Système des Beaux-Arts/Livre troisième/5

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Gallimard (p. 98-100).

CHAPITRE V

DE L’ÉPIQUE

La position du poète étant de regarder de haut, comme on l’a dit, et même de se retirer de toutes choses et de ses propres douleurs, et d’en faire des objets, toute poésie tend naturellement au sublime par cette puissance au-dessus de tout ; il n’y a donc point de poésie badine. Et le beau mot de poète, qui signifie créateur, exprime bien cette puissance de mettre en ordre et comme en objet ce qui est sauvagerie, terreur, désespoir. En partant de cette idée, il n’est pas impossible de développer selon un ordre les trois genres principaux. Mais que le lecteur ne demande point de preuves ; l’énumération se prouve par l’impossibilité de faire mieux ; et au surplus toute idée est vraie par ce qu’elle explique. Soyons donc poète de la poésie aussi, si nous pouvons.

L’âge, le changement de tout, la fragilité, le souvenir, les ruines, la mort sont et seront toujours les thèmes de toute poésie ; et l’on peut remarquer que, plus le thème est propre à jeter le poète dans le désordre et le désespoir, plus aussi le poète recherche un rythme solide, et en quelque sorte des cordes appropriées à l’effort. Or le mouvement humain le plus direct et le plus étonnant contre la plus grande peur, c’est la guerre sans contredit. Le combattant en marche écrit le premier poème et le plus ancien, et l’épopée est d’abord une action en commun, la plus difficile de toutes et sans aucune espérance. La plus ancienne poésie s’est réglée sur cet inflexible mouvement, avec cette loi essentielle de ne faire sentir la peur, l’amour, la pitié, que pour les dominer aussitôt ; aussi le rythme épique n’attend pas. C’est pourquoi l’épopée n’admet que des repos rares et va d’un pas toujours égal ; de là vient aussi que l’épopée d’imitation, qui cherche à plaire, tombe si bas. Il y faut une simplicité intrépide. Au reste aucun poète ne parle de lui-même autant que l’on croit, ni autant qu’il le croit.

On a occasion de remarquer, en ces temps-ci que les descriptions qui veulent effrayer manquent souvent le but ; et quand le but serait atteint il serait manqué encore, car la peur et la colère sont des choses en nous, non des objets pensés. Le secret des arts, et surtout des plus émouvants, nous apparaît ici, car la pitié réelle ne console pas, et la colère réelle encore moins. Mais la puissance du rythme, par ce mouvement qui n’attend pas, par cette fuite des choses et par cet oubli qui est la loi de ce majestueux voyage, le récitant, l’auditeur et d’abord le poète sont délivrés de ces sentiments trop forts auxquels ils disent adieu sans cesse. C’est pourquoi l’auditeur se sent l’égal du héros, et disposé à tout braver. Aussi voyons-nous qu’il n’y a rien qui déclame dans l’épopée ; disons que c’est la poésie même qui s’y oppose, surtout par cette loi inexorable du temps, mais encore raccourci, et qui règle nos pensées sur l’objet seulement. Toutefois le lecteur, j’entends celui qui connaît l’épopée par les yeux, n’est point soumis à cette loi-là, à moins qu’il ne récite pour lui ; et par là il se trouve mal disposé à comprendre cet art dépouillé, ces comparaisons simples, ces contours nets, ces touches monotones, ces répétitions et cette discrétion jointes, enfin la sobriété homérique. Car c’est autre chose de s’arrêter et d’interroger ces choses qui ne veulent pas répondre, et autre chose de les voir passer, de les attendre, de les retrouver un moment ; faute de quoi le sentiment royal échappe tout à fait. On voit ici que le pouvoir de la poésie, dès qu’on s’y livre, est d’ôter le temps de la réflexion et du retour sur soi. Le désespoir est un arrêt, un refus d’aller avec le temps ; et c’est le déroulement de choses nouvelles qui nous console toujours ; mais la poésie nous l’ordonne et annonce la paix de chaque chose à chaque instant, par sa loi d’allégresse.