, qui dans le fait ramènent plutôt la pensée au sentiment contenu, porteront mieux aussi la couleur. Et même on peut remarquer que les scènes peintes tendent toujours au cérémonial, qui, spécialement destiné à effacer le drame, permet aussi à chacun d’exister pour soi, pendant que l’attention s’applique au mouvement seul. Mais ce n’est aussi qu’un moyen de peindre plusieurs portraits en un seul tableau. Ce rapport de société, si favorable à la composition des sentiments et ainsi à la beauté du visage, est aussi le premier ornement de n’importe quel portrait, même seul dans son cadre ; aussi y a-t-il du cérémonial en tout portrait ; et plusieurs portraits, surtout du même temps, forment aussitôt société et cérémonie. En quoi rien n’est artifice, mais plutôt le peintre va droit à son œuvre, et présente ce visage humain avec fraise et perruque, montrant ici non son impuissance, mais sa puissance. C’est à quoi il est conduit, comme est le sculpteur, et l’architecte, et le musicien, et le poète, par les nécessités du métier, même les plus humbles, pourvu qu’il les accepte. Et c’est par là que l’œuvre d’art participe à la nécessité et à l’existence.