Tacite (Boissier)/04

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Tacite (Boissier)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 8 (p. 325-356).
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TACITE

IV[1]
LES OPINIONS POLITIQUES DE TACITE

Est-il vrai de dire que Tacite qui, comme on l’a vu, a subi quelquefois les impressions de ceux qui l’entouraient, leur doive surtout ses opinions politiques ? Est-ce parce qu’ils étaient républicains et ennemis du régime impérial qu’il l’est lui-même devenu ? Pour qu’on pût le croire, il faudrait établir d’abord qu’on était républicain autour de lui, ensuite qu’il l’a été lui-même. Ce sont deux questions que nous allons chercher à résoudre[2]


i

La première ne nous retiendra pas longtemps. Sans doute, dans la société aristocratique, parmi les gens distingués de Rome, les mécontens étaient nombreux ; et il faut bien avouer que, sous Caligula ou Néron, on avait quelque raison de l’être. Souvenons-nous d’ailleurs que les guerres civiles ont surpris cette société en plein épanouissement littéraire, toute livrée aux agrémens de la vie mondaine, qui était une nouveauté, en possession de tout voir et de tout dire. La révolution qui détruisit la République ne fut pas assez puissante pour changer les habitudes. Après la paix, on se remit à parler « dans les dîners et dans les cercles. » On y parlait librement de tout, mais en particulier du prince et des siens. Comme, en général, ces gens spirituels et frondeurs ne lui étaient pas bienveillans, il ne pouvait rien faire, en bien comme en mal, qu’on n’y trouvât quelque occasion de le blâmer. Nous le voyons clairement dans Tacite. Du moment que les bonnes actions de ceux qui gouvernaient aussi bien que les mauvaises étaient indistinctement attaquées il était naturel qu’il y eût des mécontens sous les meilleurs princes comme sous les plus méchans. Quatre ans après la mort de Domitien, quand Trajan travaillait de toutes ses forces à guérir les maux de l’Empire, on continuait à se plaindre, et Pline se croyait obligé de dire à l’Empereur, dans une harangue solennelle : « Ne prêtez pas l’oreille à ces appréciations malveillantes, à ces murmures secrets, qui ne peuvent nuire qu’à ceux qui les écoutent. » Il n’est donc pas douteux que, jusqu’à la fin, dans le grand monde de Rome, l’habitude s’est perpétuée de taquiner le gouvernement du prince, quel qu’il fût et quoi qu’il fît.

Mais c’est peu de chose de constater qu’il y avait des mécontens sous l’Empire. On sait bien qu’il y en a toujours, et qu’aucun régime politique n’a le privilège de satisfaire tout le monde. L’important est de connaître quel était leur dessein et ce qu’ils souhaitaient qu’on mit à la place de ces princes dont ils disaient tant de mal. Il ne faut pas ici se laisser tromper par l’apparence. Comme ils avaient toujours à la bouche le nom de l’ancienne République, on pouvait croire qu’ils travaillaient à la restaurer. Mais rappelons-nous que c’était une pieuse habitude chez les Romains, presque un devoir, de faire l’éloge du bon vieux temps, et que les empereurs eux-mêmes n’y manquent pas, quoique assurément ils n’eussent aucune pensée d’y revenir. Voulons-nous savoir au juste ce qu’il faut penser de ces étalages de souvenirs et de regrets ? les faits se chargent de nous l’apprendre. Les conspirations ont été très fréquentes sous les premiers Césars, et les historiens, qui les racontent, nous disent les causes qui les ont fait naître : c’est presque toujours la haine de l’empereur, rarement la haine de l’empire[3]. Nous ne voyons guère que les conjurés aient mis en avant la promesse de rétablir le régime ancien ; ils n’auraient pas manqué de le faire, s’ils avaient cru que ce régime conservait de nombreux partisans qui pouvaient les aider dans leur entreprise. C’est à peine si, quelquefois, quand une émeute subite éclate dans les légions, les révoltés, qui n’ont pas pris le temps de se concerter ensemble, se couvrent du nom du peuple et du sénat et prétendent travailler pour eux, en attendant qu’ils trouvent un empereur. L’empereur choisi, il n’est plus question du sénat et du peuple.

Une seule de ces conspirations, celle où périt Caligula, fut suivie d’une tentative sérieuse pour rétablir la République ; encore semble-t-il que ceux qui en furent les chefs obéissaient d’abord à des motifs personnels, plus qu’a des raisons politiques. Le principal d’entre eux, Cherea, était un tribun des cohortes prétoriennes, auquel le prince avait plusieurs fois commandé des besognes qui lui répugnaient ; comme il les exécutait d’assez mauvaise grâce, Caligula, qui était un fou spirituel, l’en punissait par des railleries mordantes, qu’il ne pouvait pas supporter. Mais quelle qu’ait été la première cause de sa colère, il ne voulait pas que, cette fois, l’empire survécût à l’empereur. Caligula mort, le sénat se réunit au Capitole. Les circonstances étaient terribles. Tout le monde tremblait encore des scènes qui venaient de se passer au théâtre, où les soldats germains s’étaient jetés sur les spectateurs, menaçant au hasard tous ceux qu’ils pouvaient atteindre, pour venger leur prince. La foule hurlait sur le Forum, demandant qu’on lui donnât sans retard un empereur nouveau. Cependant, si l’on en croit Josèphe, les sénateurs osèrent résister, et même le consul, Sentius Saturninus, proposa ouvertement de revenir à la République. Un moment, il sembla que ce projet allait réussir. Quelques tribuns militaires, gagnés sans doute par Cherea, se prononcèrent pour le sénat, avec leurs cohortes. Le peuple même, après quelque résistance, semblait disposé à les suivre et applaudissait les meurtriers de Caligula. Mais une circonstance inattendue vint tout changer en un instant. Un prétorien qui, avec la foule, parcourait les appartemens du Palatin, aperçut un homme caché derrière une Tapisserie, dont les pieds seuls passaient. C’était Claude, l’oncle du dernier prince, qui, convaincu qu’on l’allait tuer aussi, se jeta aux genoux du prétorien, demandant qu’on lui fit grâce ; l’autre, pour toute réponse, le proclama empereur. Aussitôt les soldats se déclarèrent pour lui, et, le lendemain, au petit jour, quand les sénateurs se réunirent de nouveau, il se trouva que tout était fini sans eux. C’était bien aussi leur faute : ils ne s’étaient pas assez pressés d’agir. Pendant la nuit, beaucoup avaient réfléchi, et, le matin venu, les moins courageux étaient partis pour la campagne, au lieu de se rendre à la curie. Chez d’autres, l’ambition s’était éveillée : ceux qui pouvaient avoir quelque espérance d’être élus empereurs, commençaient à éprouver moins d’ardeur pour la République. En vain Cherea voulut tenter un dernier effort, ses soldats refusant de l’écouter allèrent rejoindre les troupes de Claude, et ce qui restait de sénateurs les suivit en toute hâte, chacun craignant qu’on ne lui reprochât d’être arrivé le dernier.

Cette piteuse aventure n’était pas faite pour donner des partisans à la République. Aussi, quelques années plus tard, quand Furies Camillus (un beau nom républicain) songea à débarrasserles Romains de Claude, il n’eut pas trop de peine à se faire écouter des sénateurs et des chevaliers, qu’indignaient la sottise et la cruauté du prince ; mais à peine eut-il dit un mot aux soldats « du gouvernement du sénat et du peuple » que tous l’abandonnèrent. Sous Néron, la grande conjuration de Pison ne fut qu’une coalition de haines contre un prince qui était en horreur à tous les honnêtes gens. Personne ne songea un moment à rétablir la République ; il s’agissait de remplacer un empereur par un autre. Lucain lui-même, qui était en train d’écrire la Pharsale, si pleine de sentimens républicains, ne se fit aucun scrupule de risquer sa vie pour donner un maître à Rome, et même Tacite nous dit qu’on se garda bien d’enrôler dans le complot le consul Vestinus « parce qu’on craignait qu’il n’eût trop de souci de la liberté. »

Il ne s’est donc pas formé contre les Césars un parti puissant et homogène, avec un programme fixe, des desseins arrêtés, qui vît clairement ce qu’il voulait et travaillât sans relâche à l’accomplir, mais des conjurations de hasard, des explosions momentanées de haines personnelles, qui en voulaient, à l’homme plus qu’au régime. Pour en comprendre la raison, rappelons-nous quelle était la nature de l’empire. Un parti politique se détermine non seulement par les principes qu’il professe, mais par le caractère du gouvernement qu’il combat. Si l’empire avait été une monarchie pure, l’opposition n’aurait pas manqué d’être franchement républicaine. Elle fut incertaine et indécise, parce l’empire l’était aussi et que des dehors républicains y couvraient une autorité absolue. On peut croire sans doute que, parmi ces mécontens, il s’en trouvait qui ne se contentaient pas de faire belles phrases sur la République ancienne, mais qui étaient disposés à tenter quelque entreprise et à exposer leur vie pour elle ; seulement ils devaient être très rares. Les autres n’allaient pas si loin et on les aurait contentés en corrigeant quelques excès d’autorité, quelques abus de pouvoir. Ce qui prouve bien qu’ils n’étaient pas des ennemis irréconciliables de l’empire, c’est qu’en général ils allaient chercher dans la famille imperiala quelque prince qui passait pour être plus libéral que les autres, Drusus ou Germanicus, et reportaient sur lui toute leur affection et toutes leurs espérances. Ils disaient que, « s’il devenait le maître, il rendrait la liberté au peuple romain. » Cela voulait-il dire qu’il abdiquerait son autorité souveraine et se réduirait au rôle d’un magistrat d’autrefois ? Personne n’était assez sot pour le croire ; mais la liberté, comme ils l’entendaient, n’avait rien d’intransigeant. Elle n’exigeait pas la suppression radicale du régime impérial, elle se contentait de quelques concessions faciles à obtenir, et, sous un prince honnête homme, respectueux des anciennes traditions, qui consentirait à traiter avec quelques égards le sénat et les grandes familles, elle pouvait faire bon ménage avec le principat. C’est bien la pensée de Tacite, puisque, dans une phrase célèbre, il félicite Nerva « d’avoir réuni ensemble le principat et la liberté ; » ce qui prouve qu’il ne les jugeait pas incompatibles, et que ce mélange lui paraissait être l’idéal d’un bon gouvernement.

