Système des Beaux-Arts/Livre sixième/9

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Gallimard (p. 225-227).

CHAPITRE IX

DES MACHINES

Aristote dit que la nature est principe dans la chose même, et l’art hors de la chose. C’est beaucoup dire en peu de mots, comme il a coutume. Mais il faut remarquer que l’art ainsi défini est plutôt de l’ingénieur que de l’artiste. Et comme il faut enfin traiter des machines modernes et de tout ce qui s’y rapporte, cette riche formule convient pour définir ces machines-là. Une machine, dans le sens moderne et plein du mot, serait donc une œuvre d’homme dans laquelle rien d’humain n’est enfermé. L’âge du fer, dans son plein développement, correspond à ce genre d’œuvres où la matière ne mêle plus sa forme propre, mais prend la forme même qui convient à l’usage et qui répond au plan. Ainsi l’idée s’y marque, mais non le jugement ; mais aussi on ne dit pas d’ordinaire que de telles œuvres sont belles. Par exemple une pièce de bois montre encore sa forme naturelle, par les fibres et les nœuds ; et l’œuvre de bois peut plaire par ce jugement qui a réglé l’œuvre d’après le bois que l’on avait. Mais le fer n’a point de nœuds ni de fibres ; la forme qu’il reçoit lui est étrangère ; aussi l’action humaine va droit à l’utile, sans ces arrêts, ces détours et ces repos contents que l’ornement exprime si bien. Autrement dit, l’idée détermine absolument la partie d’après le tout, au lieu que le jugement s’exerce contre l’obstacle, et règle son action autant sur la matière que sur la fin. Ainsi on peut dire qu’une vieille maison se développe par le dedans en un sens ; l’esprit s’y enferme et la continue, chaque partie, par sa place et sa forme, appelant et déterminant les autres ; de sorte que l’idée ou, si l’on veut, le plan, n’en rendrait pas compte.

Mais peut-être, parmi les œuvres de l’âge de fer, il convient de mettre à part les armes à main et certains outils, qui tiennent à la fois de l’ornement et du meuble par leur rapport à la forme humaine et aux mouvements disciplinés du corps humain. L’épée, le poignard et surtout la faux en sont des exemples. Aussi ne sont-ce point là des machines à proprement parler. De même le treuil, les anciens bateaux, les mâts, les voiles, les cordages et les échelles, et même le moulin à vent, père de tant de machines nouvelles et à venir. Ici l’esprit a travaillé au dedans en quelque sorte, cherchant l’idée par jugement et lutte, en sorte que la géométrie y est immanente, et non transcendante. L’esprit y est chez lui. Au lieu que l’esprit est comme exilé de ses œuvres mécaniques. Ce sont des choses alors, plus choses que toutes les choses de nature. Nécessité seulement. La musique aiderait peut-être à comprendre les impressions d’un artiste devant une machine d’acier. Car la vraie musique est inventée de nouveau à chaque fois ; le premier son de la voix ou du violon change tout le reste ; il faut créer le tout en partant de là. Les premières sonorités d’un orchestre ouvrent le chemin à d’autres ; le génie dans l’œuvre et le génie dans l’exécutant s’accommodent de ces choses et font de hasard miracle. Mais la musique mécanique n’a point ces grâces. D’après ces vues on comprend qu’il y ait encore de la beauté dans le mouvement d’un bateau à vapeur et surtout d’un avion, autant que le jugement du pilote s’y fait voir ; aussi ce ne sont point de pures machines.

Est donc machine ce qui n’a forme et mouvement que d’après l’idée extérieure, sans que l’homme qui exécute y puisse rien changer. D’après cela une usine est une machine encore ; et les maisons d’ouvriers autour de l’usine, de même. Le principe est ici hors de la chose. Aussi ne faut-il point dire que c’est l’utile qui est laid dans l’usine. Car l’utile a travaillé aussi dans la vieille maison, seulement d’une autre manière, tirant parti des accidents du terrain et des nœuds du bois ; au lieu que l’usine a été conçue d’abord ; et chaque partie est utile au tout, mais étrangère à ses voisines. Aussi l’ornement, si on veut l’y mettre, est menteur et laid ; car il n’est que la marque de l’invention et de la victoire à chaque moment, ou, si l’on veut, le signe de ces mouvements d’idées qui accompagnent la recherche et qui fleurissent de nos plus sévères pensées. Les beautés du style écrit sont tout à fait du même ordre, comme on l’entrevoit déjà.

Aussi peut-on à peine concevoir le ridicule d’une machine ornée. On trouve une exception à cela dans les horloges et les montres, mais qui n’est qu’apparente, car ces machines ne portent l’ornement que si elles sont elle-mèmes œuvre d’artisan ; les traces de l’outil sauvent l’ornement, et l’œil est fort exigeant là-dessus. Et enfin l’ornement, même copié sur de beaux modèles, est insupportable dès qu’il porte les marques de la fabrication mécanique, comme par exemple les traces d’un moule ou les petites soufflures de la fonte. Chacun trouvera l’occasion de vérifier ce qui est affirmé ici, en observant autour de lui les horloges, les flambeaux et les corniches. Cela le conduira peut-être à juger ensuite de ces maisons à façades ornées que nous appelons monuments. Car dans le vrai nos maisons modernes sont des machines encore, j’entends faites selon un plan, comme des usines pour l’étude, la délibération ou le repos. Aussi les ornements n’y ont point de racines ; ils ne tiennent pas à la masse ; et c’est par là qu’ils manquent de style, quoiqu’ils suivent quelquefois les règles du style ; car peut-être le propre du style est de ne résulter jamais d’une règle ; aussi les pures machines n’en ont point du tout. Images parfaites de l’intelligence séparée ou de la force nue, car c’est tout un.