Système des Beaux-Arts/Livre neuvième/9

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 337-340).

CHAPITRE IX

DEUX LANGAGES

Les formes édifiées, sculptées, peintes ou dessinées signifient toujours quelque chose. Elles sont les caractères d’une écriture universelle ; et chacun les lit sans savoir lire. Belles ou laides, elles racontent. Un grand tombeau signale un mort illustre ; et souvent, par les attributs ou par les scènes sculptées, il fait connaître les travaux, le genre de mort et le genre de gloire. L’arc de triomphe décrit aussi les armes, les victoires, les puissances. Cette porte ouverte des deux côtés sur le monde invite aux aventures et aux conquêtes sans fin ; mais le vide qui est au centre de l’œuvre représente énergiquement aussi ce qui reste de la force, un passage. La pyramide met en forme la chute d’une grande chose, et la prépondérance de la loi inférieure ; mais, par la pointe et les arêtes, elle nous garde d’oublier ce qu’elle efface ; c’est le tombeau de l’esprit. Les tableaux peints nous instruisent du costume, des mœurs, du cérémonial. Certes il reste toujours à deviner ; mais il y a ample suffisance en cette apparence fixée ; tout est dit en cette mince surface, de même que des milliers de théorèmes sont en ce cercle nu. Le dessin le plus simple offre un sens que jamais aucun discours n’épuisera. De même un plan fait connaître un édifice ou une ville, plus exactement mais abstraitement. Nous y pouvons faire plus de mille voyages. Toute forme, enfin, porte aisément un infini de pensées sans paroles. C’est pourquoi la convention s’y met aussi. La chouette signifie Pallas et le paon signifie Junon ; les colombes et les amours, Vénus ; le coq, l’aigle, le lion sont l’emblème de telles nations et de tels empires. Les armes parlantes du blason sont des modèles du style bref et fort. Belles ou non, ces formes sont également claires, et il arrive souvent que l’importance du fait ou la beauté morale de l’anecdote donnent du prix à l’œuvre, dont use l’artiste et abuse le barbouilleur. Et il n’est pas mauvais que ce genre d’intérêt préserve une belle œuvre, et retienne d’abord l’attention. Toutefois le sens des formes prises comme langage n’est pas de notre sujet. Et même, ainsi qu’il a été dit déjà, une belle œuvre met fin à ces rêveries aériennes, et parle d’autre façon. De même un beau roman n’est pas plus beau lorsque l’on connaît l’événement et les personnages que l’écrivain a pris pour modèles. Seulement il y a plus de ressemblance peut-être entre un mauvais dessin et un bon qu’entre un bon et un mauvais roman, car le langage des formes est plus près de l’art que le langage des mots. Il n’est pas inutile d’expliquer pourquoi, avant d’aborder l’étude de l’art le plus caché peut-être, et le dernier venu dans l’histoire humaine.

Le langage des formes n’analyse point. Par le dessin ou par la peinture, la chose est représentée toute. Les yeux retrouvent leur objet, simplifié certainement toujours, mais immobile en revanche. Ainsi les pensées du lecteur, si l’on peut ainsi l’appeler, naissent d’un sentiment immédiat ; l’esprit ne s’égare point ; cet objet réel présent le reprend toujours comme font les figures du géomètre ; enfin l’imagination est disciplinée. C’est pourquoi Leibniz avait cette idée d’une écriture universelle qui serait formée de dessins, et qui serait un remède à la fureur de parler. Pour mieux comprendre le prix de ces œuvres muettes, qui nous ramènent toujours et ne se laissent point déformer, considérons des récits libres, non modérés par le rythme ni par la nécessité d’être entendu de beaucoup d’hommes, ni enfin par la politesse. Le malheur est qu’ici le mécanisme fournit toujours des mots, et, pis encore, s’excite lui-même, produisant par tout le corps l’étrange passion des disputeurs, presque toujours sans objet. Il faut avoir entendu des exaltés, des délirants, des fous pour saisir toute l’importance de cette folie bavarde, et, par l’effet d’une réaction bien naturelle, la puissance des discours tout faits, ou lieux communs. La caractéristique de l’ancien cri, si varié et modulé qu’on le suppose, est qu’il décrit fort mal l’objet, et qu’en revanche il propage comme des maladies d’un moment, ces mouvements intimes du corps humain, qui rompent d’abord nos pensées, et aussitôt les renouent arbitrairement par des liens de surprise, d’amour ou de peur. Ce genre de persuasion, ou plutôt de contagion, est encore enfermé dans nos paroles comme un maléfice. L’éloquence est incantation et magie toujours ; la poésie de même, et la rime nous persuade encore. Du moins la poésie et l’éloquence ont leurs règles propres, dont l’effet va directement contre le désordre des émotions. Par ces règles elles sont objets, et donnent appui à nos pensées. Mais il fallait à la simple prose d’autres règles, qui sont de raison, dès que la suite de nos cris devint, par la seule écriture, un objet durable dans le monde.

Il n’y a point, dans l’histoire de l’esprit humain, de révolution plus importante que la suprématie donnée au langage parlé par l’invention de l’écriture phonétique. Dans l’ancien langage, fait de gestes et de cris, le geste l’emportait par la description de la chose, et surtout par ce pouvoir de s’imprimer, et ainsi de devenir chose, d’où résultèrent ces écritures naturelles, qui sont monuments, dessins, emblèmes. Le cri, comme signal, se développa par d’autres causes, dont les principales sont qu’il sert encore pendant la nuit et qu’il réveille. L’invention étonnante de l’alphabet consista en ceci, que l’on écrivit les sons au moyen des dessins les plus distincts et les plus simples de l’ancienne écriture. Par ce moyen n’importe quelle improvisation pouvait devenir objet, l’esprit se prenait à cet objet sans règle, y cherchait un sens, s’y accoutumait enfin s’il ne pouvait mieux. On a assez dit que la plupart des erreurs doctrinales viennent du langage ; mais on n’a pas assez remarqué que c’est le langage écrit surtout qui, en fixant l’erreur, crée un monde d’objets fantastiques, sur lesquels s’exercent les commentateurs. D’où l’on voudrait transporter en tout écrit les règles de la poésie et de l’éloquence, destinées à modérer la folie bavarde et écrivante. Mais rien ne peut empêcher que l’écrit, par sa seule existence, devienne une sorte de fait nouveau, objet à son tour d’une étrange expérience, qui a ses règles. Le document, ou rumeur fixée, fait un monde fantastique, mais cohérent pourtant par l’encre et le papier. Un esprit mal cultivé s’égare déjà en écoutant ses propres discours ; l’oubli est un prompt remède ; mais comment décrire les pensées d’un homme naïf qui relit ses improvisations ? Il est clair que l’invention de l’imprimerie a donné encore plus de poids aux choses écrites. D’où l’on voit qu’apprendre à lire est un mauvais travail s’il n’est pas continué par l’étude des meilleurs modèles, qui met en défiance à l’égard de tous et de soi-même. On voit naître ici l’art de la prose ; on devine déjà ce mouvement retenu qui lui est propre, et cette sobriété toujours imitée des anciennes inscriptions. Mais, avant d’entrer dans cette étude, qui doit terminer le système des Beaux-Arts, il fallait donner un regard encore à cet honnête langage du geste et aux arts qui en sont sortis. Monuments, statues, tableaux, dessins, sagesse sans paroles.