Il me semble qu’il résulte de ce qui vient d’être dit que la société dans laquelle a vécu Tacite n’avait pas les sentimens qu’on lui prête d’ordinaire, et qu’il est difficile qu’il y ait pris la haine de l’empire.


II

Cette haine, du reste, n’était pas dans son cœur, et elle ne se retrouve dans aucun de ses écrits. Républicain, au sens qu’on attache aujourd’hui à ce mot[4], Tacite ne l’a été à aucune époque de sa vie.

Et d’abord on peut conclure, de l’accueil que lui a fait l’empire à son entrée dans la vie politique, qu’à ce moment, il n’en était pas l’ennemi. N’oublions pas que non seulement il a obtenu vite les foncions publiques, mais qu’il les tenait directement de la faveur des princes. Il n’hésite pas à le reconnaître, à une époque où il aurait eu peut-être quelque intérêt à le cacher. Mais nous avons de ses opinions vers ce temps-là un témoignage plus évident encore dans le premier écrit qui nous reste de lui le Dialogue des orateurs. L’ouvrage, fort intéressant en lui-même, l’est encore plus quand on songe à la situation de l’auteur. J’ai cru pouvoir affirmer que, bien qu’il n’ait été probablement publié qu’après la mort de Domitien, il avait dû être composé plus tôt. Tacite alors venait d’être questeur ou édile ; il avait débuté avec éclat au barreau et, sans doute aussi, au sénat ; il était, selon le mot de Pline, « tout florissant de renommée. » Il avait donc intérêt à glorifier les orateurs de son temps, parmi lesquels il tenait une place éminente. Mais son jugement est si ferme, sa sincérité si entière, qu’il les traite sévèrement, quoique sa sévérité retombe sur lui-même. « Ce beau nom d’oratores, nous dit-il, on n’ose plus le leur donner ; il est réservé à ceux d’autrefois. Les nôtres sont appelés causidici, advocati, patroni. » Et ce n’est pas d’un mal accidentel et passager que souffre l’éloquence contemporaine ; quelque éclat qu’elle paraisse jeter, il la croit condamnée à une médiocrité irrémédiable, et il en donne les raisons.

Parmi ces raisons, il y en a qui tiennent à la mauvaise éducation que reçoivent les jeunes gens dans leur famille ou chez les rhéteurs, et à des habitudes fâcheuses qu’on avait prises au barreau. Celles-là, on les avait déjà indiquées ; elles n’ont pas échappé à la sagacité de Quintilien. Mais Tacite en ajoute une autre beaucoup plus grave, qu’il est le premier à signaler, qu’on n’avait pas vue, ou qu’on ne voulait pas voir, et sur laquelle il faut insister pour en saisir toute l’importance.

La critique littéraire, pour Aristote et ses disciples, était surtout une branche de la philosophie. Ils traitaient la littérature comme les autres productions de l’esprit ; ils en étudiaient chacun des genres en lui-même, et isolé de toutes les conditions de temps et de lieu, cherchant à en démêler la nature propre, le réduisant à ses élémens essentiels, qui ne changent pas, lui imposant des règles absolues d’après les lois de la logique pure. C’est ce qu’on peut appeler la critique esthétique. Aujourd’hui nous procédons d’une autre manière ; nous remettons les grands écrivains dans leur milieu, convaincus que le plus souvent leur époque explique leurs œuvres. C’est la critique historique, que nous n’avons pas inventée, mais dont nous nous sommes mieux servis qu’on ne l’avait fait encore. Les Grecs ont pratiqué surtout la première ; il me semble que les Romains ont entrevu l’autre. Dans une de ses lettres à Lucilius, Sénèque, après avoir constaté, comme Tacite, que l’éloquence de son temps est en pleine décadence, en accuse la corruption des mœurs publiques : Talis hominum oratio qualis vita. Cet axiome risque de paraître aujourd’hui un lieu commun ; c’était alors une nouveauté de faire dépendre la littérature d’un peuple de sa situation morale. Tacite va plus loin ; il énonce une idée plus nouvelle et plus profonde quand il la rattache à son état politique. Je ne me souviens pas qu’à Rome personne l’ait fait avant lui, au moins d’une manière aussi précise. Sa pensée, c’est que la décadence de l’art oratoire est la suite naturelle, inévitable, de l’établissement de l’empire. Sous la République, la parole était maîtresse de tout, regina rerum oratio. Les questions les plus graves, qui intéressaient le sort des nations, se débattaient au Forum, en plein jour, devant le peuple entier, dans des luttes passionnées, et la violence même de ces luttes lui semble une condition nécessaire pour que l’art de parler atteigne à sa perfection. « La grande éloquence, a-t-il dit dans une phrase célèbre, est comme la flamme. Il lui faut des alimens pour se nourrir, du mouvement pour s’exciter, et ce n’est qu’en brûlant qu’elle brille. » Il ajoute qu’Auguste l’a pacifiée ainsi que tout la reste ; mais, comme elle est faite pour la guerre, la paix lui a été mortelle. Exilée de la place publique, prisonnière dans des salles fermées, réduite à ne plus figurer que dans des combats de parade, devant des auditoires restreints, la grande éloquence est morte, et tant que durera l’empire, elle ne pourra plus renaître.

Voilà une conclusion qui n’aurait pas été sans doute du goût de Quintilien. Il avait composé, lui aussi, un traité que nous n’avons plus sur les causes de la corruption de l’éloquence. Nous savons qu’il trouvait beaucoup de défauts à celle de ses contemporains, mais c’étaient des défauts qui pouvaient se guérir ; il comptait, pour en corriger son temps, sur les jeunes gens qui sortaient de son école, et dans le nombre, il en signale déjà « qui marchent sur les pas des anciens. » Je crois bien aussi que Pline, qui avait lu le Dialogue des orateurs, puisqu’il en cite une phrase, n’en devait pas partager toutes les idées. Fier, comme il l’était, de son talent, heureux de ses succès, il lui aurait été pénible de se résigner à une infériorité nécessaire. Tacite, au contraire, en a pris virilement son parti. On voit qu’il a renoncé sans trop de peine à l’espérance d’égaler jamais les orateurs anciens. Personne, à ce qu’il semble, n’aurait dû regretter plus que lui un régime si favorable à la grande éloquence et qui lui aurait fait sans doute une place si haute ; et pourtant, il paraît en supporter facilement la perte. Dans le tableau qu’il trace de l’ancienne république, il insiste sur les mauvais côtés plus que sur les bons, — ce qui était presque une nouveauté, — il montre les dangers de cette anarchie « que les sots appelaient la liberté. » - « Rome, dit-il, se consumait dans des querelles de parti ; il n’y avait ni paix dans le Forum, ni accord dans le sénat, ni règle dans les jugemens, ni respect pour les supérieurs, ni limite fixe à l’autorité des magistrats. » Il n’y trouve rien qui lui semble très regrettable, et, à tout prendre, son époque lui paraît plus heureuse. Les choses y sont mieux ordonnées ; ce n’est plus une foule ignorante qui gouverne, c’est le plus sage ; et l’autorité d’un seul assure la tranquillité publique[5]. Il accepte donc pleinement l’empire, et non seulement il l’accepte pour lui, mais il veut entraîner à son opinion ces jeunes gens qu’enflamment les succès de l’école et qui rêvent d’un grand avenir. Il ne leur cache pas que leur éloquence aurait trouvé sous la république des matières plus dignes d’elle et qu’ils pouvaient y arriver à des fortunes politiques plus brillantes, mais, en même temps, il leur montre ce que coûtaient ces fortunes, à quels dangers il fallait s’exposer pour les conquérir et de quel prix Cicéron a payé sa gloire. Le meilleur est donc de prendre son époque comme elle est et de s’y accommoder de bonne grâce. « Puisqu’on ne peut obtenir à la fois une grande renommée et un tranquille repos, que chacun jouisse des avantages du siècle où il vit, sans décrier celui où il n’est pas. » - C’est la sagesse et la modération mêmes, et rien n’est plus éloigné de l’idée qu’on voudrait nous donner de Tacite.


III

À la vérité, ces paroles sont vraisemblablement d’un temps où Tacite était jeune, bien accueilli des empereurs, heureux du présent, confiant dans l’avenir ; il n’avait pas encore traversé les trois dernières années de la tyrannie de Domitien. Faut-il croire que cette épreuve, dont on a vu qu’il avait cruellement souffert, ait changé ses opinions politiques ? C’est ce que peut nous apprendre la Vie d’Agricola, le premier en date de ses ouvrages historiques, qui fut publié en 98, au début du règne de Trajan.

L’Agricola soulève une question assez délicate, qu’on a beaucoup discutée et résolue de diverses manières : comment Tacite fut-il amené à le composer ? Il semble bien qu’il n’en avait pas d’abord la pensée. Après la mort de Domitien et l’avènement de Nerva, il songeait à écrire l’histoire des événemens qui venaient de se passer. Pour secouer l’apathie d’un grand nombre de Romains et les empêcher d’oublier, il jugeait utile de leur remettre sous les yeux les maux qu’ils avaient supportés et la manière aussi heureuse qu’inattendue dont ils venaient d’en être délivrés. D’où vient que, sans renoncer définitivement à son projet, il se soit interrompu pour s’occuper d’un autre ouvrage ?

Le ton oratoire qui règne dans l’Agricola a fait supposer à quelques critiques que c’était une sorte de laudatio funebris[6], et que Tacite l’a composé pour rendre à son beau-père un honneur dont il aurait été privé quand il mourut. Cela se faisait à ce moment, dans les salles de lectures publiques. On y prononçait l’éloge des victimes de Domitien, et nous avons vu que Pline regardait comme un devoir d’y assister. Mais il faut remarquer qu’Agricola ne se trouvait pas tout à fait dans la situation des gens dont Pline allait entendre l’oraison funèbre. On ne pouvait pas dire que ce fût une des victimes de Domitien, puisqu’il est mort dans son lit, et probablement de mort naturelle. Tout le monde put assister à ses funérailles, et nous savons par Tacite même que rien ne manqua aux honneurs qui lui furent rendus. Domitien, qui ne le redoutait plus depuis qu’il était mort, n’aurait pas commis la faute de lui faire un outrage inutile en empêchant qu’on ne fit son éloge à la tribune, comme c’était l’usage. Seulement il est possible que cet éloge, dans lequel l’orateur se sentait gêné par la jalousie du maître, n’ait pas tout à fait contenté Tacite et qu’il ait tenu à le refaire, pour donner aux exploits d’Agricola tout l’éclat, qu’ils méritaient d’avoir.

