Système national d’économie politique/Livre 2/15

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CHAPITRE XV.

l’industrie manufacturière et les stimulants à la production et à la consommation.


En société, produire, ce n’est pas seulement mettre au jour des produits proprement dits, ou de la force productive, c’est aussi exciter à la production et à la consommation, ou à la création de forces productives.

L’artiste influe par ses œuvres sur l’ennoblissement de l’esprit humain et sur la puissance productive de la société ; de plus, les jouissances de l’art supposant la possession d’objets matériels avec lesquels on les paie, il excite à la production matérielle et à l’épargne.

Les livres et les journaux exercent, par l’instruction qu’ils répandent, de l’influence sur la production matérielle et morale ; mais leur acquisition coûte de l’argent, et le plaisir qu’ils procurent est ainsi un stimulant à la production matérielle.

L’éducation perfectionne la société ; mais à combien d’efforts ne se livrent pas les parents, pour acquérir les moyens d’en procurer une bonne à leurs enfants !

Quels travaux immenses dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel ne doivent pas être attribués au désir de faire partie d’une société plus distinguée !

On peut habiter une cabane tout aussi bien qu’une ville ; on peut, pour quelques florins, se garantir de la pluie et du froid tout aussi bien qu’avec les vêtements les plus élégants et les plus beaux. Les bijoux et la vaisselle ne sont pas plus commodes en or et en argent qu’en acier et en étain ; mais la distinction qui s’attache à leur possession provoque des efforts de corps et d’esprit, encourage l’ordre et l’épargne, et la société doit à ce stimulant une portion considérable de sa puissance productive.

Le rentier lui-même, dont les seules occupations consistent à conserver, à percevoir et à consommer son revenu, influe de plus d’une manière sur la production morale et matérielle ; d’abord en soutenant par ses consommations les arts, les sciences et les industries de goût, puis en exercent, pour ainsi dire, la fonction de conserver et d’accroître le capital matériel de la société, puis enfin en excitant par son luxe l’émulation de toutes les autres classes. De même que toute une école est animée au travail par des prix qui ne peuvent être cependant le partage que de quelques uns, la possession d’une grande fortune et le faste qui l’accompagne émeuvent la société tout entière. Cette influence disparaît d’ailleurs, là où l’opulence est le fruit de l’usurpation, de l’extorsion ou de la fraude, ou bien là où il n’est pas possible de la posséder et d’en jouir publiquement.

L’industrie manufacturière fournit ou des instruments de production, ou des moyens de satisfaire nos besoins, ou des objets de luxe. Généralement ces deux dernières classes d’articles se confondent. Partout les divers rangs de la société se distinguent par leur manière de se loger, de se meubler et de se vêtir, par le luxe de leurs équipages et par la qualité, le nombre et la tenue de leurs gens. Au plus bas degré de l’industrie manufacturière, cette distinction est faible, c’est-à-dire que tout le monde est mal logé et mal vêtu ; nulle part on ne remarque d’émulation. L’émulation naît et grandit à mesure que les métiers fleurissent. Dans les pays de fabriques qui prospèrent, chacun est bien logé et bien vêtu, quelques qualités diverses que présentent d’ailleurs les objets manufacturés qui se consomment. Pour peu qu’on se sente d’aptitude au travail, on ne veut pas avoir l’extérieur d’un nécessiteux. Les objets manufacturés excitent par conséquent la production sociale par des stimulants que l’agriculture ne peut offrir avec sa grossière fabrication domestique, avec ses matières brutes et ses denrées alimentaires.

Il existe, il est vrai, une notable différence parmi les denrées alimentaires, et l’excellence du manger et du boire a son attrait. Mais on ne fait pas ses repas en public, et un proverbe allemand dit avec justesse : On voit mon collet, mais non mon estomac[1]. Si, dès le bas âge, on est accoutumé à une grossière nourriture, ou en désire rarement une meilleure. De plus la consommation des denrées alimentaires, quand elle se réduit aux produits du voisinage, a des bornes très étroites. Ces bornes ne reculent dans les pays de la zone tempérée que par l’arrivage des denrées de la zone torride. Mais, nous l’avons vu dans un chapitre précédent, on ne peut se procurer ces dernières assez abondamment pour que toute la population du pays y ait part, autrement qu’au moyen d’un commerce extérieur d’articles manufacturés.

