Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 62

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Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 227-231).


CHAPITRE LXII.



道者萬物之奧。善人之寶,不善人之所保。美言可以市,尊行可以加人。人之不善,何棄之有?故立天子,置三公,雖有拱璧以先駟馬,不如坐進此道。古之所以貴此道者何?不曰:以求得,有罪以免耶?故為天下貴。


Le Tao est l’asile (1) de tous les êtres ; c’est le trésor de l’homme vertueux et l’appui (2) du méchant (3).

Les paroles excellentes peuvent faire notre richesse (4), les actions honorables peuvent (5) nous élever au-dessus des autres.

Si un homme n’est pas vertueux (6), pourrait-on le repousser avec mépris ?

C’est pour cela qu’on avait établi un empereur et institué trois ministres.

Il est beau de tenir devant soi une tablette de jade (7), ou d’être monté sur un quadrige ; mais il vaut mieux rester assis pour avancer dans le Tao.

Pourquoi les anciens estimaient-ils le Tao ?

N’est-ce pas parce qu’on le trouve (8) naturellement sans le chercher tout le jour ? n’est-ce pas parce que les coupables obtiennent par lui la liberté et la vie (9)?

C’est pourquoi (le Tao) est l’être le plus estimable du monde.


NOTES.


(1) A : Le mot ngao a ici le sens de thsang , « réceptacle, asile. » Li-si-tchaï, même sens. B : Le Tao est naturellement subtil, il est impossible d’exprimer son nom, de figurer sa forme. Il s’élève à l’infini, il s’étend sans bornes, il enveloppe le ciel et la terre dans son immensité.

Aliter. E : Le mot ngao a le sens de thsun « honorable. » Dans l’intérieur d’une chambre, dit E, l’angle situé au S. O. s’appelle ngao . Dans l’antiquité, lorsqu’on bâtissait une maison, on plaçait la porte près du côté de l’E. et non au milieu. Alors le coin situé au S. O. était le plus profond et le plus obscur ; c’était l’endroit qu’occupait toujours celui qui offrait un sacrifice, ou la personne la plus honorée de la famille.

D’après cette explication, il faudrait traduire : « le Tao est le plus honorable de tous les êtres ; » mais le sens d’honorable, qu’E donne par extension au mot ngao ne me paraît pas suffisamment justifié.


(2) A : Le mot pao (vulgo « protéger ») veut dire ici i , « s’appuyer sur ». E, même sens : « s’appuyer sur une chose pour trouver la stabilité et le repos. » Quand l’homme vertueux a obtenu le Tao, c’est comme s’il possédait un trésor au dedans de lui ; et partout où il va, il peut en tirer un immense profit.


(3) E : L’homme dénué de vertu a commencé à perdre le Tao. Lorsqu’une fois il craint le malheur et songe à son salut, s’il peut chercher son appui dans le Tao, il pourra changer le malheur qui le menaçait en un bonheur durable. Lao-tseu veut dire que le Tao est répandu dans l’univers, et que les bons comme les méchants peuvent en profiter.


(4) E : Ce passage s’applique à l’homme vertueux. H : Le mot chi 巿 (vulgo « marché, acheter ») veut dire ici li « profit, procurer du profit. » Ou-yeou-thsing donne au mot chi 巿 son acception usuelle : les paroles excellentes, dit-il, ont beaucoup de charme, kho-ngaï 可愛 (littéralement : « peuvent être, méritent d’être aimées ») ; elles ressemblent à des objets élégants, qui peuvent être, qui méritent d’être achetés.

Le lecteur remarquera que cet interprète regarde l’expression kho-i 可以 (qui a la propriété de donner le sens actif au verbe suivant, conf. Rémusat, Grammaire chin. § 254) comme synonyme du mot kho , « pouvoir, » qui indique ordinairement que le verbe suivant doit être pris dans le sens passif.


(5) Sic H : Kho-i-kia-iu-jin-tchi-chang 可以加于人之上. E, même sens : les belles actions sont dignes d’être honorées ; (par elles) nous nous élevons au-dessus des autres hommes.

Aliter A : Le mot kia signifie 別異 « se distinguer de ; » par des actions honorables, l’homme se distingue du vulgaire.


(6) E : Si un homme a des défauts, il lui suffit de se corriger pour devenir vertueux. C’est pourquoi il ne faut pas le repousser à cause de ses défauts. Si, dans l’antiquité, on avait établi un empereur et trois ministres, c’était précisément pour instruire et réformer les hommes vicieux.


(7) E : L’expression kong-p’i 拱璧 veut dire 合拱璧, « tablette de pierre précieuse (de forme ronde) qu’on tenait à deux mains. » B : Quoique les trois ministres aient chacun une tablette de pierre précieuse, c’est-à-dire de jade (pour cacher leur visage lorsqu’ils se présentent devant le souverain) ; quoique l’empereur ait un attelage de quatre chevaux dociles, tout cela est insuffisant pour les rendre honorables. La véritable gloire consiste à cultiver le Tao. C rapporte les mots i-sien 以先, « devant, » à l’action de tenir devant son visage la tablette de jade mentionnée plus haut, lorsqu’on est en présence de l’empereur.

E s’est imaginé qu’il s’agissait dans cet endroit « d’offrir à quelqu’un une tablette précieuse » ou « quatre chevaux attelés, » 獻人以拱璧駟馬, et il a rendu par « donner » le mot thsin , qui, dans le sens actif, signifie « présenter, offrir. » Lorsqu’on offre à quelqu’un, dit E, une tablette précieuse ou quatre chevaux attelés, ce don est considéré, dans le monde, comme le plus insigne honneur ; mais il vaut mieux donner (c’est-à-dire enseigner) le Tao aux hommes, 然不如以此進與人. Le Tao est tellement honorable, que les choses les plus honorables du monde ne pourraient lui être comparées.


(8) A : Les sages de l’antiquité ne voyageaient pas au loin pour chercher le Tao ; ils (H) revenaient à leur pureté primitive et le trouvaient en eux-mêmes.

J’ai suivi A, B et plusieurs autres éditions qui portent « jour, » au lieu de youe , « dire. »


(9) H : Les cruels Kie et Tcheou étaient des empereurs, et cependant ils ne purent échapper à leur châtiment. (Voyez Chou-king, traduction de Gaubil, pag. 81, 147 et passim.) Les quatre scélérats (appelés Kong-kong, Houan-teou, San-miao et Kouen) étaient revêtus de la dignité de san-kong 三公 (c’étaient des espèces de ministres ; voyez Morrison, Dict. chin. part. 1, clef 40, pag. 808, n°2) : et cependant ils ne purent se soustraire à une mort ignominieuse. (Cf. Chou-king, traduction de Gaubil, pag. 16.) D’un autre côté, l’intègre I-thsi réprimanda l’empereur Wou-wang, le sage Thsao-hiu traita l’empereur avec fierté, et ils ne furent point punis. Ne voit-on pas par là que ceux qui suivent le Tao échappent aux châtiments ? Si l’homme songe une seule fois à recouvrer sa pureté innée, tous ses crimes seront aussitôt effacés ; s’il cherche le Tao, il le trouvera, et s’élancera avec lui au delà de la corruption du siècle.