Ainsi l’affection filiale suffit à la rigueur pour expliquer qu’il ait composé cet ouvrage. Cependant, lorsqu’on le lit avec soin, on s’aperçoit qu’il devait avoir encore une autre intention. S’il n’avait voulu que glorifier son beau-père, il semble qu’il s’y serait pris d’une manière un peu différente. Assurément il fait bien ressortir ses talens militaires et ses grands mérites d’administrateur. C’était l’essentiel ; mais il met une insistance singulière à vanter chez lui certaines qualités, qui ne sont pas celles que le monde place d’ordinaire au premier rang, la mesure, la prudence, l’habileté, la modestie, la répugnance pour les protestations vaines et les forfanteries sans résultat, la résignation à ce qui ne peut être empêché. Ces vertus de demi-teinte, il convenait sans doute de les signaler ; elles ont leur prix, surtout à l’époque où vivait Agricola. Mais Tacite ne les aurait pas célébrées avec une sorte d’affectation, s’il n’avait eu quelque raison de le faire. Il faut croire que cette sagesse timide ne plaisait pas à tout le monde, et qu’il y avait des gens qui la traitaient de lâcheté. C’est évidemment pour ceux-là que Tacite écrit ; il oppose à leurs bravades l’exemple de cet honnête homme qui savait céder à propos et tournait les obstacles au lieu de se briser contre eux. Il fait entendre à ces exagérés qu’il est facile de déclamer contre la tyrannie depuis qu’il n’y a plus de tyran, et qu’on peut le faire sans péril, mais que tout le monde l’a subie, eux comme les autres, lorsqu’il n’y avait pas moyen de lui tenir tête ; et, pour avoir le droit de leur parler en toute franchise, il se met lui-même sans hésiter au nombre de ces sénateurs épouvantés dont Domitien faisait ses complices, et qui se résignèrent à condamner les victimes qu’il leur était impossible de sauver. « Nos mains, dit-il, nos propres mains ont traîné Helvidius en prison. » Il veut dire : « Quand le délateur Publicius Certus s’est jeté sur lui pour le traîner au cachot où l’on allait l’étrangler, nous l’avons laissé faire. Aucun de nous, ni moi ni les autres, n’avons eu le courage de nous mettre entre l’assassin et sa victime. Nous n’avons pas davantage empêché Baebius Massa de verser le sang de Senecio et de nous en couvrir, et il ne nous convient guère de prendre aujourd’hui des attitudes arrogantes après tant de faiblesses. » À ces violons du lendemain, qui parlaient haut et ne ménageaient pas leurs adversaires, il répond du même ton ; il leur oppose la conduite prudente d’Agricola et les actes dont il le félicite le plus doivent être précisément ceux que les autres lui reprochaient.

Ce qui est remarquable, c’est que l’Agricola ait été écrit lorsque durait encore la fièvre qui suivit la mort de Domitien. Il fallait un courage véritable pour faire entendre des paroles de sagesse et de modération au milieu de ces violences. Tacite détestait Domitien autant que personne et n’a pas épargné sa mémoire ; mais, malgré la joie qu’il éprouvait d’en être délivré, il a su se contenir et ne pas dépasser la mesure qui convenait à la dignité de son caractère. Son ami Pline ne l’a pas tout à fait imité. Il raconte avec une admirable naïveté que, quand il vit Domitien mort, il jugea que l’occasion était bonne de poursuivre les coupables, de venger les victimes et de se mettre en lumière (se proferendi). Il résolut donc de faire un coup d’éclat en attaquant à l’improviste ce même Publicius Certes dont il vient d’être question. S’il attendit quelque temps avant d’entamer l’affaire, c’est qu’il craignait que sa voix ne se perdît parmi les clameurs confuses du premier jour. Quand il pensa produire plus d’effet, il demanda au sénat qu’il lui fût permis de poursuivre devant lui le délateur d’Helvidius. La discussion fut très vive, et le consul, qui savait bien que ces querelles passionnées n’étaient pas du goût de l’empereur, s’empressa de lever la séance avant qu’on eût pris une décision. Pline n’eut donc pas la permission qu’il demandait, mais il avait obtenu ce qui était son désir le plus vif « Il s’était mis en lumière. » Tacite, qui venait d’être consul ou qui allait l’être, assista sans doute à cette scène ; je ne crois pas qu’il ait été de ceux qui, la séance finie, se jetèrent dans les bras de Pline, lui serrant les mains, l’embrassant, le comblant d’éloges ; du moins nous ne voyons pas que son nom figure parmi ceux qui prirent quelque part au débat. Il dut rester à son banc, convaincu que de tout ce mouvement dans le vide il ne sortirait aucun résultat qui fût de quelque utilité à la république.

Pendant que ses amis se fatiguaient dans des agitations stériles, il préparait deux ouvrages dont le caractère et les tendances étaient entièrement opposés, la Vie d’Agricola et les Histoires. Dans le dernier, qui devait raconter les crimes de Domitien, il se proposait d’arracher à leur torpeur les âmes déprimées par la tyrannie ; l’Agricola, au contraire, s’en prend aux gens « qui ont toujours à la bouche le nom de la liberté, » et qui s’attirent toute sorte de périls sans profit pour personne. Il veut donc en même temps ranimer les tièdes et calmer les exagérés.

Voilà sa situation véritable : c’est un modéré, qui combat à la fois tous les excès et se place entre les extrêmes. On voit bien qu’Agricola, dont il a tant de plaisir à retracer la vie, est pour lui plus qu’un général victorieux et qu’un administrateur habile ; il l’admire autant dans la vie civile qu’à la tête des armées ou des provinces ; c’est le type de ce que doit être un Romain sous l’empire, soumis aux lois, dévoué à son pays, faisant son devoir sans ostentation, attentif à ne pas exciter la jalousie du maître et à provoquer sa colère, ennemi des oppositions radicales et des témérités inutiles, acceptant les nécessités auxquelles il est impossible de se soustraire, heureux de vivre sous de bons princes et supportant les mauvais « comme on se résigne aux tempêtes en attendant les beaux jours. » Ce modèle qu’il proposait aux autres, il est bien probable qu’il s’est appliqué lui-même à le suivre, et que pendant toute sa vie, il a pris pour règle de sa conduite ces mots, par lesquels il termine l’éloge d’un homme qui sut conserver jusqu’à la fin l’amitié de Tibère sans cesser d’être honnête : « Entre la résistance qui ’se perd et la servilité qui se déshonore, la sagesse humaine ne peut-elle pas trouver une route exempte à la fois de bassesse et de péril ? »


IV

Avançons un peu plus dans la vie de Tacite, jusqu’à l’époque où il donne au public ses grands ouvrages historiques. À ce moment, sa vie politique est achevée, ou près de l’être. Il a obtenu toutes les dignités auxquelles un homme d’État romain pouvait prétendre. Peut-on savoir l’effet qu’ont produit sur lui l’expérience des affaires et la pratique du pouvoir ? Apercevons-nous, dans les Histoires et les Annales, que le temps ait rien changé à ses opinions ?

Nous avons vu qu’il ne nous a laissé nulle part sa profession de foi religieuse ; il n’a pas fait davantage de profession de foi politique : il n’aimait pas à se mettre en scène. Mais il me semble que ses ouvrages, quand on les lit avec soin, montrent qu’il est resté dans son âge mûr ce qu’il était dans sa jeunesse. Au quatrième livre de ses Annales, c’est-à-dire vers la seconde moitié du règne de Trajan, une circonstance l’amène à parler des diverses formes de gouvernement. Comme Aristote et les philosophes grecs, il en distingue trois : « Chez toutes les nations, dit-il, dans toutes les cités, le pouvoir appartient au peuple, aux grands ou à un seul homme. » Puis, à ces trois formes il en ajoute une quatrième, « celle qui se compose du mélange assorti des autres. » Par cette dernière, il veut entendre l’ancienne République, comme elle était à Rome au temps de sa prospérité. C’est ainsi, du moins, qu’elle apparut à Polybe, quand il la visita vers la fin des guerres puniques. Selon lui, tout y était si pondéré, si parfaitement agencé, que personne, même parmi les Romains, ne pouvait assurer, sans crainte de se tromper, si le gouvernement y était aristocratique, démocratique ou monarchique. « A ne considérer, dit-il, que le pouvoir des consuls, on croirait être dans une monarchie ; il semblerait que c’est une aristocratie, si l’on ne tenait compte que de l’autorité dont jouit le sénat, et celui qui ne verrait que la part qu’a le peuple dans les affaires serait tenté d’abord de juger que c’est un état démocratique. » Et pourtant ces élémens divers ont fini par s’accommoder les uns aux autres et vivent ensemble dans un équilibre parfait. Cette définition de la constitution romaine avait paru très exacte à ceux qui la voyaient fonctionner, et Cicéron la reproduit, dans sa République, au moment même où allait naître un régime nouveau. Il est à remarquer que cette forme de gouvernement n’inspire pas à Tacite la même admiration qu’à Cicéron et à Polybe. Il nous dit simplement : « qu’elle est plus facile à louer qu’à établir, et que, fût-elle établie, elle ne saurait être durable. » Cette phrase courte et sèche achève de nous prouver que la perte de l’ancienne République n’a pas laissé Tacite inconsolable, et qu’il ne croyait pas qu’il fût possible d’y revenir.