Évidemment les produits coloniaux, quand ils ne sont pas des matières premières pour les fabriques, servent plutôt comme stimulants que comme moyens d’alimentation. Personne ne peut nier qu’un café d’orge sans sucre est tout aussi nourrissant que du moka avec du sucre. Et, à supposer que ces produits contiennent quelque substance nutritive, ils présentent sous ce rapport si peu d’importance qu’on peut tout au plus les considérer comme des moyens de remplacer les denrées alimentaires du pays. Les épices et le tabac en particulier ne sont pas autre chose que des stimulants, c’est-à-dire, que leur utilité sociale consiste en ce qu’ils augmentent les jouissances de la masse de la population et l’excitent aux travaux de l’intelligence et du corps.

Dans quelques pays, parmi les personnes qui vivent de traitements ou de rentes, on se fait des idées très-fausses de ce qu’on appelle le luxe des classes inférieures. On s’étonne de ce que les ouvriers boivent du café avec du sucre, et on vante le temps où ils se contentaient de bouillie d’avoine ; on regrette que le paysan ait changé contre du drap son pauvre et uniforme vêtement de coutil ; on craint que la servante ne puisse bientôt plus être distinguée de la maîtresse, on exalte les règlements somptuaires des temps passés. Mais si l’on mesure le travail de l’ouvrier dans les contrées où il est nourri et vêtu comme le riche, et dans celles où il se contente d’aliments et de vêtements grossiers, on trouve que, dans les premières, l’accroissement des jouissances de l’ouvrier, loin de nuire à la prospérité générale, a augmenté les forces productives de la société. La besogne quotidienne de l’ouvrier y est le double ou le triple de ce qu’elle est ailleurs. Les règlements somptuaires n’ont fait que tuer l’émulation chez la plupart des habitants et n’ont encouragé que la paresse et la routine[2].

Les produits, sans doute, doivent avoir été créés avant de pouvoir, être consommés, de sorte qu’en thèse générale la production précède nécessairement la consommation. Mais, dans l’économie nationale, la consommation précède fréquemment la production. Les nations manufacturières, soutenues par des capitaux considérables et moins limitées dans leur production que les nations purement agricoles, font habituellement à celles-ci des avances sur le produit de leurs prochaines récoltes ; ces dernières consomment avant de produire ; elles ont été tardives à produire, parce qu’elles ont été promptes à consommer. Le même fait se produit sur une beaucoup plus vaste échelle dans les relations entre la ville et la campagne ; plus le manufacturier est rapproché de l’agriculteur, et plus il a de stimulants et de moyens de consommation à lui offrir, plus l’agriculteur est excité à la production.

Au nombre des stimulants les plus efficaces se placent ceux que présente l’organisation civile et politique. Lorsqu’il n’est pas possible, par le travail et par l’opulence, de s’élever des derniers rangs de la société aux premiers, lorsque celui qui possède doit éviter de faire paraître sa fortune ou d’en jouir publiquement, de peur d’être troublé dans ses droits ou seulement d’être accusé de présomption et d’insolence ; lorsque les classes qui produisent sont exclues des dignités, de la participation au gouvernement, à la législation et à l’administration de la justice, lorsque des travaux remarquables dans l’agriculture, dans l’industrie manufacturière et dans le commerce ne procurent pas la considération publique et la distinction sociale, les motifs les plus sérieux de consommer comme de produire n’existent pas.

Toute loi, toute institution publique tend à fortifier ou à affaiblir la production, ou la consommation, ou la puissance productive.

Les brevets d’invention sont comme des prix proposés au génie. L’espoir d’obtenir le prix éveille l’intelligence et la dirige vers les perfectionnements industriels. Ils mettent l’esprit d’invention en honneur dans la société et détruisent le préjugé si fâcheux qui attache les peuples incultes aux vieilles habitudes et aux vieux procédés. Ils procurent à ceux qui ne possèdent que le génie de découvrir les moyens matériels qui leur sont nécessaires, l’assurance de recueillir leur part des bénéfices espérés disposant les capitalistes à aider l’inventeur.

Les droits protecteurs opèrent comme des stimulants sur toutes les branches de l’industrie du pays dans lesquelles l’étranger à l’avantage, mais que le pays est capable d’exercer. Ils accordent une prime à l’entrepreneur et à l’ouvrier, en les mettant à même d’augmenter leur instruction et leur dextérité, au capitaliste indigène ou étranger, en lui offrant pendant quelque temps un placement particulièrement avantageux pour ses capitaux.

  1. Man siebt mir auf den Kragen, nicht auf den Magen.
  2. Cette appréciation judicieuse de l’utilité des consommations de luxe met au néant bien des déclamations dont elles ont été l’objet. D’autres économistes, du reste, et en particulier Mac Culloch, les ont approuvées en les envisageant du même point de vue, c’est-à-dire comme stimulants au travail. (H. R.)