Système des Beaux-Arts/Livre troisième/12

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Gallimard (p. 119-121).

CHAPITRE XII

DES GENRES D’ÉLOQUENCE

Les genres de l’éloquence ressemblent aux genres de la poésie avec cette différence que, dans tous les genres, la poésie se passe mieux du cérémonial et garde ainsi mieux son prix hors des circonstances. En revanche le cérémonial strict des tribunaux permet à l’éloquence de descendre aux petites choses, d’où le genre judiciaire, qui plaît par les mouvements généreux et impartiaux qui anoblissent les revendications. Les intérêts et les passions sont relevés par les arguments et le ton, et l’avocat n’a certes point de peine à modérer ses passions. Il faut remarquer que, dans les procès civils tout au moins, le magistrat jugerait aussi bien sur pièces ; l’éloquence des avocats n’est que pour le public et surtout pour les plaideurs ; car toute revendication veut prendre la forme du droit, c’est l’excuse du plaideur ; aussi semble-t-il toujours que les parties disputent dans l’intérêt de tous ; au reste quand il n’y a point une apparence de droit des deux côtés, il n’y a point de procès possible. Aussi le public et même les plaideurs veulent-ils que la cause soit ainsi éclairée et des deux côtés ; car le plaideur veut avoir raison, ce qui suppose que les raisons de l’autre soient aussi examinées. Mais le vrai artiste dépasse encore l’attente, non point du tout par l’effort passionné, si aisément ridicule, mais tout au contraire par une sécurité mimée et par une sorte de renoncement qui le renvoie au rang de l’arbitre et lui donne déjà le ton de la sentence. La présence du juge, qui cherche une sentence bien faite, le respect qui lui est dû, le bon ordre de l’audience, et l’intérêt aussi du client, sans compter les toges, tout l’y porte ; mais il y faut aussi ce mouvement artiste qui donne corps et solidité aux folies de la passion disputeuse. Ce mouvement produit plus d’effet dans les pays animés par le soleil, où les causes sont discutées cent fois dans les lieux publics avant d’arriver au prétoire. On comprend que ces improvisations sans ordre, où un argument fait oublier l’autre, sans que personne puisse jamais saisir et surtout contempler sa propre pensée, donnent un furieux désir de faire silence et d’écouter. L’orateur s’avance alors comme un dompteur de monstres, et ces monstres sont nos pensées. Mais le plaideur est encore plus douloureusement mordu par ses informes pensées. Aussi dans la passion du plaideur il entre ce besoin de voir une fois sa cause avec toute l’apparence de la justice ; et c’est beaucoup pour ce spectacle qu’il paie l’acteur.

À partir de l’éloquence plaideuse, l’épique et l’élégiaque s’élèvent aisément, car elles considèrent des événements passés et irréparables. Mais la première console et soulève par l’action ; la seconde console et allège par un ton soutenu et des mouvements réglés qui donnent comme le modèle du chagrin décent. Pour la contemplative ou religieuse, elle se distingue de l’élégiaque en ce que l’esprit s’y tire de ses peines et misères par la considération d’un ordre majestueux. Autant que cette idée est fondée en raison, cette éloquence est science ; elle est un art autant qu’elle joint à ses fortes leçons l’exemple du ton, de l’attitude et du geste. Il faut convenir qu’un sermon bien composé, et dans le recueillement exigé par la cérémonie, apporte par lui-même une solution ; et le raisonnement sert surtout à montrer qu’un homme peut conduire sa pensée au-dessus des problèmes les plus émouvants ; ainsi on comprend pourquoi le croyant, qui est si facile sur les preuves, veut pourtant des preuves. À dire vrai l’argumentation est elle-même proprement oratoire et les divisions aussi ; non point tant contre l’adversaire que contre les mouvements désordonnés du cœur, les sanglots et les convulsions. On pourrait presque dire que la marche du raisonnement remplace ici le rythme poétique ; les sophistes, dans Platon, font bien voir cette parenté, à première vue scandaleuse, entre le raisonnement et les symétries et assonances ; et les comparaisons si naturelles dans ce genre d’éloquence, jouent à peu près le même rôle, par ces développements réglés selon la chose, et qui nous préparent à régler aussi nos tremblantes pensées. On voit assez d’après cela ce qu’il faut entendre par le style poétique. Il y a une manière de construire et de conduire les phrases, même dans la prose écrite, qui met le corps en jeu et qui alourdit l’assentiment. La vraie prose se défie toujours de ces mouvements prophétiques, qui usurpent sur le jugement, et elle y remédie par des cadences rompues et des traits imprévisibles, comme nous verrons.