Restent les trois autres, qu’il se contente d’énumérer, sans nous dire celle qu’il préfère et ce qu’il pense de chacune d’elles. Il ne nous dit pas non plus, du moins à ce moment, dans laquelle de ces trois catégories il place le principat, c’est-à-dire le gouvernement sous lequel on vivait à cette époque. Cependant ceux qui avaient affaire tous les jours à ce gouvernement étaient fort intéressés à connaître ce qu’il était en réalité ; mais précisément, il ne tenait pas à le laisser dire ; il lui déplaisait qu’on cherchât à le pénétrer et à le définir, il cachait, autant qu’il pouvait le faire, son principe et sa nature. C’était là un de ces arcana imperii, dont parle Tacite, qu’il semblait dangereux de laisser divulguer. Pour savoir les motifs de cette sorte d’obscurité dans laquelle l’empire aimait à se dérober, quelques explications sont nécessaires, et il est bon de reprendre les choses de plus haut.

Si César avait eu le temps d’achever son œuvre, il est assez probable qu’il aurait fondé une monarchie. À la manière dont il se fit offrir par ses amis le titre de roi, on croit voir qu’il le désirait ; on voit aussi, à la façon dont il fut forcé de le refuser, qu’on n’était pas disposé à le lui laisser prendre. Auguste fut plus habile : il se fit donner l’autorité royale sans le nom. Il essaya de faire croire qu’il n’y avait rien de changé à Rome, et que l’établissement du principat pouvait se concilier avec le maintien de la république. Il nous semble que c’était supposer chez les Romains une crédulité peu vraisemblable mais notre surprise diminue quand nous songeons qu’il y avait des précédens qui pouvaient les aider à se laisser tromper. Ils étaient très habitués à voir créer, en temps de danger, des magistratures extraordinaires. La dictature, qui concentrait en elle la puissance de toutes les autres fonctions de l’État, ne supprimait pas la République, et elles continuaient d’exister toutes les deux ensemble. Il est vrai que la dictature ne durait qu’un temps, et même très peu de temps, tandis qu’Auguste comptait bien garder son autorité toute sa vie, et que même il espérait la transmettre à ses héritiers. Le problème consista donc à dissimuler autant que c’était possible la continuité du pouvoir, et à fonder l’hérédité sans le dire. Auguste y réussit il ne se fit donner que des magistratures temporaires qu’on renouvelait à l’échéance. Ces renouvellemens devinrent très vite une simple formalité, à laquelle on s’habitua si bien que les decennalia et les vicennalia finirent par être uniquement des occasions de fêtes solennelles. Quant à l’hérédité, jamais les empereurs ne l’ont formellement demandée pour leur famille, jamais elle ne leur a été expressément accordée, mais jamais non plus il n’a été douteux un moment que leur fils, s’ils en avaient, ou leur plus proche parent, ou celui qu’ils avaient choisi comme successeur, les remplacerait. L’hérédité a existé pendant tout l’empire sans qu’on en ait jamais prononcé le nom, comme un fait, non comme un principe. Le prince mort, son héritier se faisait reconnaître par le sénat et les soldats, qui n’avaient garde de s’y refuser, et cette apparence d’élection contentait les plus difficiles. On peut donc penser, quelque surprise qu’on en éprouve, que ce qu’il y avait d’indécis et de mensonger dans ce régime a pu être pris au sérieux par beaucoup de personnes. S’il ne manque pas par le monde d’esprits moroses qui cherchent partout des raisons d’être mécontens, il se trouve encore plus de gens pacifiques, qui ne demandent que des prétextes d’être satisfaits. Ceux-là entendaient parler de préteurs, de consuls, de tribuns, et on n’avait pas de peine à leur faire croire que, les noms étant restés les mêmes, les choses n’avaient pas changé. À côté d’eux, il y en avait d’autres qui voyaient plus clair, mais ne voulaient pas ouvrir les yeux. Pline me semble représenter assez bien cette catégorie de gens complaisans qui acceptaient de paraître dupes. « Vivons, disait-il, sous la république d’aujourd’hui, de façon à nous persuader que c’est une république ; » et quand on le nomma tribun du peuple, quoiqu’il sût très bien qu’un autre possédait la puissance tribunitienne, et qu’on ne lui avait donné qu’un titre, il parvint à se convaincre « qu’il était quelque chose. »

Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que, même de nos jours, le nuage ne soit pas tout à fait dissipé. Il y a des historiens, et de grands historiens, qui se laissent encore duper par l’apparence et prennent des mots pour des réalités. Parce qu’il a plu un jour à Tibère de dire « que l’empereur devait être le serviteur du sénat ; » et à Néron d’inviter le sénat à reprendre ses anciennes fonctions, ils supposent qu’il les a vraiment reprises ; ils veulent nous faire croire que le pouvoir appartenait à la fois à lui et à l’empereur, et ils ont même créé un mot (la Dyarchie) pour désigner ce gouvernement partagé. Mais quand on regarde les choses de près, on s’aperçoit vite que, si le sénat est resté un grand nom, ce n’était qu’un nom ; que les droits qu’il tenait du passé, il n’en a jamais usé que quand le prince l’a voulu et comme il le voulait ; qu’il n’a continué à remplir certaines fonctions, qui lui étaient dévolues par l’usage, qu’à la condition d’épier les moindres désirs de l’empereur et d’y conformer ses décisions. Est-ce vraiment une Dyarchie qu’un gouvernement où l’un ne fait qu’exécuter servilement ce qui plaît à l’autre ? En réalité, c’était bien le prince qui était le maître, le seul maître, et qui, d’une manière plus ou moins directe, plus ou moins détournée, selon qu’il était plus ou moins audacieux, plus ou moins craintif, a toujours fait tout ce qu’il a voulu. Suétone raconte que ce fou de Caligula, un jour qu’il avait invité les cieux consuls à dîner, se mit tout d’un coup à rire aux éclats en les regardant, et comme les consuls lui demandaient gaîment quelle était la cause de sa bonne humeur : « Je songe, leur répondit-il, que je n’ai qu’un geste à faire pour qu’on vous étrangle tous les deux. » Et assurément, s’il l’avait voulu, personne ne l’aurait empêché. C’est bien là, je crois, ce qu’on appelle le pouvoir absolu.

Tacite ne s’y est pas trompé. Ami du sénat, comme il l’était, fier d’y tenir une grande place, il n’avait aucune envie de dissimuler l’étendue de son autorité. Il est très heureux de nous apprendre qu’au commencement du règne de Tibère toutes les grandes affaires se traitaient Devant lui ; qu’il était appelé à faire comparaître les députés des -villes et des provinces, à écouter leurs griefs, à juger leurs différends. On sent qu’il triomphe, quand il raconte quelqu’une de ces grandes scènes. Quel beau jour ! dit-il avec bonheur. Mais, même alors, il ne se fait pas d’illusion. Il sait bien qu’on ce qu’on laisse au sénat n’est qu’une image de son ancienne autorité. « Le prince, dit-il, lui en abandonnait l’apparence ; mais il en gardait la réalité. » Le régime sous lequel on vit n’est donc pas, comme on le prétend, un gouvernement partagé, il ne diffère en rien d’une monarchie véritable ; c’est un seul homme qui occupe le pouvoir : haud alia re romana quam si unus imperitet.

Nous voilà donc ramenés aux trois formes de gouvernement que Tacite a d’abord distinguées : la démocratie, l’aristocratie, la monarchie. Il n’y en a pas d’autres, puisque le principat rentre dans la dernière, et que l’ancienne république en a été éliminée comme difficile à établir et encore plus difficile à conserver. C’est donc entre ces trois formes qu’il faut choisir. Tacite n’a pas éprouvé le besoin de nous dire formellement pour laquelle il se prononce. Il a sans doute pensé que ses ouvrages le faisaient assez savoir.

Nous pouvons d’abord sans hésiter exclure la démocratie. À la manière dont il parle partout du peuple, on voit qu’il ne lui semblait guère mériter d’avoir quelque part dans la conduite des affaires publiques. Il n’y avait du reste aucune prétention, et c’était son unique souci, nous dit Tacite, qu’on lui donnât le blé à bon compte ou pour rien. Cependant, si bas qu’il fût tombé, il causait encore quelque frayeur aux princes qui évitaient soigneusement d’encourir sa mauvaise humeur. Au premier signe de colère qu’il donna quand il apprit qu’on exilait Octavie, Néron s’empressa de céder et de la reprendre[7]. Aussi se donnait-on beaucoup de mal pour le satisfaire ; on le nourrissait et on l’amusait : ordinairement, il ne demandait pas autre chose. Tacite n’aime pas la populace, et il faut bien avouer que celle qu’il avait sous les yeux, à Rome, ne méritait guère d’être aimée. Il a tracé d’elle, par moment, de merveilleux tableaux c’est peut-être le plus grand peintre des foules qui ait jamais existé. Il faut lire la description qu’il a faite en quelques lignes de la bataille qui se livra dans les rues de Rome entre les soldats de Vespasien et ceux de Vitellius. Le peuple y assiste comme à un spectacle. Il applaudit aux vainqueurs, il poursuit les vaincus dans les retraites où ils se cachent, pour les livrer à ceux qui les cherchent. Il se croit au cirque ou à l’amphithéâtre ; il s’amuse des incidens de la lutte sanglante, oubliant que ce ne sont pas des gladiateurs qui s’entre-tuent sous ses yeux pour son plaisir, mais que c’est la patrie qui se déchire de ses mains, pendant que la Gaule et la Germanie se soulèvent et que l’empire est près de se disloquer. Assurément un peuple pareil n’était pas pour lui plaire, et il ne devait pas regretter beaucoup qu’on lui eût ôté le droit de voter les lois dans ses comices ou d’élire ses magistrats au Champ de Mars, ni faire de grands efforts pour le lui rendre.

