Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 42-45).


CHAPITRE XIII.



寵辱若驚,貴大患若身。何謂寵辱若驚?寵為下,得之若驚,失之若驚,是謂寵辱若驚。何謂貴大患若身?吾所以有大患者,為吾有身,及吾無身,吾有何患?故貴以身為天下,若可寄天下;愛以身為天下,若可託天下。


Le sage redoute la gloire (1) comme l’ignominie ; son corps lui pèse comme une grande calamité (2).

Qu’entend-on par ces mots : il redoute la gloire comme l'ignominie (3) ?

La gloire est quelque chose de bas. Lorsqu’on l’a obtenue, on est comme rempli de crainte ; lorsqu’on l’a perdue, on est comme rempli de crainte.

C’est pourquoi l’on dit : il redoute la gloire comme l’ignominie (4).

Qu’entend-on par ces mots : son corps lui pèse comme une grande calamité ?

Si nous éprouvons de grandes calamités, c’est parce que nous avons un corps.

Quand nous n’avons plus de corps (quand nous nous sommes dégagés de notre corps), quelles calamités pourrions-nous éprouver ?

C’est pourquoi (5), lorsqu’un homme redoute de gouverner lui-même l’empire, on peut lui confier l’empire ; lorsqu’il a regret (6) de gouverner l’empire, on peut lui remettre le soin de l’empire.


NOTES.


(1) J’ai construit avec C : king-tchong-jo-king-jo 驚寵若驚辱.


(2) C, G : Au lieu de koueï-ta-hoan-jo-chin 貴大患若身 il faut construire : koueï-chin-jo-ta-hoan 貴身若大貴.

H : Ce chapitre montre les maux auxquels on s’expose en recherchant la gloire et le profit. Lao-tseu veut apprendre aux hommes à estimer le Tao et à s’oublier eux-mêmes, afin de se dégager des liens qui les enchaînent.

Sou-tseu-yeou : Dans l’antiquité, les hommes éminents redoutaient la gloire autant que l’ignominie, parce qu’ils savaient que la gloire n’est que le précurseur de l’ignominie. Ils supportaient difficilement leur corps (le même commentateur explique plus bas le mot koueï , vulgo noble, par nan-yeou 難有, œgre ferebant), comme on supporte difficilement une grande calamité, parce qu’ils savaient que notre corps est la source (littér. « la racine » ) des calamités. C’est pourquoi ils renonçaient à la gloire, et l’ignominie ne les atteignait pas ; ils oubliaient leur corps et les calamités n’arrivaient point jusqu’à eux.

H a entendu le mot koueï dans le sens ordinaire « honneurs. » Suivant lui, ce mot désigne ici la dignité de roi ou de ministre : les hommes du siècle croient que les honneurs sont un sujet de joie ; ils ignorent que les honneurs sont une grande calamité comme le corps. Ibid. L’auteur compare les honneurs au corps. Il pense que le corps est la source de toutes les amertumes de la vie et la racine de tous les malheurs.


(3) Sou-tseu-yeou : La gloire et l’ignominie ne sont pas deux choses distinctes. L’ignominie naît (E : de la perte) de la gloire ; mais les hommes du siècle ne comprennent pas cette vérité, et ils regardent la gloire comme quelque chose d’élevé, l’ignominie comme quelque chose de bas. S’ils savaient que l’ignominie naît de la gloire (E : de la perte de la gloire), ils reconnaîtraient que la gloire est certainement quelque chose de b*s et de méprisable.


(4) Sou-tseu-yeou : Il n’ose goûter la paix au milieu de sa gloire.


(5) E : Si l’homme est lié et embarrassé par les richesses et les honneurs, cela vient de ce qu’il ne sait pas contenir les affections qui sont inhérentes à sa nature. Lorsqu’il est placé au-dessus des autres hommes, pourrait-il ne pas être troublé ?

Les phrases koueï-i-chin-weï-thien-hia 貴以身爲天下, littér. « regarder comme une chose lourde l’action de gouverner l’empire, et ngaï-i-chin-weï-thien-hia 愛以身爲天下, signifient : « dédaigner de gouverner l’empire par soi-même. » Conf. fol. 18 , lig. 4. D’après ce commentaire, kouei (vulgo noble), a ici le sens de « lourd, pénible, » et verbalement, « regarder comme lourd, pénible. » Pi-ching, ibid. pou-king 不輕, « ne pas regarder comme une chose légère le soin de gouverner l’empire. »


(6) Littér. « avoir regret » (sic Pi-ching : Basile, si ; 2922), c’est-à-dire ne point se soucier de gouverner l’empire.

E : L’homme parfait n’a besoin de nourriture que ce qui lui est nécessaire pour apaiser sa faim (il ne recherche point une abondance de mets exquis), il n’a besoin d’habits que pour couvrir son corps (il dédaigne le luxe des vêtements) ; le peu qu’il demande aux hommes pour sa nourriture lui suffit amplement. Les richesses de tout l’empire, les revenus de toutes les provinces sont sans utilité pour la vie, et ne sont bonnes au contraire qu’à attirer de grands malheurs. C’est pourquoi il regarde le gouvernement de l’empire comme un lourd fardeau. Thseu-so-i-tchong-weï-thien-hia 此所以重爲天下 « Si l’on confie l’empire à un tel homme, tous les peuples de l’empire seront comblés de ses bienfaits. » L’expression weï-thien-hia 爲天下 est expliquée dans A par « gouverner l’empire, être le maître de l’empire. »

Liu-kie-fou : S’il a obtenu de la gloire et des honneurs, et qu’il n’y fasse pas plus d’attention que s’ils lui étaient étrangers, alors on pourra véritablement lui confier l’empire.

Ibid. Notre corps est un embarras pour nous. Dès que nous nous en sommes dépouillés (c’est-à-dire, B : dès que nous ne nous occupons plus des choses qui flattent les sens et les passions), nous sommes exempts de tout embarras, et nous n’éprouvons plus aucune calamité. Lorsque Chun n’était encore qu’un homme du peuple, il devint l’ami (et le ministre) de l’empereur (Yao) ; et cependant il était aussi indifférent à cette gloire que s’il l’eût possédée depuis sa naissance. Il fut élevé ensuite au sublime rang d’empereur : on pouvait dire qu’il était comblé d’honneurs, et cependant il y faisait aussi peu d’attention que s’ils lui eussent été étrangers.