Système des Beaux-Arts/Livre septième/4

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Gallimard (p. 247-250).

CHAPITRE IV

DES PASSIONS

Tout est changement dans les Passions ; aussi la force de l’expression est-elle toujours dans une suite de gestes. Encore faut-il remarquer que tout geste s’exaspère par lui-même, comme on voit dans la fureur ou dans le fou rire ; aussi le langage naturel des passions est par lui-même ambigu ; et les arts en mouvement, comme l’éloquence et la mimique théâtrale, doivent le modérer et composer. Mais la sculpture, la peinture et l’art du dessin sont condamnés à un seul geste, à un seul mouvement du visage ; il faut donc que toute une suite de mouvements s’y trouve rassemblée. Encore la peinture et le dessin peuvent-ils beaucoup par la disposition du spectateur, qui nécessairement interprète les lignes, les ombres et les couleurs. Mais la sculpture semble dépouillée de toute rhétorique ; elle offre la forme vraie et immobile, et la forme seule sans aucun mensonge. Aussi les plus habiles, parmi ceux qui n’ont point suivi les sévères traditions de cet art, savent-ils bien dessiner et même peindre avec des reliefs, ce que l’on reconnaît à ceci, qu’un bon dessin d’après leur statue est souvent plus éloquent que leur statue elle-même. L’art du sculpteur serait alors de dessiner des ombres sans crayon. C’est vouloir peindre par des sons ou danser en prose.

Le bas-relief et les médailles font bien voir que le vrai chemin du sculpteur n’est pas par là ; car ces arts tendent bien à l’abstraction du dessin, par l’aplatissement des reliefs. Mais en même temps ils fuient l’ombre et la ligne, offrant ainsi une sculpture purifiée et comme nettoyée de toute passion. Comme une maxime est modèle de prose, ainsi une médaille est modèle de sculpture. Mais ce n’est que le plâtre et le marbre neuf, et peut-être aussi l’abus du dessin d’imitation, qui nous conduisent à voir des ombres et des lumières dans les statues. Le bronze s’y oppose heureusement par sa couleur ; et le vieux marbre comme le bronze, par ces marques du temps qui brisent les jeux d’ombre et de lumière, et qui ne nuisent pas du tout aux belles œuvres. Mais la grande sculpture se délivre des préjugés mêmes sans ce secours. Quand on aurait copié cent fois au fusain la célèbre femme de Milo, assez mal nommée Vénus, si l’on se trouve devant le marbre on ne verra plus les ombres. Dans le fait une lumière diffuse convient aux statues. Laissons donc aux sophistes de sculpture ces orbites creuses où l’imagination trouve ce qu’elle veut.

Dire que la sculpture est mal pourvue pour exprimer l’amour, la colère, la menace, l’envie, c’est trop peu dire. Elle vise plus loin. Elle affirme la forme humaine, que les passions nous cachent. Fille d’architecture, maîtresse à son tour. La beauté est toujours impassible. Le laid, dans un visage humain, c’est la trace des mouvements passagers, usurpatrice. Rien ne déplaît plus que ces visages expressifs qui n’expriment rien, comme on voit dans un ivrogne, ou un idiot. Mais heureusement en presque tous, et malgré tous les artifices de la coquetterie ou de la timidité, il y a des instants de sécurité et d’équilibre où la forme se retrouve. La médiocrité écrit, mais la pensée efface. Ainsi la sculpture nous fait plus beaux que nature, et vrais pourtant. Car il y a de la grandeur en tout homme, mais d’un moment.

Une idée ne se tient pas seule ; il faut l’affirmer. Les exceptions abondent. On pourrait vouloir copier en marbre un beau portrait, et même y réussir. Qui ne voit pourtant que le portrait y perdrait quelque chose de ce qui lui est propre, et qui n’est point non plus la passion certes, mais plutôt ce genre de bonheur qui tient au souvenir, aux passions des autres tout au moins, et au plaisir proprement dit peut-être ? Le sentiment serait donc l’objet propre de la peinture ; au lieu que toute statue, dominant ces choses, penserait, j’entends qu’elle penserait sa propre forme et maintiendrait sa nature, en effaçant l’événement. La statue n’aurait point de souvenir ; elle serait perception et mesure ; observatrice comme fut Thalès, ou bien Socrate dans le silence du Phédon ; impartiale, juge de tout, essentiellement juge, comme cet Archimède d’un moment que le soldat voulut tuer. Ce qui n’exclut point le sentiment, ni même l’action, car les mots séparent trop ; mais l’ordre y domine. En un sens même on peut dire que toute émotion flotte autour, et toute action, quand le corps est ainsi en force et équilibre par juste gouvernement. La statue exprime ainsi la pensée mieux que nous ne saurions dire, plus intimement et directement. Et la peinture, de même, exprimerait, mieux que toute poésie, en tout cas autrement, un autre genre de pensée, plus fermée, mieux définie, historienne surtout et civilisée ; étrangère aux choses, ouverte aux hommes. Comparez les grandes statues aux grands portraits, vous verrez qu’ils ne sont pas du même âge humain, ou, si vous voulez, de la même caste. Le portrait peint est plus ambitieux, plus politique ; enfin le portrait peint perçoit le monde des hommes ; c’est d’un échange de signes humains qu’il reçoit sa ressemblance. La statue est seule. Même dans une société de statues, chacune est seule ; il y a donc du sauvage et du rustique dans la statue ; une observation des choses comme choses, et des hommes comme choses ; un mépris des récompenses, une satisfaction nue. En ce sens on pourrait dire que la peinture exprime plutôt le sentiment et toutes ses nuances, comme la statuaire exprime plutôt la pensée et ses traits rudes. Quant au dessin, toujours capable d’exprimer l’un et l’autre, il conviendrait mieux peut-être à l’action et au mouvement, je dis sans pensée aucune, comme on voit assez clairement dans ces études des peintres et des sculpteurs, qui donnent l’idée d’une agitation encore, et comme d’une recherche double, le modèle courant et le peintre aussi. Que la peinture et la sculpture rassemblent enfin ces foules en une figure, mais sous deux idées, c’est ce qui apparaît clairement de toutes les belles statues et de toutes les belles peintures, le regard humain éclairant toutes les peintures, au lieu que la statue aveugle regarde de tout son corps, si l’on peut dire, et toutes choses en elle, mais dans leur juste mesure et vérité. Ainsi le sculpteur est penseur par-dessus tout, et le sculpté aussi.