La sévérité avec laquelle il a traité le peuple pourrait faire croire au premier abord qu’il est partisan du gouvernement aristocratique, et c’est bien l’opinion qu’on se fait généralement de lui. Mais il n’est pas besoin de beaucoup regarder dans ses livres pour s’apercevoir qu’il n’a guère plus d’égards pour les grands seigneurs que pour le peuple. Par momens, la lâcheté du sénat le révolte et il ne dissimule pas le dégoût que lui cause son empressement à se faire le complice de tous les crimes. On dirait même qu’il prend plaisir à le mettre dans des situations ridicules, par exemple lorsque, à la bataille de Bédriac, il décrit sans ménagement ses tergiversations misérables entre Othon et Vitellius, le soin qu’il prend de ne pas se compromettre, tant que les événemens restent douteux, et, une fois que la fortune s’est déclarée, le zèle qu’il met à accabler les vaincus. Mais nulle part peut-être il n’a mieux montré son mépris pour cette noblesse dégénérée que dans le beau récit qu’il nous fait de la conjuration de Pison. Ce Pison était un fort grand seigneur et un homme du monde accompli, élégant dans ses manières, affable pour ses cliens, protecteur des gens de lettres, qui faisait lui-même des vers, plaidait au barreau, déclamait devant ses amis. Il excellait à tous les exercices du Champ de Mars, et passait pour le meilleur joueur d’échecs de son époque, talent qui lui avait valu l’amitié de Caligula. Du reste, il était peu sévère dans ses mœurs, ce qui achevait d’en faire un héros de la mode, et à l’occasion montait sur le théâtre pour y jouer la tragédie. Quand on sut qu’il était décidé à délivrer l’empire de Néron et à prendre sa place, ce fut un entraînement général à se mettre dans le complot ; on vit même des débauchés, des efféminés, qu’on n’aurait jamais soupçonnés d’une telle audace, aiguiser des poignards et réclamer l’honneur de frapper le premier coup. Mais cette énergie tomba subitement devant le danger ; la peur saisit aussitôt tous ces gens qui prenaient d’avance des attitudes de héros. Avant même d’être interrogés, ils s’empressaient de révéler tous les secrets de la conjuration et de désigner leurs complices. Chacun d’eux nommait ses meilleurs amis ; Lucain dénonça sa mère. Il semble que Tacite ait voulu rendre cette faiblesse plus honteuse, en y opposant la mort d’Épicharis. C’était une femme de mœurs légères, qui avait été mise on ne sait comment au courant du complot. Pour la faire parler, on la soumit aux tortures les plus cruelles, sans pouvoir lui arracher un aveu. Le lendemain, comme on allait recommencer, et qu’elle craignait de n’avoir plus la force de se taire, elle détacha la ceinture qui entourait son sein, et se pendit dans la litière qui la ramenait au bourreau : « Courage admirable, dit Tacite, dans une affranchie, dans une femme, qui, soumise à une si terrible épreuve, protégeait de sa fidélité des étrangers, presque des inconnus, tandis que des hommes de naissance libre, d’un sexe fort, des chevaliers romains, des sénateurs, n’attendaient pas les tortures pour trahir à l’envi ce qu’ils avaient de plu cher. » Ce récit montre que Tacite ne se faisait pas beaucoup d’illusion sur l’aristocratie de son temps ; quel que fût son respect pour le grand nom du sénat, je crois bien qu’il pensait que, si le pouvoir lui était remis, il n’en ferait peut-être pas toujours un bon usage. À l’avènement de Vespasien, quelques sénateurs essayèrent de profiter de l’occasion pour donner un peu plus d’importance au sénat. Tacite, qui a raconté cette tentative, e semble pas éprouver pour elle une bien grande sympathie ; il en parle froidement, et, tout en louant beaucoup la sagesse et les vertus d’Helvidius Priscus, il prête à son adversaire un discours fort raisonnable, où il lui fait dire notamment : « qu’il faut se rappeler toujours dans quel siècle et sous quel gouvernement on vit, et que, quant à lui, s’il admire le passé, il s’accommode du présent. »

S’accommoder à son temps, garder le gouvernement qu’on a, et, même si l’on regrette le passé, se résigner au présent, c’était, on s’en souvient, la conclusion de son premier ouvrage ; c’est celle aussi des derniers et, d’un bout de sa vie à l’autre, il n’a pas changé. La seule différence, c’est qu’au début, dans le Dialogue des orateurs, sa résignation avait quelque chose de vif et d’aisé, plus d’entrain et de belle humeur ; avec le temps, elle est devenue plus morose. Les épreuves qu’il a traversées, la pratique des hommes, l’expérience des choses l’ont rendu moins confiant et plus triste, mais elles l’ont confirmé aussi dans l’idée qu’il ne faut pas être trop exigeant et courir après les perfections chimériques et les gouvernemens accomplis. Celui auquel le monde obéit en ce moment est loin d’être sans défauts, mais il a du moins cet avantage de répondre aux nécessités présentes c’est une raison de s’en contenter. Tacite l’a dit formellement à deux reprises, dans des circonstances différentes. À la vérité, la première fois, il fait parler un de ses personnages, et ce personnage est un prince, mais il semble bien prendre à son compte les paroles qu’il lui prête. Il fait dire à Galba, quand il adopte Pison, qu’il aurait bien voulu rétablir la république, mais « que ce corps immense de l’Empire ne pouvait se tenir debout et en équilibre sans une main qui le dirigeât. » Rien n’était plus vrai l’étendue de la domination romaine, la diversité des peuples dont elle se composait, la poussée des barbares sur les frontières, rendaient nécessaire l’unité du commandement. Dans l’autre passage, il parle en son nom. Au début des Annales, en résumant le règne d’Auguste, il rappelle « que c’est dans l’intérêt de la paix publique qu’on a été amené à concentrer l’autorité dans la main d’un homme, » et il n’ajoute pas qu’on ait eu tort de le faire ; il accepte donc la monarchie comme Auguste l’a faite, ou, si l’on veut[8], il s’y résigne. Ce n’est point un gouvernement idéal, un de ceux dont les philosophes nous font des tableaux enchanteurs dans leurs ouvrages. Comme toutes les choses humaines, il a ses qualités et ses défauts ; mais, par ses défauts même et par ses qualités, il est le seul qui soit approprié à une société dont il a dit « qu’elle ne peut supporter ni la pleine liberté, ni la pleine servitude. »


V

Avant de clore cette longue enquête sur le degré de confiance qu’on peut avoir en Tacite, rappelons en deux mots les résultats auxquels elle nous conduit. Il ne s’agissait pas seulement de relever dans ses ouvrages quelques fautes de détail : aucun livre d’histoire, surtout chez les anciens, n’est exempt de ces menues erreurs. Nous voulions savoir s’il est vrai, comme on l’a dit, qu’il ait calomnié les Césars. La question est d’importance, car ici les reproches qu’on fait à quelques hommes rejaillissent sur tout un régime politique ; en condamnant les empereurs, on discrédite l’empire. J’ai essayé de faire voir qu’il n’y avait rien, ni dans sa naissance, ni dans son caractère, ni dans son entourage, ni surtout dans ses opinions, qui en fît un ennemi nécessaire des princes dont il écrivait l’histoire et l’empêchât de voir et de dire sur eux la vérité. Ce qui nous assure qu’il l’a dite, c’est que les autres historiens de ce temps sont d’accord avec lui et les jugent comme il l’a fait lui-même. On peut donc affirmer, je crois, qu’il a tenu sa promesse de parler des événemens et des hommes « salis faveur et sans haine. »

Je m’explique pourtant, — et je voudrais faire comprendre, comment il se fait que de bons esprits se soient trompés sur son compte, et pourquoi, étant si honnête et si sincère, il a inspiré tant de méfiance. La raison m’en paraît être que, si le portrait qu’il a tracé des Césars est exact, il n’est pas complet ; tout un côté est resté dans l’ombre, et, tandis que, sans l’omettre entièrement, il l’éclaire moins que le reste, c’est au contraire celui que les historiens d’aujourd’hui mettent le plus volontiers en lumière. Ainsi leurs jugemens diffèrent des siens parce qu’ils ne se placent pas tout à fait au point où il s’est mis lui-même. Ce n’est pas une contradiction formelle, mais une sorte de malentendu, qu’il est possible, je crois, de dissiper.

Pour être sûrs de comprendre la raison des jugemens de Tacite, il faut ne pas oublier l’idée que les historiens antiques, surtout chez les Romains, se font de l’histoire. Ils la regardent avant tout comme une école de morale Tite-Live le dit expressément en tête de son grand ouvrage : « Ce qu’il y a de plus salutaire et de plus profitable dans l’étude du passé, ce sont les exemples et les leçons qu’elle nous donne. Elle nous montre, avec un éclat qui frappe tous les yeux, ce qu’il est utile de faire dans l’intérêt de l’État et dans le nôtre, et, par le spectacle des actions mauvaises et nuisibles, elle nous apprend ce qu’il faut éviter. » Salluste est moins explicite ; il se contente de dire, au commencement du Juqurtha, que : « le récit des choses du passé est fort utile. » Sur le genre de services qu’il peut rendre, il ne s’explique pas « de peur d’avoir l’air de faire l’éloge de son métier. » Mais on voit bien que, s’il avait été moins réservé, il aurait parlé comme Tite-Live. Tacite est aussi clair que possible. « Le mérite principal de l’histoire, dit-il, est de préserver les vertus de l’oubli et d’attacher aux actions et aux paroles perverses la crainte de la postérité. » Et ailleurs, d’une manière plus précise encore « Peu d’hommes distinguent par leurs propres lumières ce qui est honnête ou criminel, ce qui sert ou ce qui nuit. Les exemples d’autrui sont l’école du plus grand nombre. »

On s’est beaucoup élevé de nos jours contre cette manière de concevoir l’histoire. Rien pourtant ne me semble plus naturel. Du moment qu’on est d’accord à croire que l’étude du passé a un autre but que clé divertir les curieux, on est amené à la faire servir à l’éducation morale du présent. Le père d’Horace apprenait à son fils à se bien conduire en lui montrant, comme exemple, les petites gens du voisinage, et Horace paraît s’être bien trouvé de cette méthode. Quand l’histoire est vraie, c’est-à-dire vivante, les événemens d’autrefois nous semblent d’hier, et les personnages antiques deviennent nos contemporains. Peu à peu nous nous familiarisons avec eux ; ils sont bientôt pour nous ce qu’étaient les voisins pour le père d’Horace, et nous nous appliquons à nous-mêmes les réflexions que leur vie nous suggère. Qu’on le veuille ou non, on a bien de la peine à s’empêcher de faire de la morale avec l’histoire. Je reconnais pourtant qu’il faut y mettre quelque discrétion. Un historien trop préoccupé d’instruire pourrait être entraîné, pour rendre la leçon plus frappante, à faire ses honnêtes gens plus honnêtes et ses méchans plus méchans qu’ils ne l’étaient en réalité. Il serait bien possible que Tite-Live n’eût pas tout à fait échappé à ce travers. Le mieux est de raconter les faits aussi exactement qu’on le peut, et de laisser le lecteur tirer de cette image réelle de la vie la leçon qui lui semble en sortir. Mais nous pouvons être certains qu’il en tirera toujours quelqu’une.

