Tablettes d’un mobile/2

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LES FRANCS-FILEURS.

Saint-Maur, septembre 1870.



Le régiment des francs-fileurs
Est un vrai régiment modèle ;
Et ses soldats sont les meilleurs
Pour s’élancer à tire-d’aile

Ailleurs.


Quand, pour investir notre ville,
L’Allemand lança son filet,
On vit comme — bouche inutile –
Plus d’un franc-fileur qui filait.
L’un s’en allait pour sa famille,
Qu’il ne pouvait laisser ici ;
Pour ses enfants, sa grande fille,
Qui lui causait bien du souci ;
L’autre, pour défendre la Loire
Et mettre le pays debout ;
Tel autre partait… pour la gloire,
Et tel autre… pour rien du tout.
C’est ainsi qu’avec une entente,
Un ensemble des plus parfaits,
Ces messieurs plièrent la tente
Et préparèrent leurs paquets.

Étant d’intelligence rare,
Ils avaient très-bien su prévoir
Qu’au jour où la Prusse barbare
Autour de nous viendrait s’asseoir,

On pourrait faire maigre chère,
Manger du perdreau rarement,
Du bœuf, fort peu ; — du mouton, guère ;
Du pain même — modérément.
Là-bas, c’était manger et vivre ;
Mais ici, vivre sans manger.
Quel embarras ! quel parti suivre ?
Le déshonneur ou le danger ?
Bah ! la gloire est chose tentante,
Mais les estomacs délicats
Ont besoin de viande saignante…
J’aime mieux m’en aller là-bas.

Et puis, plus que la nourriture,
Ils craignaient, — et non sans raison, —
Que les Prussiens (malice pure !)
Ne se servissent du canon.
Or la nuit, tandis qu’on sommeille,
Est-il rien de plus ennuyeux
Que ce fracas qui vous réveille
Et vous fait entr’ouvrir les yeux ?


Et puis les blessés… car sans doute
On en verra plus d’un passer,
Qui sait ? Peut-être sur la route
Forcera-t-on à les panser ?
Ah ! cette crainte est la dernière :
Et puis la viande de cheval…
Non ! je ne puis être infirmière,
Car l’aspect du sang me fait mal.

Outre cela, que va-t-on faire
Pendant si longtemps à Paris ?
Le Bois tout entier est par terre !
Plus d’Opéra les mercredis !
Pour sûr, au train dont vont les choses.
Cet hiver on recevra peu :
Mes deux nouvelles robes roses
Quand donc les mettrai-je, mon Dieu ?
Mais ce sera la mort d’avance
Que de passer l’hiver ainsi :
J’en tremble déjà quand j’y pense.
Non ! je ne puis rester ici.

Moi qui suis si bien aux lumières !
Mais j’oubliais ! il faut partir :
Le docteur me disait naguères
Que l’ennui me ferait maigrir.

Quand, après la guerre finie,
Frais et gaillards ils reviendront,
Ceux qui restaient pour la patrie,
Quand ils partaient, se souviendront.
Lorgnon dans l’œil, mine riante,
Tranquilles comme Alis-Babas,
De la ville encor palpitante
Ils visiteront les dégâts.
En nous rencontrant sur leur route,
Tendant vers nous leurs doigts gantés,
Ils nous demanderont sans doute
Des nouvelles de nos santés.
Nous alors, sans vouloir leur rendre
Leurs joyeux serrements de main,
De façon qu’ils puissent l’entendre,
Nous fredonnerons ce refrain :


Le régiment des francs-fileurs
Est un vrai régiment modèle,
Et ses soldats sont les meilleurs
Pour s’élancer à tire-d’aile

Ailleurs.