Système des Beaux-Arts/Livre premier/2

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Gallimard (p. 19-21).

CHAPITRE II

DU RÊVE ET DE LA RÊVERIE

Nous ne sommes plus au temps où les créations fantastiques du rêve étaient considérées comme des annonces du destin. Mais il ne faut point trop se fier aux lumières ; et l’homme n’a pas tant changé qu’il puisse penser sans trouble à un rêve qui aurait rapport à ses plus vives affections, comme d’un ami malade ou calomniateur, ou d’une femme infidèle, ou d’un fils tué au combat. Je souhaite seulement que la sagesse des jours vous préserve et me préserve de tels rêves ; mais d’y croire un peu trop, si vous les avez, rien ne vous préservera. Cela pour faire entendre que, dès que l’on fait attention à un rêve, la passion nous détourne de considérer les vraies causes. Il y faut pourtant regarder de près, et c’est un chemin facile vers une idée un peu cachée, et essentielle dans notre sujet.

Je fais une part, dans les rêves, pour les sentiments et les souvenirs de chacun. Et comment faire autrement ? Mais, contre les lieux communs, je dis qu’il faut la réduire autant qu’on peut, et porter l’attention sur d’autres causes. Premièrement que les objets extérieurs agissent encore sur nos sens pendant le sommeil, ce qui donne lieu à des perceptions paresseuses. Par exemple les bruits nous touchent ; une cloche, un timbre, une voix sont entendus et peuvent être interprétés, donc perçus, quoique fort mal. Une odeur, de même. Quant au toucher, il ne cesse jamais, par le poids du corps, par le chaud et le froid, par le contact des vêtements, de nous donner à penser. Et même la vue reçoit à travers les paupières quelque chose d’une lumière vive. Il m’est arrivé, après avoir rêvé d’incendie et de sang, de percevoir enfin en m’éveillant la lueur du soleil sur un rideau rouge. Des exemples de ce genre s’offriront au lecteur ; il suffit d’y penser.

D’autres causes sont moins connues, et dépendent de l’état de notre corps et de nos sens. Les douleurs faibles, la digestion troublée, la circulation contrariée en un membre, ou accélérée par la fièvre peuvent, par le toucher, orienter aussi nos rêves, comme on voit chez les fiévreux qui souvent se croient exposés au froid et au vent sur quelque tour ou sommet. Le sang et la respiration agissent aussi sur l’ouïe par chocs, bourdonnements, sifflements. Il se peut que l’œil soit excité aussi par les mêmes causes ; toujours est-il que la fatigue y laisse une agitation singulière ; et l’on observera, après une longue lecture et avant le sommeil, des houppes, des franges et des cercles, en mouvement et changement continuel. Il m’est arrivé, étant tout près du sommeil, de voir en ces formes des maisons et des visages ? Je croyais les voir ; toutefois la moindre attention me ramenait à des taches claires ou sombres sans aucune signification. Celui qui guettera ce genre d’apparitions, qui commencent des rêves, saisira l’ambiguïté propre à ces faits-là. Je crois voir, et je raconterai que j’ai vu ; mais l’objet que le récit voudrait faire paraître, comme par une incantation, l’objet manque, comme il manquait sans doute au moment même. Toujours sur le point d’être ; toujours sur le bord du monde. Ne croyons donc point à la légère que nous avons le pouvoir de nous présenter à nous-même ce qui n’est pas du tout dans les objets ni dans le sens.

J’insiste sur une troisième espèce de causes, qui font que le jugement faux se donne enfin des preuves. Si je m’agite en rêve, voilà des pressions, des froissements, des chocs pour le toucher, bien réels. Et ma parole surtout, haute ou seulement murmurée, donne un objet réel à l’ouïe, et qui s’accorde avec la croyance. Ici nous créons l’objet, sans aucun doute, par mimique et déclamation, idée qui dominera notre immense sujet.

Dans la rêverie, il est clair que les mêmes causes agissent encore, d’autant que les sens trouvent souvent alors dans des objets confus l’occasion de visions fantastiques. C’est ainsi que la fumée, le nuage, le feu, comme aussi le vent et la source nourrissent la rêverie par une multitude de perceptions ambiguës. Bien mieux les perceptions vives, surtout de l’œil, laissent après elles leurs traces, images consécutives d’abord, images complémentaires ensuite, comme chacun l’a constaté pour le soleil couchant ; un soir je vis courir pendant longtemps sur les objets un disque mauve coupé d’un nuage blanc. Enfin le rêveur ne se prive ni de parler, haut ou bas, ni de mimer, en gestes plus ou moins marqués. Et surtout il arrive que les gestes dessinent une forme devant les yeux ; le crayon errant, qui fixera ces gestes, donnera à la rêverie comme un passé et une histoire. On aperçoit comment, mieux que le discours, le dessin et finalement l’écriture porteront nos rêves.