Elles seront probablement de nature assez différente. L’histoire, dans la variété de ses récits, nous faisant connaître l’homme sous tous ses aspects et même le suivant jusque dans les incidens de sa vie intérieure, il est légitime d’y chercher des leçons de morale générale ; mais, comme elle le montre surtout engagé dans les affaires publiques, citoyen et magistrat, il semble naturel qu’elle soit politique avant tout. C’est bien ce qu’elle est devenue surtout de nos jours. Assurément, la politique tient aussi une grande place dans l’histoire ancienne, puisque cette histoire raconte principalement les luttes des nations entre elles et leurs révolutions intérieures, mais ce n’est pas pourtant de ce côté que d’elle-même elle incline. Quand Tacite dit « qu’elle apprend à distinguer ce qui est honnête ou criminel, ce qui sert et ce qui nuit, » il veut parler des enseignemens qu’elle donne pour la vie ordinaire ; et il le précise encore plus lorsqu’il ajoute « qu’elle est l’école du plus grand nombre. » Les historiens romains sont donc plutôt des moralistes que des politiques. Il ne faut pas faire d’exception même pour Salluste. Sans doute un révolutionnaire comme lui, compromis dans les émeutes, discrédité par des amitiés fâcheuses ne semblait guère destiné à devenir un ’professeur de morale cependant la morale déborde chez lui. Sans parler de ses tirades vertueuses et de ses regrets du passé, quand il fait le portrait de Catilina, il ne nous donne guère que le détail de ses crimes. Il était bon de les connaître, mais nous aimerions encore mieux savoir d’une manière précise ce qu’il comptait faire et quel gouvernement il se proposait d’établir. Lorsque Salluste expose les causes qui ont amené la décadence de la République, il ne dit rien de la disparition de la classe moyenne, il parle à peine de l’absorption des petites propriétés dans les grandes, du détestable recrutement des citoyens par l’esclavage ; mais il insiste sur l’amour des plaisirs, sur l’orgueil, luxuria et superbia, et le fléau qui lui paraît le plus menaçant pour l’avenir, c’est le désir insatiable de s’enrichir, avaritia. Il n’a certainement pas tort, mais on voit bien que ce sont les causes morales de la décadence romaine qui le préoccupaient surtout. Son œuvre n’est donc pas, quoi qu’on ait dit, une histoire politique.

Celle de Tacite l’est davantage. À côté de cette abondance de réflexions subtiles et profondes, de fines analyses psychologiques, qui montrent la connaissance qu’il avait de la nature humaine, on y trouve de grandes vues, où l’homme d’État se révèle, et dont les politiques de tous les temps ont fait leur profit. C’est lui, — on l’a remarqué, — qui est le plus souvent cité, même de nos jours, dans les Parlemens où se discutent les intérêts des peuples. Il connaît parfaitement l’histoire politique de son pays ; il a étudié la compétence des diverses magistratures ; il en raconte l’origine et les vicissitudes, et partout il mêle aux idées générales des renseignemens précis, qui montrent qu’il avait touché aux affaires publiques, et qu’il n’en ignorait pas le détail C’est ce qui se voit, par exemple, dans l’admirable prologue qu’il a mis en tète de ses Histoires. Il commence par y tracer, en deux ou trois chapitres, une esquisse de son sujet. Il va raconter une des révolutions les plus effrayantes que Rome ait traversées. Le dernier des Césars avant disparu brusquement, on s’est aperçu, quand on a voulu le remplacer, qu’il n’y avait pas de constitution fixe et précise ; qu’on vivait sur des fictions et des compromis : « Le secret de l’Empire a été révélé. » On n’a plus trouvé d’autorité nulle part ; les légions se sont mises en révolte, l’esprit provincial a paru se réveiller ; toute cette machine, qui paraissait si solide, a craqué, et l’on s’est rencontré tout d’un coup ; en présence de la grande catastrophe qui, cinq siècles plus tard, emportera tout. On comprend l’émotion qui saisit Tacite à ce souvenir, auquel s’ajoute la terreur des sombres années de Domitien qu’on vient de traverser. Déjà, dans ce début d’une grandeur incomparable, l’homme d’État se révèle ; mais il nous montre encore plus ses qualités ordinaires, de psychologue et d’écrivain ; en voici d’autres auxquelles nous sommes moins accoutumés. Pour nous faire comprendre la gravité de la situation, il nous emmène avec lui par tout l’Empire pendant huit chapitres entiers et nous expose « la situation de Rome, l’esprit des armées, l’état des provinces, celui du monde entier, et quelles parties de ce grand corps étaient saines, quelles parties malades. » Ce tableau composé de touches à la fois larges et précises, qui, à côté des vues d’ensemble ; contient tant de détails exacts, tant de faits, tant de remarques sur la distribution des légions et la manière dont Rome gouvernait les peuples, est quelque chose de nouveau. Pour en bien saisir la nouveauté, songeons aux préambules de Salluste qui ne sont que des lieux communs. Le contraste même nous montrera clairement qu’on sent déjà chez Tacite commencer par momens l’histoire politique, c’est-à-dire l’histoire moderne[9].

C’est même ce qui fit d’abord son succès, lorsqu’il se réveilla avec tous les autres, à la Renaissance[10]. Comme il se trouvait avoir raconté, bien malgré lui, les intrigues intérieures du Palatin, les luttes des maîtresses, des grands seigneurs et de affranchis qui se disputaient la faveur du prince, on jugea qu’il était indispensable de le connaître pour devenir un courtisan accompli. Jamais il n’a été plus étudié, plus annoté, plus commenté[11] qu’alors. C’est chez lui que se formaient les hommes d’État ; on allait chercher dans ses ouvrages des leçons de ce qu’on appelait la politique, c’est-à-dire l’art de déguiser ses sentimens, d’imaginer d’adroites fourberies, de tromper finement ses ennemis, et ses amis à l’occasion. Dans les petites cours italiennes, Tibère était devenu le modèle qu’on proposait à ces tyrans de village, et ils ne lisaient les Annales que pour apprendre à se conduire comme lui. C’était dénaturer étrangement les intentions de Tacite ; ce qui n’empêchait pas qu’on ne jurait que par lui et qu’on s’obstinait à vouloir s’instruire en le lisant de ce qu’il n’avait jamais eu la pensée d’enseigner.

Car lui aussi, à le prendre dans l’ensemble de son œuvre, et non dans quelques parties isolées, était en réalité plutôt un moraliste qu’un politique Pour en être sûr, on n’a qu’à voir ce qui lui plaît surtout dans l’histoire du passé, les sujets pour lesquels il éprouve le plus d’attrait, ce qu’il traite volontiers et en grand détail ; malheureusement on s’en aperçoit aussi à ce qu’il néglige. De là lui viennent, en effet, avec de grandes beautés, des lacunes regrettables ; en voici une, qui me paraît avoir eu de graves conséquences. À la fin de ce prologue des Histoires, que je viens de citer, Tacite parle des provinces ; et il était difficile qu’en cette occasion, il n’en dit rien, puisque c’est d’une province qu’est parti le mouvement qui renversa Néron. Mais d’ordinaire il s’en occupe très peu. C’est Rome qui l’attire et qui le retient. Il nous dit bien qu’il est révolté de ce qui s’y passe, il se plaint « qu’on n’y voie que des scènes de deuil, des délations, des supplices, des amis qui trahissent leurs amis, des procès qui ont tous le même motif et la même issue ; mais quelque indignation que ces spectacles lui causent, il semble qu’il ne puisse parvenir à s’en arracher, tout l’intérêt de son récit se concentre sur eux C’est à peine s’il se résigne de temps en temps à perdre de vue le Palatin, pour suivre les légions, quand elles vont combattre les ennemis ; l’année finie, quelle que soit la gravité des opérations engagées, il interrompt en général sa narration, il retourne à Rome au premier de l’an, pour installer les consuls qui vont donner leur nom à l’année, et se plonge de nouveau dans ces intrigues de cour dont il déplore la bassesse et la monotonie. S’il avait fait un séjour plus long dans les provinces ; s’il avait consenti à les étudier de plus près et avec plus d’attention, peut-être l’opinion qu’il avait de son époque se serait-elle un peu modifiée. Il aurait vu, que là, c’est-à-dire dans la plus grande partie de l’empire, les mœurs étaient plus simples, la vie moins déréglée qu’à Rome et dans ses environs. La corruption semblait diminuer par degrés à mesure qu’on s’éloignait de la grande ville. L’Italie déjà valait mieux ; la Gaule et l’Espagne, mieux encore ; les proconsuls même les moins recommandables qu’on y envoyait, Pétrone ou Vitellius, devenaient meilleurs dans cette atmosphère plus saine. Et non seulement les provinces étaient plus honnêtes, elles étaient aussi plus heureuses. Les catastrophes qui épouvantaient la société romaine n’y avaient que des contre-coups très affaiblis ; « les bons princes profitaient au monde entier, les mauvais ne pesaient guère que sur leur voisinage. » Ce mot, on l’a déjà vu, est de Tacite ; mais ce n’est qu’un mot, dit en passant ; et vraiment ce n’est pas assez. Il aurait dû y insister davantage et y revenir plus souvent, il nous aurait fait mieux comprendre comment il arrive encore aujourd’hui qu’on rencontre, dans les anciennes provinces romaines, en Gaule, en Espagne, en Afrique, les restes de tant de monumens qu’ont élevés en toute sincérité les particuliers et les municipes « pour le salut et la conservation » des mêmes empereurs contre lesquels on tramait tous les jours des complots à Rome. Du même coup, il nous deviendrait plus facile de résoudre une question qui obsède nos esprits pendant que nous lisons les ouvrages de Tacite, et à laquelle il me semble qu’il n’a pas suffisamment répondu : comment se fait-il que l’empire ait pu survivre à cette succession de mauvais empereurs, de Tibère à Vespasien ? C’est évidemment que les provinces n’en ont pas souffert autant que Rome. Ces princes détestables et détestés autour d’eux ne les ont pas mal gouvernées. Tibère et Domitien même étaient de bons administrateurs qui choisissaient des procurateurs, des légats intelligens et les surveillaient. Sous des fous, comme Caligula et Néron, les affaires marchaient de l’impulsion qu’elles avaient reçue. Rome est un pays de tradition où tout se conserve, où les bonnes habitudes risquaient moins vite de se perdre. Il y avait d’ailleurs, au-dessous de ces grands personnages que la faveur du maître mettait un jour au premier rang, mais qui n’y restaient pas, des fonctionnaires inférieurs que leur humilité même protégeait contre l’humeur changeante du prince et qui maintenaient quelque ordre et quelque suite à travers tant de caprices et de folies. Stase parlé d’un affranchi de la maison impériale, qui fut sous sept ou huit princes une sorte de ministre des finances (a rationibus), et qui ne subit une légère et courte disgrâce qu’à quatre-vingts ans, sous Domitien[12]. C’est peut-être grâce à ces inconnus dont Tacite prononce rarement le nom que les provinces sagement gouvernées sont restées tranquilles et florissantes pendant qu’à Rome tout dépérissait ; aussi ont-elles pu venir généreusement à son aide, lui rendant avec usure ce qu’elles avaient reçu d’elle ; elles lui ont donné des soldats, des officiers, des magistrats, des financiers, des administrateurs, des hommes d’État, qui ont remplacé le personnel usé de l’ancienne politique, rajeuni cette vieille aristocratie qui s’éteignait, comblé les vides qu’y faisait la cruauté des Césars, et arrêté, pendant trois siècles, la ruine de l’empire.

