Système des Beaux-Arts/Livre troisième/6

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Gallimard (p. 101-103).

CHAPITRE VI

DE L’ÉLÉGIAQUE

Il y a une manière de supporter le malheur qui est de marcher au devant, et tel est le mouvement épique. Et l’on a vu, même hors de la guerre, des aventuriers changer ainsi l’assassinat en épopée. Je ne crois pas qu’il y ait de consolation au mal que l’on a fait, dès que le courage ne relève plus l’action ; aucune poésie ne pourrait donc porter le remords. Mais pour les maux extérieurs et pour les crises de passion, on peut donner au souvenir une forme supportable, de façon à l’éloigner de soi assez ; à quoi le temps nous aide ; et les perspectives du souvenir ont par elles-mêmes quelque chose d’esthétique, surtout par cette marche universelle du temps, où nos malheurs trouvent enfin leur juste place. Ce changement de toutes choses est le thème principal de l’élégie. C’est pourquoi les âges, les saisons, les vols des oiseaux migrateurs, les jours, les heures entrent si naturellement dans le poème élégiaque. Mais il faut saisir les nuances entre l’épique, l’élégiaque et le contemplatif. Le poète se jette dans l’épique comme ont fait ses héros ; il se laisse porter, il s’oublie. Mais l’autre poète reste au bord de l’élégie ; s’il y tombait, il s’y trouverait seul, sans secours, et misérable ; aussi la lamentation n’est point belle ; c’est la consolation qui est belle dans le souvenir ; et il est vrai que le cours du temps, et toutes les choses qui le figurent, sont ici nos secours ; ainsi la nature est présente et témoin. Toutefois nos peines y sont l’objet principal, toujours contenues par la mesure et le ton, et entièrement purifiées du rauque accent personnel ; au lieu que dans le contemplatif, le poète se tient au-dessus de toute peine par la considération de l’ordre des choses. Il y a donc trois moments ou trois âges ; l’épique est jeune ou rajeunit ; l’élégie est convenable à l’âge mûr ou mûrissant ; le contemplatif est une vieillesse au moins d’un moment, mais forte ; c’est l’épopée du sage.

L’élégiaque est moins étendu que l’épique ; ce n’est plus cette course à la mort ; le mouvement en est retenu et prudent ; mais il ne se prête pas aux silences, car les peines reviendraient en désordre ; il faut donc que le rythme nous appelle, et d’autant plus impérieusement que les images nous touchent de plus près. Il y aurait donc trois parties dans une élégie bien faite. Le commencement serait destiné à assurer le rythme, et à nous le rendre familier ; ensuite le souvenir se montrerait, en traits brefs et sobres, sans aucune licence à l’égard de la loi ; en ce difficile passage se fixent les sentiments humains supportables ; et il est très vrai qu’on y apprend à être triste, car il est assez clair que l’enfant ne sait que crier comme un fou. Quant à la terminaison, elle touche au contemplatif toujours ; les choses y reviennent.

Un vrai poète règle toujours son rythme sur le sentiment, mais non pas, comme on le dit quelquefois, de façon que le rythme cède ou se déforme ; tout au contraire la forme poétique résiste sans cesse au mouvement animal ; ainsi l’émotion et le rythme s’affirment en même temps et grandissent ensemble, l’esprit dominant toujours, comme un bon navire sur la vague. C’est pourquoi le relâchement, les licences, les redites et enfin toutes les négligences d’écriture, sont moins permises que jamais au moment où les peines nous accrochent encore et nous retiendraient. La force des sentiments vient ici non de notre faiblesse, mais plutôt d’une autre force qui nous relève et nous porte ; car le regard est vers le passé, mais le mouvement est vers l’avenir, comme le rythme nous l’ordonne. Et cela touche au sublime, si, passant à côté d’une peine trop vive, nous suivons pourtant le poète.