Ainsi l’empire, suivant qu’on le voit de Rome ou des provinces, n’a pas tout à fait le même aspect et le jugement qu’on en porte est différent ; tandis que le moraliste qui tient les yeux fixés sur le Palatin ou le sénat et n’aperçoit que les scènes effroyables qui s’y passent, le condamne sans pitié, le politique, qui étudie surtout la manière dont il a gouverné le monde, est disposé à lui être plus favorable. De cette façon s’explique la diversité de leurs opinions. Le point où ils se sont mis et d’où ils regardent n’étant pas le même, chacun d’eux n’aperçoit qu’un côté de la vérité ; pour la rétablir entière, il convient de les rapprocher, de les compléter les uns par les autres.

Il me semble qu’en principe, Tacite ne s’y serait pas refusé. Quelle que soit sa haine pour les Césars, il ne dissimule pas ce que, par eux-mêmes, ou sous l’inspiration de conseillers prudens, ils ont fait de sage et d’utile. Il a rendu pleine justice au gouvernement de Tibère pendant les neuf premières années, — ces Tiberii Cœsaris prima tempora, que Sénèque regardait presque comme un âge d’or ; — il mentionne avec éloge quelques bonnes lois, quelques sages mesures de Claude, et même de Néron, qui sont encore en vigueur de son temps. Il n’est donc pas tout à fait juste de prétendre que Tacite et les historiens de son école aient méconnu le bien qu’ont fait Tibère et ses successeurs ; seulement comme, en leur qualité de moralistes, ils sont plus préoccupés des crimes que ces princes ont commis, ils ont un peu trop laissé dans l’ombre les services qu’ils ont rendus. Au contraire, les politiques sont tentés de ne voir que leurs services, et sans nier leurs crimes, qui ne sont que trop attestés et trop certains, ils sont portés involontairement à les dissimuler, à les amoindrir ; ils leur cherchent des explications et des excuses. On voit, comme je l’ai déjà dit, qu’entre les uns et les autres, il n’y a pas de contradiction formelle, d’opposition radicale, et qu’il est possible de les concilier. J’avoue pourtant que, s’il faut choisir, je comprends ceux qui penchent plutôt vers Tacite. Il a ce mérite au moins de n’avoir pas voulu admettre qu’il y ait des privilèges particuliers pour les chefs d’État et les politiques, qu’ils ont droit à plus d’indulgence que les autres et que les lois de la morale ordinaire ne sont pas faites pour tout le monde, ce qui est, au fond, la pensée de ceux qui amnistient les Césars.


VI

Tacite n’était pas seulement convaincu que sa sévérité fût juste, il la jugeait utile. Il avait été frappé encore plus que nous ne le sommes de cette suite ininterrompue de mauvais empereurs et devait se dire que probablement le hasard n’en était pas seul coupable ; d’autant plus que quelques-uns d’entre eux avaient d’abord paru des gens estimables et que, dans les premiers temps, on les avait favorablement jugés. Peut-être n’étaient-ils pas tout à fait méchans de nature et nécessairement condamnés à être ce qu’ils sont devenus. En quelque situation que le sort l’eût mis, Tibère n’aurait jamais été un homme aimable il y avait en lui l’humeur insolente et farouche des Appii Claudii, ses aïeux, ce que Cicéron appelait l’appietas ; mais, s’il n’avait été qu’un sénateur comme les autres, il est bien probable qu’on l’aurait mis parmi les administrateurs les plus éclairés et les plus habiles de son temps. Avec un peu de peine, on pouvait faire de Claude un antiquaire et un érudit. Néron lui-même, quoiqu’il n’eût qu’un filet de voix, à force de prendre des leçons de Terpnus, de suivre un régime sévère et de se mettre du papier de plomb sur la, poitrine[13], pouvait finir par se faire la réputation d’un assez bon chanteur et mériter les applaudissemens de spectateurs complaisans. C’est l’empire qui les a perdus ; ils ont été les premières victimes de ce pouvoir absolu sous lequel ils accablaient les autres ; cette autorité souveraine, sans limites fixes, qui à la fois leur permettait tout et leur faisait tout craindre, est véritablement ce qui a secoué tout leur être et chassé les, bons instincts de leur nature : vi dominationis convulsus et mutatus. Presque aucun de ces malheureux princes n’y a résisté ; toutes les dynasties impériales, celles mêmes qui avaient le mieux commencé, ont mal fini. Les Flavii ont été déshonorés par Domitien, les Antonins par Commode, les Sévères par Caracalla. Pour guérir cette maladie de démence et d’inhumanité, à laquelle toutes ces familles ont succombé, Tacite a pensé qu’il fallait d’abord la mettre à nu. Il a montré avec toute la vigueur de son génie ce qu’elle fait de l’homme dont elle s’empare, et c’est ainsi qu’il a tracé ces images qu’on n’oublie jamais quand on les a une fois regardées.

La leçon est faite sans doute pour une certaine époque et une certaine société. Mais ce n’est pas à dire qu’elle ne s’applique qu’à elle et que les autres n’en peuvent pas tirer de profit. Il arrive quelquefois que l’histoire recommence, les circonstances redeviennent à peu près ce qu’elles étaient du temps de Tacite, et alors ses récits peuvent reprendre une effrayante actualité. Déjà Montaigne s’apercevait bien de l’utilité particulière qu’on trouvait. à les lire « dans un état trouble et malade, » comme était cette triste fin du XVIe siècle. « Vous diriez, nous dit-il, qu’il nous peint et qu’il nous pince. » Mais c’est surtout aux mauvais jours de la Révolution française qu’on s’est souvenu de lui et que les tableaux qu’il a tracés sont redevenus vivans. Jusque-là, on lisait de préférence Plutarque et Tite-Live ; toute cette première génération s’est élevée chez eux. Ils ont mis Sparte et Rome à la mode, et donné l’idée à leurs admirateurs naïfs de ramener aux vertus des vieilles républiques la France de Louis XV. Mais quand on passa du rêve à la réalité, qu’on fut aux prises avec les querelles de parti et les haines déchaînées, il fallut bien renoncer à ces idylles et quitter la Rome de Fabricius et de Caton pour celle des Césars. Mme Roland s’était nourrie de Plutarque pendant sa jeunesse ; c’est là qu’elle puisait ces impressions et ces idées « qui, nous dit-elle, la rendaient républicaine, sans qu’elle songeât à le devenir. » Mais avec le temps elle a changé de lectures. De Sainte-Pélagie, où elle était enfermée, un mois juste avant de monter sur l’échafaud, elle écrit à un ami : « J’ai pris pour Tacite une sorte de passion ; je le relis pour la quatrième fois de ma vie, avec un goût tout nouveau. Je le saurai par cœur ; je ne puis me coucher sans en avoir savouré quelques pages. » Aussi s’aperçoit-on plus d’une fois, en lisant ses Mémoires, qu’elle l’a sous les yeux ou dans la pensée. Quand les bruits sauvages de la rue, qui lui arrivent à travers les fenêtres de sa prison, l’arrachent aux souvenirs du passé, dans lesquels elle voudrait vivre ses dernières heures, elle songe au temps des Césars, que ces scènes lui rappellent : « Jours affreux du règne de Tibère, nous voyons renaître vos horreurs !… Quittons cette époque malheureuse, comparable au règne de Tibère. Renouvelez-vous pour moi, momens tranquilles de ma douce adolescence ? «

C’est surtout au Vieux Cordelier que le nom de Tacite reste attaché pendant l’époque révolutionnaire. Camille Desmoulins avait reçu, au collège Louis-le-Grand, une bonne éducation classique. Il connaissait bien, et il cite souvent ses auteurs latins, notamment Cicéron, pour lequel, en sa qualité de futur avocat au Parlement, il semblait professer une estime particulière. Il avait lu sans doute aussi Tacite, et devait l’admirer, mais vraisemblablement de cette admiration d’école, qui laisse le cœur froid et ne s’attache qu’aux qualités littéraires Comment les gens de cette époque l’auraient-ils tout à fait compris ? Ils étaient disciples de Jean-Jacques, qui croyait l’homme bon par lui-même et gâté seulement par la civilisation. Ils attendaient, comme lui, le bonheur du monde d’un retour à l’état de nature. Et voilà que tout d’un coup des événemens terribles venaient brutalement déranger cet optimisme ; on entendait rugir la bête humaine, dégagée des liens qui la domptent, et rendue à ses instincts de carnage. Il est naturel qu’on se soit alors attaché aux écrivains qui l’ont vue dans ces crises violentes et qui ont dépeint les excès auxquels elle se laisse emporter[14]. J’imagine que c’est à ce moment surtout que Camille Desmoulins a dû lire Tacite et s’en pénétrer. Il en est plein, il le sait par cœur, comme Mme Roland, il le cite à tout propos. Il n’a pas eu de peine à voir, en le lisant, que tous les despotismes se ressemblent, d’où qu’ils viennent, et qu’en châtiant la tyrannie des Césars, Tacite s’est trouvé dépeindre au naturel celle de la foule, qui ne vaut pas mieux. Quelle différence y a-t-il entre la loi de majesté et la loi des suspects, et n’ont-elles pas fait couler autant de sang l’une que l’autre ? Le Tribunal révolutionnaire procède-t-il d’une autre façon que le sénat romain, dans ses mauvais jours ? Tous les deux ne font grâce à personne, ils ne demandent pas plus de preuves pour condamner, et les exécutions y suivent immédiatement les sentences. Si, à Paris, la Terreur a été solennellement mise à l’ordre du jour, elle n’en règne pas moins à Rome, et les traits sous lesquels Camille Desmoulins la dépeint conviennent également aux deux pays. « On y changeait en crime, nous dit-il, les simples regards, la compassion, le silence même. Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son parent, si l’on ne voulait s’exposer à périr soi-même. Sous Néron, plusieurs dont on avait fait périr les proches, allaient en rendre grâces aux dieux ; ils illuminaient. Du moins il fallait avoir un air de contentement, un air ouvert et calme, on avait peur que la peur même ne rendit coupable[15]. » Les circonstances étant à ce point semblables, Camille Desmoulins n’avait qu’à prendre chez Tacite quelques citations bien choisies pour faire le procès à son temps. C’était un moyen commode de laisser entendre ce qui ne pouvait pas être dit. S’il avait prêché ouvertement la pitié à ces furieux, il risquait de n’être pas écouté. Ils n’auraient pas souffert qu’on leur reprochât en face les crimes qu’on leur faisait commettre. On n’aurait pas osé les conduire devant la plaine des Terreaux, ensanglantée par les mitraillades, ou sur la Place de la Révolution ; mais on pouvait leur mettre sous les yeux « ce fleuve de sang, cet égout de corruption et d’immondices qui coulait perpétuellement à Rome pendant le règne des Césars, » et, avec ce détour, on arrivait à tout dire. C’est ce que fit Camille, dans le troisième numéro du Vieux Cordelier, qu’on a tant de fois cité, et qui est un chef-d’œuvre de verve et de courage. L’effet en fut prodigieux. On se l’arrachait dans les rues, on assiégeait la maison du libraire où il était en vente, et Camille put se vanter d’avoir fait luire un rayon d’espérance dans les prisons encombrées. Mais, d’autre part, ceux qui les avaient remplies et qui voulaient qu’elles ne fussent vidées que par la mort, se fâchèrent, et, à la requête de Robespierre, le troisième numéro du Vieux Cordelier fut brûlé aux Jacobins.

Camille Desmoulins n’en fut pas intimidé. Au contraire, il sembla devenir tous les jours, dans sa lutte désespérée, plus énergique et plus violent. Il cessa de voiler ses reproches sous des allusions, quelque transparentes qu’elles fussent ; il quitta Rome pour Paris, et s’en prit franchement aux hommes de son temps en les désignant par leur nom. Cependant il ne renonça pas tout à fait à citer Tacite. Jusqu’à la fin il s’est servi de lui pour recommander la clémence, pour défendre la raison et l’humanité. Dans son septième numéro, qui fut le dernier, au moment où il expose son Credo politique, il l’appelle encore à son aide, pour montrer à ses ennemis, comme suprême outrage, que leur inhumanité dépasse celle des Césars :

« Je crois que la liberté ne requiert point que le cadavre d’un condamné soit décapité[16], car Tibère disait : « Ceux des condamnés qui auront le courage de se tuer, leur succession ne sera pas confisquée et restera à leur famille, sorte de remerciement que je leur fais pour m’avoir épargné la douleur de les envoyer au supplice. — Et c’était Tibère ! »

« Je crois que la liberté ne confond point la femme ou la mère du coupable avec le coupable lui-même, car Néron ne mettait point Sénèque au secret ; il ne le séparait point de sa chère Pauline, et, quand il apprit que cette femme vertueuse s’était fait ouvrir les veines avec son mari, il fit partir en poste son médecin pour lui prodiguer les secours de l’art et la rappeler à la vie. — Et c’était Néron ! »

On comprend que ces protestations éloquentes aient soulevé la fureur des Jacobins. Il ne leur suffit plus cette fois de brûler le numéro qui les contenait. Ils traduisirent l’auteur devant le Tribunal révolutionnaire, qui l’envoya tout de suite à l’échafaud, pour lui apprendre à aller chercher dans les historiens anciens des leçons de justice et de miséricorde.

Ce jour-là, Tacite, seize siècles après sa mort, se trouva réaliser l’idée qu’il nous donne de l’histoire, quand il l’associe à la morale, et veut en faire, suivant ses expressions, la conscience de l’humanité.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1901]].
  2. J’ai déjà touché à ces questions dans des articles qui ont paru ici de 1867 à 1870, et qui ont été réunis en volume (l’Opposition sous les Césars). En y revenant après trente ans, je n’ai rien à y changer d’essentiel ; j’ajouterai seulement des déloppemens nouveaux, surtout à ce qui concerne Tacite.
  3. Tacite dit formellement que, depuis César et Pompée, les guerres civiles n’ont plus eu d’autre motif que le choix d’un empereur : nunquam postea nisi de principatu quæsitum.
  4. Tacite prend déjà le mot respublica dans cette acception et l’oppose au gouvernement impérial : quotus quisque qui rempublicam vidisset. Ann., 1, 3.
  5. Quid opus est multis apud populum concionibus, quum de republica non imperiti et multi deliberent, sed sapientissimus et unus ?. — De Oratore, 41.
  6. Pour savoir en quoi l’Agricola touche à la laudatio funebris et en quoi il s’en écarte, on peut voir l’ouvrage que vient de publier M. Friedrich Léo, professeur à l’Université de Goettingue, et qui est intitulé Die Griechisch-Römische Biographie.
  7. Il est vrai qu’il la renvoya de nouveau quelques jours après, car il savait bien ce que duraient les colères du peuple.
  8. Tacitus ist Monarchist, aber aus Noth, man könnte sagen aus Verzweflung. Mommsen. Acad. de Berlin, 1886.
  9. Dans cet exposé de la situation de l’Empire, un trait manque : Tacite ne di rien des finances. Ce n’est pas qu’elles n’aient eu leur importance dans la révolution à laquelle Néron a succombé ou que les Romains en aient tenu peu de compte. Auguste avait grand soin de présenter au sénat le budget de l’Empire. Si Tibère qui en tout aimait le secret le garda pour lui, il ne s’occupa pas avec moins de souci de la question financière. (Voir la manière habile dont il préserva Rome d’un krach. Ann., VI, 17.) Tacite a réparé l’oubli qu’il fait ici des finances par ce qu’il raconte un peu plus loin sur les procédés qu’on employa pour faire restituer les cinq cents millions que Néron avait prodigués en folles libéralités. Hist., I, 20.
  10. La première édition des œuvres complètes de Tacite est de 1470 ; mais, depuis plusieurs années, les lettrés le connaissaient et le pratiquaient. Dès la seconde moitié du XIVe siècle, Boccace avait lu la fin des Annales et les Histoires, et il les imitait dans ses ouvrages. (Voyez Boccace et Tacite de M. de Nolhac, dans les Mélanges d’Archéologie et d’Histoire de l’École française de Rome, t. XII.)
  11. Amelot de la Houssaye, dans la préface de son Tacite, mentionne quatorze de ces commentaires, qui ont paru en quelques années, et dont les auteurs sont presque tous des Italiens.
  12. La continuité, dans les mêmes fonctions, sous des empereurs différens, devait être moins rare qu’on ne pense. C’est ainsi que Titinius Capito, l’ami de Pline, un ancien tribun militaire, fut successivement secrétaire d’État (procurator ab epistolis) sous Domitien, puis sous Nerva et sous Trajan. Tacite, préoccupé de ceux qui jouent les premiers rôles, Séjan, Macron, Tigellin, ne daigne presque jamais nous parler de ce qu’il appelle interior potentia, c’est-à-dire de ces affranchis de la maison des Césars, qu’un prince héritait de ses prédécesseurs, avec tout le reste de leur fortune. Ce sont pourtant ces oubliés, ces inconnus qui, très souvent, menaient l’Empire.
  13. Coepit… plumbeam chartam supinus pectore sustinere, et clystere vomituque purgari, et abstinere pomis cibisque offcietlibus. Suétone, Nero, 20.
  14. C’est à peu près ainsi que Garat, quand il fut jeté en prison, découvrit Sénèque. Il nous dit que, quand il le lut pour la première fois, il eut peine à en achever la lecture, mais qu’alors il avait peine à s’en détacher. Il ne nous restait plus qu’une chose à apprendre : à mourir. C’est là presque toute la philosophie de Sénèque… Il a fait une philosophie pour ces longues agonies auxquelles les tyrans condamnent quelquefois des nations… On avait besoin d’une philosophie qui apprend à renoncer à tous les biens avant qu’on vous les arrache, qui vous sépare du genre humain, qui ne peut plus rien pour vous, et pour lequel vous ne pouvez plus vous-même ni rien faire, ni rien espérer, qui vous prépare pour le moment où Silvanus viendra vous dire de la part de Néron : mourez. »
  15. Tacite, Ann., IV, 70 ; id ipsum, paventes quod timuissent. — Robespierre, Discours à la Convention du 31 mars 1794 : Quiconque tremble est coupable.
  16. Barbaroux, et plus tard Robespierre, blessés, mourans, furent portés à la guillotine et décapités.